Le film de la semaine : « Les fantômes d’Ismael » d’Arnaud Desplechin 

Comment représenter au cinéma les forces invisibles constitutives d’une personnalité ? De quelle manière figurer la confusion des affects et le dénuement intellectuel d’un être humain en pleine crise existentielle ? De « La Vie des morts » (1991) à « Trois Souvenirs de ma jeunesse » (2015), Arnaud Desplechin n’en finit pas d’explorer les méandres de l’inconscient, déclinés à travers des personnages, –souvent alter ego du cinéaste lui-même-, tiraillés entre le cœur et la raison, miroirs diffractés de nos propres tourments. Avec « Les Fantômes d’Ismaël », le réalisateur multiplie à l’envi les chemins de traverse et mélange allègement les genres cinématographiques. Au fil des multiples pistes foisonnantes, se dessine une fois encore en filigrane le motif secret d’une œuvre profondément hantée par des questionnements intimes et universels : comment affronter les traumatismes du passé, surmonter la fragmentation du ‘moi’, ouvrir les bras à un nouvel amour ? 

 

Une ouverture en trompe-l’œil

 

Entre fonctionnaires et anciens collègues au Quai d’Orsay, quelques confidences chuchotées, inquiétudes partagées sur l’étrange disparition d’un jeune diplomate. Sans être certains de ce que nous voyons, nous suivons un temps les traces d’Yvan (Louis Garrel), le disparu en question, devenu diplomate sans y songer (comme il est tombé amoureux avant de s’en rendre compte), en poste un moment dans un pays lointain et quasi-inconnu (au Kirghizistan, probablement). Notre jeune homme inexpérimenté paraît être au monde ‘sans n’y rien comprendre’, selon les termes d’Arnaud Desplechin lui-même. En fait, nous venons d’assister à l’esquisse d’un film en cours : celui qu’Ismaël (Mathieu Amalric), cinéaste, va tourner sous la forme du portrait d’un diplomate excentrique, largement inspiré de son frère. Progressivement, nous nous approchons de l’intimité du réalisateur, à la fois agité et euphorique, apparemment porté par sa rencontre récente avec Sylvia (Charlotte Gainsbourg), une jeune femme énergique, à la voix douce et au regard frontal. Ismaël garde en lui une blessure ancienne, bien difficile à refermer : il y a une vingtaine d’années, Carlotta, sa femme, a disparu du jour au lendemain, sans laisser de trace. Après de longues et vaines recherches, la jeune femme a été déclarée officiellement morte au terme d’un marathon juridique et administratif. Comme Bloom, son mentor (et beau-père), Ismaël ne s’est jamais ‘remis’ de cet événement tragique, survenu dans des circonstances demeurées mystérieuse. Pourtant, des flash-backs, dans leur brièveté et leurs intermittences, dévoilent peu à peu les conditions hasardeuses, presque aléatoires, de la naissance d’un nouvel amour bénéfique entre Ismaël et Sylvia.

 

Le retour de Carlotta, la Madeleine de « Vertigo »

 

Un bonheur fragile que la réapparition de Carlotta (Marion Cotillard) met immédiatement en grand danger. Abordée sur le sable d’une plage ensoleillée de l’île de Noirmoutier par celle qui se présente crânement comme ‘la femme’ d’Ismaël, Sylvia fait front et elles remontent toutes deux le chemin qui les sépare de la villa toute proche. L’une monte à l’étage prévenir Ismaël de l’existence de l’autre, demeurée dans le hall d’entrée, avec des glissements oratoires qui plongent ce dernier dans l’incrédulité et la stupéfaction : ‘je crois avoir vu Carlotta, elle t’attend en bas’. Dans la confrontation soudaine à un passé terrifiant et au déferlement de la folie qui menace le présent, la fiction opère un tournant saisissant. En bas de l’escalier, dans la pénombre, surgissent la silhouette reconnaissable et le visage au teint diaphane de Carlotta. Comme si renaissait sous nos yeux Madeleine-Judy, l’héroïne aux identités multiples et à l’existence fantomatique de « Vertigo » d’Alfred Hitchcock  au moment précis où, auréolée d’un halo de lumière verte, elle apparait devant Scottie (James Stewart), de retour d’entre les morts, revêtue de toutes les apparences de celle qu’il a aimée, qui n’est plus, qui n’a jamais existé. Nous nous souvenons encore que dans le jeu de dupes et de faux-semblants auquel est soumis l’ex-policier enquêteur Scottie, la prétendue Madeleine (Kim Novak) simule un penchant suicidaire, héritée de son aïeule Carlotta (laquelle s’est donné la mort), une aïeule qu’elle vénère comme un double mortifère d’elle-même. Tout en gardant ses distances avec cette représentation saisissante de l’amour impossible, Arnaud Desplechin figure ici le choc du retour d’un amour révolu. Face à une Carlotta, apparemment inconsciente des dégâts engendrés par sa seule présence et réclamant de retrouver sa place d’épouse comme si le temps n’existait pas, Ismaël rejette physiquement avec violence cette folle exigence. Il s’efforce aussi de mettre la ‘revenante’ sans rime ni raison face à ses responsabilités, en particulier la souffrance d’un père que seule la fille peut apaiser. Sylvia, quant à elle, est partie, laissant Ismaël, pour l’heure, face à ses fantômes. Un grenier rempli d’objets et de papiers, l’enferment dans la maison familiale à Roubaix, la panne de tournage et Ismaël aux prises avec le maelstrom des affects, voyageant dans les plis du temps et les strates de la mémoire, au risque de céder au vertige définitivement.

 

Nouvel amour, puissance créatrice

 

Dépassant la référence mythique à « Vertigo » et à son héros malheureux, véritable cœur battant ou motif caché du récit et de ses bifurcations tortueuses, le combat d’Ismaël avec Carlotta et son cortège intrusif de forces noires se dénoue dans une forme d’accomplissement. Rassemblant des morceaux d’existence épars, surmontant la tentation déferlante de l’aveuglement et de la folie, notre homme tourmenté se constitue à nouveau comme sujet aimant et comme cinéaste productif. A l’image de son héros et de ses égarements multiples, le film emprunte au film noir, au thriller tragique ou au suspense psychologique, comme s’il fallait convoquer plusieurs genres esthétiques dans un enchevêtrement apte à suggérer les flux et les reflux du désir par lesquels passe Ismaël pour rester en vie. Et, pour élargir encore notre champ de vision, le cinéaste choisit Sylvia, la nouvelle aimée, comme figure lumineuse d’un goût du bonheur assumé et de la joie de filmer retrouvée. Cadrée en plan large, Sylvia nous regarde dans un léger sourire et prend la parole d’une voix calme pour nous annoncer la bonne nouvelle. ‘Une fois tes masques tombés, je ferai de toi un prince’, répétait-elle à Ismaël. Promesse tenue. Avec « Les Fantômes d’Ismaël », le cinéaste Arnaud Desplechin, en grande forme, est de retour.

 

Samra Bonvoisin

« Les Fantômes d’Ismaël », film d’Arnaud Desplechin-sortie le 17 mai 2017

Sélection officielle, en Compétition, Festival de Cannes 2017

 

 

 

Par fjarraud , le mercredi 17 mai 2017.

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