Le film de la semaine : « Une famille heureuse » de Nana Ekvtimishvili et Simon Gross 

Qu’est-ce qui conduit, dans la Géorgie d’aujourd’hui, une femme, épouse installée et mère accomplie, à changer de vie, la cinquantaine passée ? Nana et Simon, les deux jeunes réalisateurs récusent a priori toute démarche sociologique ou psychologisante tant le regard porté sur le parcours d’émancipation de leur héroïne tend à l’observation compréhensive, sensible et lucide. Pourtant l’acte d’indépendance de Manana, professeure de littérature dans un lycée de Tbilissi, décidée à quitter l’appartement familial pour vivre seule, -tel qu’il est capté par une caméra empathique-, nous laisse entrevoir l’évolution de la place des femmes sur plusieurs générations, entre soumission à une domination patriarcale et soif d’épanouissement personnel. Bien plus, par la mise en perspective du cadre social, familial et amical, cher à leur personnage principal, subtilement incarné par une comédienne épatante de naturel, « Une famille heureuse » nous plonge avec bonheur au cœur des contradictions d’une société, en mal de repères depuis la fin de l’empire soviétique.

 

Un départ comme un coup de tonnerre

 

Les premières scènes fonctionnent sur un contraste saisissant. En même temps que la femme d’âge mur qui le visite, nous découvrons un appartement vide et silencieux, spacieux, un brin délabré, en dépit du discours de la logeuse vantant les avantages supposés de ce lieu. Puis, nous sommes brutalement confrontés à un appartement bruyant, encombré d’objets, à la décoration et à l’ameublement surchargés : c’est dans ce lieu trop étroit que vit celle que nous venons de voir dans la scène d’ouverture avec ses parents, son mari Soso, ses deux enfants et son gendre. Dans une ambiance survoltée, faite de discordes, de conflits et de réconciliations entre générations, l’annonce impromptue de Manana, au soir de son 52ème anniversaire, fait l’effet d’un coup de tonnerre. Cette dernière vient en effet de décider de quitter l’appartement collectif pour s’installer seule dans un autre quartier de la ville. Entre stupeur et abattement, personne ne comprend. A sa façon taiseuse ou volubile, chaque membre de la famille tente la dissuasion. En vain. Même l’hostilité déclarée et les hurlements maternels n’ébranlent pas la résolution de Manana qui oppose visage calme et silence obstiné à ses détracteurs.

 

Pareille décision semble tellement incongrue que le frère de son mari demande discrètement à des amis, voisins de la nouvelle locataire, de protéger cette femme habitant seule et d’intervenir en cas d’intrusion ou d’agression à son encontre de la part d’hommes du quartier enhardis par cette situation inhabituelle.

 

Une chambre à soi, une nouvelle vie

 

A l’opposé des craintes ainsi formulées, nous assistons à la transformation progressive d’une femme au fil de l’appropriation d’un nouvel espace qu’elle s’est choisi. Un fauteuil, quelques meubles, une fenêtre ouverte, le silence et l’écoute d’un morceau de musique, comme autant de signes infimes des changements intimes qui s’opèrent en elle depuis ce départ, mal compris par sa famille, difficile à accepter par la société géorgienne de la part d’une citoyenne. Ce n’est pas son autonomie financière (elle est professeure de littérature) qui dérange. C’est surtout son autonomie personnelle, affective et intellectuelle, qui va à l’encontre des schémas encore dominants, quant au statut des femmes notamment. Face au ‘modèle’ d’une grand-mère fidèle au patriarcat, elle s’efforce d’inciter sa fille à trouver son propre chemin. Incidemment, elle renoue avec d’anciennes amies de la même génération, retrouve le goût de la musique et de la fête, le partage des chants populaires de son pays et l’échange de confidences intimes (découvrant ainsi la longue liaison cachée de son mari).

 

Dans une forme d’insouciance dénuée de regret, une bonne humeur sans culpabilité, nous voyons se construire sous nos yeux le parcours d’émancipation d’une femme arrivée à la maturité qui prend sa vie en mains, assume sans façon la légitimité de sa révolte.

 

Une mise en scène attentive

 

Réaliste sans ostentation, capable de capter les émotions les plus ténues, attentive aux moindres frémissements des visages, la mise en scène accompagne avec une pointe discrète de lyrisme une métamorphose qui n’a rien de spectaculaire. La comédienne, la Schuguashvili, illumine de naturel le portrait en mouvement d’une femme ‘comme les autres’ qui prend une décision extraordinaire, laquelle va déterminer la suite de son existence. L’exercice de cette liberté, dans l’espace et le temps choisis, est laissé in fine à notre imagination puisque nous ne saurons jamais, face au mari, honteux et confus, venu frappé à la porte, si Manana va le garder ou le jeter dehors.

 

« Une famille heureuse » nous laisse dans ce troublant état d’incertitude, au terme du récit histoire lucide et sensible de l’émancipation d’une femme supposée ordinaire qui s’affranchit des codes sans juger ceux qui s’y soumettent encore. En mettant au jour le fantastique de la réalité, les cinéastes, Nana et Simon, pratiquent en effet un cinéma généreux, à l’image de leur héroïne, un cinéma ouvert au monde, qui emporte l’adhésion et suscite la réflexion.

 

Samra Bonvoisin

« Une famille heureuse », film de Nana Ekvtimishvili et Simon Gross-sortie 10 mai 2017

Sélections : Festival de Sundance, Festival de Berlin, 2017

 

 

 

Par fjarraud , le mercredi 10 mai 2017.

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