Le film de la semaine : « Citoyen d’honneur » de Mariano Cohn et Gaston Duprat 

Sur quels critères se fonde la réputation d’un grand écrivain ? La qualité intrinsèque de son œuvre ? La célébrité conférée par les récompensés et la médiatisation à outrance ? Voilà quelques-unes des questions auxquelles « Citoyen d’honneur » nous confronte, à travers la chronique ravageuse du retour tardif d’un romancier argentin (et lauréat du Prix Nobel) dans son village natal. Les réalisateurs, Mariano Cohn et Gaston Duprat, habitués à passer du documentaire à la fiction, de la télévision au cinéma, au fil de près de vingt-cinq années d’une collaboration fructueuse, nous livrent ici une satire féroce de la société argentine. Bien plus, sous les apparences savoureuses de la fable déjantée, la fiction vire à la farce tragique aux ambivalences multiples. Comment expliquer que l’accueil chaleureux réservé à l’enfant du pays par les villageois se transforme en véritable jeu de massacre ?

 

Le retour du ‘Prix Nobel’ au village natal

 

En ouverture, nous assistons au discours anticonformiste prononcé crânement par Daniel Mantovani (Oscar Martinez) lors de la remise de son prix Nobel de littérature, un discours finalement applaudi, après un temps d’hésitation, par la prestigieuse assistance. Plus tard, nous retrouvons notre homme en compagnie de sa secrétaire au look de mannequin en train de refuser les nombreuses sollicitations dont il fait l’objet. Pourtant, lorsqu’elle lui fait part de l’invitation émanant de son petit village natal qui souhaite en faire son ‘citoyen d’honneur’, il accepte. Qu’est-ce qui peut bien le pousser à cette décision alors qu’il vit en Europe depuis plus de trente ans et qu’il n’est jamais revenu à Salas ? Sait-il lui-même ce qu’il va faire dans cette galère ?

 

Après un voyage délicieux (le commandant ayant salué au micro la présence à bord du ‘Prix Nobel’), l’accueil à la descente de l’avion n’augure rien de bon ! Un villageois costaud et mal fagoté le conduit de Buenos Aires vers le village à bord d’un véhicule bringuebalant, dont le moteur tombe en panne au milieu d’un chemin, à de nombreux kilomètres de leur destination. Dépourvu de moyen de communication pour prévenir les secours, le conducteur propose de passer la nuit dans la voiture jusqu’à ce que leur absence prolongée déclenche l’alerte. Ces nuages se dissipent bien vite. Il est reçu comme un prince, de réceptions en conférences. Au gré des rencontres avec de vieilles connaissances amies ou des échanges avec des lecteurs admiratifs lorsqu’il arpente l’artère principale du village, encadrée de petites habitations basses. Des femmes craquent, une jeune s’offre à lui. Un inconnu, persuadé d’avoir reconnu son père dans le personnage d’un roman du lauréat du Nobel, veut l’inviter chez lui, avec une familiarité rendue possible par cette proximité fictionnelle. La remise par le maire de la médaille de ‘citoyen d’honneur’ aux côtés de la Miss Beauté locale devant un public enthousiaste augure d’un séjour idyllique. Pourtant, la sélection de toiles réalisées par des artistes locaux (à la faveur d’un concours organisé par la municipalité) fait déjà grincer des dents. En tant que juré, l’illustre écrivain prend la liberté de privilégier une peinture (et son recto représentant une publicité) au grand dam des autres jurés qui ne partagent pas son avis, une audace très mal vécue et porteuse de zizanie.

 

Jeu de massacre, création en questions

 

Par glissements progressifs de l’opposition larvée à la haine manifeste, un climat de tension s’installe et notre héros, plongé dans un milieu social qui lui est désormais étranger, perd ses repères. Les codes, de part et d’autre, explosent et les conventions volent en éclats. Nous ne vous dévoilerons pas les multiples péripéties d’une aventure tragi-comique, qui s’apparente parfois, pour l’imprudent invité, à une descente aux enfers. Agressions verbales, graffitis sur la statue en plâtre blanc à son effigie, jets d’œufs au visage…jusqu’au transport en camion par trois robustes baroudeurs et au dépôt en plein chemin du héros déchu, sommé de courir comme un lapin, blessé et laissé pour mort à la suite des tirs nourris des chasseurs.

 

Il n’est pas sûr que notre homme, en tant que survivant d’une expérience extrême, en ait tiré la leçon. Nous le retrouvons dans la peau du conférencier et le statut d’écrivain choyé devant un parterre de lettrés. Pour riposter à une question dérangeante, Daniel Mantovani exhibe, chemise ouverte, les stigmates sur sa poitrine de l’agression au fusil à laquelle il a survécu. Comme s’il pouvait utiliser cette blessure inscrite dans sa chair comme la matière d’un prochain livre et la justification de son œuvre.

 

Les réalisateurs argentins, forts de leur expérience du documentaire et du reportage, nous proposent une satire sociale, dotée d’un humour ravageur et d’une férocité qui n’épargnent personne. A quelques exceptions près, les villageois n’ont pas lu les livres de leur invité mais ils sont tombés sous le charme d’un écrivain couvert de récompenses, célèbre dans le monde entier, précédé d’une réputation amplifiée par les médias. Un enfant du pays dont la réussite les rend fiers. Mais la situation se renverse tant le héros attendu déçoit. Peu de temps avant son départ précipité, Daniel Mantovani croise à nouveau dans la rue le lecteur inconnu qui avait reconnu le portrait de son père à travers le profil d’un personnage créé par le romancier. Ce dernier, possédé par une grande colère qui laisse son interlocuteur pantois, lui lance : ‘je ne suis pas votre ami. Je ne vous connais pas !’. Ainsi l’écrivain repousse-t-il avec effroi l’idée que son inspiration puisse se nourrir de ses origines : le village de Salas et ses habitants. Probablement la séquence la plus cruelle d’une fiction audacieuse.

 

Sous le masque de la bouffonnerie, « Citoyen d’honneur » ne dénonce pas seulement l’accroissement des inégalités entre les ‘sans grades’ et les privilégiés de la mondialisation. La fable au goût amer des deux compères argentins, servie par l’interprétation virtuose d’Oscar Martinez dans le rôle-titre, interroge le statut social de l’artiste, la légitimité de la célébrité et les fondements de l’acte d’écrire.

 

Samra Bonvoisin

« Citoyen d’honneur », film de Mariano Cohn et Gaston Duprat

Prix du meilleur acteur, Mostra de Venise, Prix du meilleur film ibéro-américain, Goya 2017

 

 

Par fjarraud , le mercredi 08 mars 2017.

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