Agnès Baumier Klarsfeld : Réveiller le désir d'apprendre 

Agnès Baumier Klarsfeld vient de publier aux Editions Albin Michel : Réveiller le désir d'apprendre. Le livre  se  fixe pour objectif d’inspirer les professeurs et leur hiérarchie. Il part d’un constat : la France est  le pays développé le plus inégalitaire en matière éducative… Journaliste à L’Étudiant puis L’Express, en charge des sujets liés à la jeunesse et l’éducation Agnès Baumier-Klarsfeld  s’intéresse à la manière dont l’Education Nationale pourrait mieux prendre en compte les savoirs actuels en psychologie et en neurosciences et tirer parti des outils numériques pour passer d’un enseignement  de masse à des formations différenciées, tenantcompte des capacités et de la personnalité de chaque élève.

 

S’il peut se réveiller, le désir d’apprendre, c’est qu’il s’est endormi. L’école, le collège, le lycée sont-ils de puissants somnifères ?

 

On ne se mobilise pas -ni les jeunes, ni les moins jeunes- lorsqu’on a l’impression qu’on ne nous donne pas de marge de manœuvre, qu’on ne prend pas en compte nos aspirations. Soit on obéit, si c’est facile, si on a beaucoup à y gagner, soit on en fait un minimum. On ne s’engage pas vraiment non plus –et cela encore une fois à tout âge- si l’on a eu de mauvaises expériences, qu’on pense ne pas avoir les capacités requises. En partant de ces constats, on voit tout de suite ce qui dysfonctionne dans notre système éducatif.

 

Les élèves ont peu de choix. Certes, il y a des options, des filières, mais elles sont conçues pour sélectionner, pas pour permettre de s’essayer à des apprentissages diversifies. Dans certains pays, sans sortir du lycée général, on peut, à quinze ans, tester un métier pendant un trimestre à mi-temps pour voir s’il pourrait nous convenir, ou bien, si on est très en avance dans un domaine, suivre à l’université des cours dans ce domaine. Il faudrait en France un peu de cette souplesse. Le numérique peut en faciliter l’organisation.

 

Les jeunes Français, lorsqu’ils ratent une marche, ont par ailleurs peu de chance de reprendre le dessus. Ils passent de classe en classe, le redoublement est devenu rarissime. Mais s’ils ont eu de mauvais résultats, beaucoup, persuadés qu’ils sont « mauvais », en réalité, ne travaillent plus. Les empêcher de se replier ainsi est indispensable. On pourrait  très bien proposer - dans le cadre de l’Education Nationale- du soutien scolaire gratuit en ligne ou par téléphone, un tutorat par des élèves plus âgés voire des cours de rattrapage ciblés, encore une fois gratuits, au quotidien ou pendant les vacances.

 

De tels dispositifs existent en Ontario, une province canadienne considérée comme un des champions mondiaux de l’éducation, avec des dépenses par élèves analogues aux nôtres. L’accompagnement individualisé que l’on met en place en France est bien timide face à la puissance de ce soutien à la carte.

 

Mettre « l’élève » au programme est aussi une piste prometteuse. Si on explique aux enfants, images à l’appui, que lorsqu’on étudie, on crée de nouvelles connexions dans son cerveau et on développe ainsi son potentiel, l’importance de l’entraînement devient une évidence. Les élèves prennent conscience que ce n’est pas le talent qui mène à la réussite mais bel et bien le travail. Or, il a été démontré que cette croyance en la vertu de l’effort est un des principaux facteurs du succès scolaire.

 

Vous constatez que des enfants qui, à 6 ans, s’émerveillaient de tout, sont à 12 ans rétifs aux apprentissages… Comment expliquer ce fiasco ?

 

Dans le domaine scientifique, on sait que si l’on soumet aux élèves des énigmes ou des questions connectées à leur vie quotidienne et qu’on les incite à exprimer leur vision des choses, à la confronter avec d’autres, à réfléchir à plusieurs pour imaginer des réponses, la motivation est immédiate.

 

L’enseignement par problème à montré son efficacité dans de nombreux pays. Il permet une mémorisation de beaucoup plus long terme que l’enseignement classique. A chaque fois, il faut que les questions posées aient du sens pour les jeunes, que leur travail puisse faire avancer un projet, la création d’un outil ou d’un jeu par exemple, ou bien permettre de comprendre une loi naturelle. Mettre les élèves en position de chercheurs est une clé pour les motiver.

 

Cela ne signifie pas arrêter les enseignements structurés, mais les organiser autrement. Les professeurs pourraient passer moins de temps à faire cours de manière frontale et concevoir pour chaque élève un programme de travail adapté, en l’incitant à visionner des séquences de cours filmées et à s’entraîner avec des quizz interactifs pour avancer sur le programme commun ou des sujets qui mobilise son groupe.  

 

Le travail collectif serait alors réservé à la conduite des fameux projets et également à la mémorisation des connaissances nécessaires, car on sait qu’on apprend beaucoup plus facilement dans l’interaction qu’en solitaire. Il est absurde qu’on demande aux enfants d’apprendre leurs leçons seuls le soir et non avec leurs camarades, pendant la classe.

 

Vous faites un constat : de l’école à l’université, les méthodes d’enseignement en France sont loin d’être les plus efficaces pour motiver les jeunes …   Avez-vous identifié des modes d’enseignement qui induisent  le dégoût d’étudier, ? Quelles sont leurs caractéristiques principales ?

 

Les élèves ont besoin d’avoir une certaine marge de choix, de ne pas se sentir totalement contraints pour se mobiliser. L’orientation subie est d’ailleurs est une des causes majeures du décrochage scolaire. Mais au quotidien, il y a moyen pour chaque enseignant de donner de petites marges de choix. Proposer des sujets très ouverts est particulièrement intéressant pour inciter les élèves à écrire. Les rédactions scolaires sont trop souvent évaluées en fonction du respect d’une consigne savante. Ce n’est pas ainsi qu’on donne envie de beaucoup écrire pour améliorer progressivement sa technique.

 

Les élèves ont aussi besoin d’y croire pour progresser, de sentir que les professeurs sont intéressés à leur réussite, pas des ennemis. La question de la confiance est capitale. Les élèves de milieu défavorisés se sentent trop souvent en terre étrangère dans le monde scolaire. L’histoire de l’école républicaine, qui entendait extraire les enfants de leur univers dominé par la religion et le pouvoir royal, ne facilite pas les choses, mais tisser des liens plus étroits avec les familles est aujourd’hui une nécessité.

 

Développer le travail à plusieurs est enfin une piste fructueuse. Les élèves, comme les adultes, ont besoin de se sentir appartenir à un collectif pour être à l’aise. La coopération n’est pas une chose évidente, elle doit s’apprendre jeune. Lorsque les professeurs sont formés pour organiser le travail des élèves en petits groupes, les résultats sont très positifs.

 

Vous remarquez que la multiplication des écrans inquiète,  mais que leur potentiel est considérable…  Que diriez-vous à  Alain Fielkelkaut (1) qui déclare :  « … La seule solution serait de faire des exercices de grammaire et de débrancher, déconnecter l’école. Ça ne sert strictement à rien !  ….  » 

 

Mettre les élèves face aux écrans à longueur de journée est une aberration. Mais déconnecter l’école par principe n’a aucun sens. Comment imaginer qu’on puisse former les jeunes comme il y a un siècle alors que le numérique a complètement transformé l’organisation sociale et économique ? On a mis du temps à faire entrer les calculatrices à l’école, aurait-on dû en rester aux règles à calcul ? On a mis du temps aussi à utiliser des outils audiovisuels pour l’apprentissage des langues étrangères. Aurait-on dû en rester à l’étude des textes?

 

J’ai intitulé un chapitre de mon livre « Dompter les écrans » car il s’agit aujourd’hui de trouver les usages les plus pertinents du numérique pour enrichir l’enseignement, tout en luttant contre les dérives liées à l’usage massif des écrans dans la vie quotidienne. Eduquer dans une société numérique implique d’agir pour aider les jeunes à se concentrer, à s’ancrer dans le monde physique, à entretenir des contacts avec la nature, à prendre conscience du temps long. On n’enseigne plus à des enfants vivant à la campagne qui marchaient des heures pour se rendre en classe. Les jeunes d’aujourd’hui bougent peu et sont assaillis d’informations en tous genres. L’école doit se positionner en conséquence. On pourrait mettre au programme du travail manuel, du jardinage, de la méditation, pour compenser les effets néfastes des écrans. Alain Finkelkraut a raison de prôner des temps de déconnexion. Mais dire cela n’est pas tout dire.

 

La Toile offre par ailleurs un potentiel considérable, que les lecteurs du Café Pédagogique ne nieront pas : elle permet déjà à beaucoup d’enseignants de s’informer et de partager leurs expériences ! Leur travail va être facilité à terme par de nouveaux outils, des moteurs de recherche par exemple, qui pourraient leur permettre de trouver rapidement, sur chaque sujet au programme, des vidéos, des séquences de cours, des applications utiles aux élèves, avec des avis de collègues.

 

L’enjeu majeur est la formation des enseignants. On ne peut pas improviser devant une classe. Il faut se sentir en confiance, maîtriser la technologie. J’ai visité plusieurs établissements au Danemark, pays leader en Europe en matière d’usage du numérique. Ils autorisent Internet pour la plus grande partie des épreuves du baccalauréat. Je montre comment leur enseignement en a été profondément transformé.

 

Les avancées des neuro-sciences sont  très  souvent ignorées par le ministère de l’éducation et par les enseignants eux-mêmes sur le terrain..  Comment expliquer cette tendance  ?

 

La France est un « vieux » pays. Le déploiement du système éducatif national date de près de 150 ans, notre école ne peut donc pas être aussi flexible que l’école singapourienne par exemple, qui a été bâtie dans les années 80 et arrive à évoluer très vite. 

 

Mais le manque de diffusion des avancées des neuro-sciences tient aussi à une situation particulière de la recherche en éducation française. On pense souvent en France qu’enseigner est un talent, qu’on a ou qu’on n’a pas, que la pédagogie est un art. Cette croyance, largement partagée, explique le malaise des chercheurs en éducation, leur position en permanence défensive et le fait que de nouvelles approches les déstabilisent.

 

Que les soins médicaux évoluent en fonction des avancées scientifiques est aujourd’hui considéré comme une évidence, mais beaucoup n’imaginent pas que l’on doive modifier les pratiques d’enseignement en fonction de ce que la recherche nous permet de repérer comme le plus efficace.

 

Il y a par ailleurs selon moi, l’idée, assez profondément ancrée, que notre système éducatif ne peut pas être comparé à d’autres. Les comparaisons internationales provoquent à chaque fois des réactions épidermiques. Si elles mettent en cause l’efficacité de notre éducation, c’est qu’elles sont biaisées ! Je suis persuadée que si l’on envoyait les futurs enseignants faire des stages à l’étranger, leur vision des choses serait profondément transformée.

 

Vous avez  enquêté sur la profusion des innovations pédagogiques qui en France  sont en train d’aider chaque élève à réveiller son propre désir d’apprendre. Quelles sont leurs caractéristiques principales ?

 

Les enseignants innovants sont extrêmement nombreux. Ils se rendent compte que les méthodes traditionnelles fonctionnent mal et tentent de nouvelles approches. 

 

L’exemple de la Twictée est intéressant. Au lieu de tester individuellement les élèves sur leur orthographe, de féliciter les plus performants et de renvoyer les plus faible à leur incompétence, il s’agit de faire écrire un court texte à un groupe d’enfants qui discutent entre eux de ce qu’ils considèrent comme la bonne orthographe et envoient ensuite leur texte à des correspondants qui les corrigent. Au-delà de l’aspect technologique qui motive les enfants, de l’émulation suscitée par la correspondance entre plusieurs classes, la pratique est très pertinente parce qu’on sait que les élèves apprennent énormément de l’échange avec leurs pairs et des erreurs des autres.

 

Beaucoup d’expériences de ce type sont aussi fructueuses mais il faudrait que l’institution parvienne à capitaliser sur ces innovations, éviter que les échanges soient cantonnés à de petits groupes d’enseignants passionnés et que certains réinventent la roue dans leur coin.

J’ai été fascinée il y a quelques années à la lecture d’un volumineux rapport de l’OCDE qui faisait le point sur ce qu’on savait des pratiques d’enseignement efficaces. Cet ouvrage montrait que des recherches convergentes, menées à l’échelle internationale, permettaient d’avoir des idées assez précises de ce qu’il fallait faire pour que tous les enfants apprennent. Mon livre est une tentative de mettre ces savoirs à la portée du plus grand nombre.

 

Comment votre livre peut-il aider les enseignants à offrir aux enfants les clés de leur réussite scolaire. Les profs ne sont-ils pas aliénés aux pesanteurs incoercibles de l’école.

 

Dans le système scolaire français tel qu’il fonctionne aujourd’hui, les enseignants se retrouvent souvent très seuls face à la difficulté, ils se sentent jugés, sont souvent sur la défensive, méfiants face à l’institution. Parvenir à mobiliser les élèves pour les faire apprendre efficacement nécessite de mobiliser d’abord les enseignants.

 

S’ils savent qu’en cas de difficulté, ils ne seront pas livrés à eux même, voire montrés du doigt, mais qu’ils vont recevoir naturellement du soutien de l’équipe, de leur chef d’établissement, d’experts extérieurs, et que ce soutien va leur permettre de faire réussir leurs élèves, alors seulement, une confiance pourra s’instaurer.

 

En Ontario, province canadienne que je cite souvent, une prise de conscience a eu lieu au début des années 2000. Le système éducatif fonctionnait mal. Les résultats étaient médiocres, les syndicats très remontés. Le levier principal de la réforme a été la mise à disposition des enseignants d’un grand nombre de ressources pour les aider à mener leur mission à bien. On les a considéré comme des professionnels responsables, capables d’apprendre. On leur a octroyé des marges de manœuvre et on les a aidé à se former.

 

On a l’impression en France que l’Education Nationale est irréformable. Mais on voit bien que des choses bougent. Le défi est de trouver la manière dont l’administration nationale doit se positionner pour favoriser les évolutions. Donner plus d’autonomie aux établissements est une des clés, à condition que les chefs d’établissements soient accompagnés, qu’on leur apprenne à rassembler des équipes cohérentes, à les faire travailler ensemble, qu’ils puissent soutenir les enseignants dans leur mission. Le rôle des inspecteurs doit être complètement revu.

 

Améliorer la communication vis-à-vis des enseignants et des parents est également vital. Aujourd’hui, cette communication  est encore trop verticale et normative, dans un jargon à la limite du compréhensible. Les professeurs piochent à droite et à gauche lorsqu’ils veulent construire leur enseignement. Les parents ne savent pas comment faire pour aider leurs enfants à réussir.

 

Diffuser de manière claire, compréhensible, attractive, toutes les informations utiles, devrait être un des premiers devoirs de l’administration centrale.

 

Interview par Gilbert Longhi

 

Agnès Baumier-Klarsfeld, Réveiller le désir d’apprendre, Albin Michel

 

Note

Finkielkraut dans l'émission Ripostes diffusée sur France 5 dimanche, Publié le 22/10/2007 via Rue89

 

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Par fjarraud , le jeudi 22 décembre 2016.

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