Anthony Van de Kerkhove : Il faut penser l’évaluation comme un outil d’apprentissage 

Agrégé en éducation physique, enseignant depuis 1998, Anthony Van de Kerkhove exerce aujourd’hui à Pithiviers. Il forme des candidats à l’agrégation et tutore des néo-professeurs.  Il a longtemps  travaillé dans des lycées professionnels auprès d’élèves dits difficiles, ce qui l’a conduit à développer son inventivité pédagogique et ses pratiques docimologiques. C'est ce qu'il met en avant dans son livre dont le titre claque come un slogan : "Libérons l'école des notes".

                          

Vous défendez une évaluation novatrice par compétences. La notation  traditionnelle que vous critiquez, ne s’intéresse-t-telle pas aux capacités des élèves, à leur aptitudes, à leurs compétences… ?

 

Clairement non ! On évalue essentiellement le résultat, la production de l’élève, et assez peu les processus qu’il a mis en œuvre pour y parvenir. C’est pourtant dans la mobilisation que l’élève peut faire de ses ressources que se trouvent bien des clefs d’apprentissage. C’est pourquoi je pense que l’évaluation doit plutôt être conçue comme une aide permettant à l’élève de progresser et qu’elle ne peut donc pas se réduire à un chiffre.

 

Vous trouvez la notation classique obsolète … Que l’on soit novateur ou passéiste  l’évaluation  ne sert-elle pas à la même chose : juger, sélectionner, normaliser ?

 

L’évaluation n’est qu’un outil dont on oriente l’usage en fonction de l’objectif poursuivi. A mon sens, il ne s’agit donc pas de s’interroger sur l’évaluation en tant que telle mais de la penser au regard de nos ambitions pédagogiques et du rôle que l’on entend assigner à l’école.

Une fonction normative ? Oui, car l’école se doit de former des citoyens aptes à exercer des droits et à assumer des devoirs, qui impliquent pour partie de se conformer à un cadre et à des normes sociales. Un jugement ? Oui, c’est la définition même de l’évaluation. Mais il existe de nombreuses formes de jugement  (différentes finalités, divers critères et outils d’observation et de communication, etc.). La façon d’envisager l’évaluation ne se rapporte donc pas nécessairement à une volonté de sélection : précisément, nous sommes nombreux à penser que la logique formative doit prévaloir sur la logique sélective. Aucun enseignant ne mettrait d’ailleurs en avant l’idée de sélection pour définir son rôle.

 

Pourtant le système éducatif opère bien une sélection à travers une véritable compétition scolaire.

 

Bien sûr le parcours scolaire est balisé d’échéances, orientation et examens notamment. Mais ces derniers doivent-ils prendre le pas sur tout le reste et organiser notre pédagogie ? Notre école se trouve structurée en profondeur par cette compétition, offrant comme but ultime au collégien d’« aller en général » et comme buts ultimes au lycéen d’ « aller en S » et ou d’avoir le bac. Il ne faut pas alors nous étonner du fait que pour beaucoup d’enfants le sens de l’école se réduise à l’obtention de notes. Il faut sortir de cette logique ! D’abord parce que c’est en donnant un autre sens à l’école que l’on impliquera les élèves issus de milieux ne nourrissant pas d’ambition scolaire forte. En effet, quand le sens de l’école est réduit à une compétition sociale et que cette compétition n’intéresse pas l’élève : que reste-t-il pour lui donner le goût d’apprendre ?

 

Il est scandaleux de voir ainsi « tuer dans l’œuf » toute ambition scolaire chez certains jeunes alors qu’une des premières missions de l’école devrait être de leur donner l’appétence du savoir. C’est un enjeu particulièrement fort dans une école française qui reproduit voire amplifie les inégalités sociales. Une étude du CNRS est à ce niveau très encourageante : elle montre qu’au sein  d’une population d’élèves bénéficiant d’approche pédagogique « par compétences » les écarts de résultats scolaires entre ceux issus de milieux favorisés et ceux issus de milieux non favorisés tendent à se réduire (bilan intermédiaire présenté en mars 2016 dans le cadre de l’expérimentation académique Orléans-Tours et basé sur une étude menée sur les résultats au DNB de près de 3.000 élèves).

 

Dans ce contexte quid de la réduction des inégalités… ?

 

La réduction des inégalités n’est pas le seul enjeu : tous les élèves gagneraient à adopter un autre regard sur l’école et sur les apprentissages. Parce que rendre un élève plus acteur de ses apprentissages, c’est mieux former le citoyen de demain. Or, je prétends que c’est notamment par l’évaluation que l’on doit engager ce changement. Il faut penser l’évaluation d’abord et avant tout comme un outil d’apprentissage. Nos attentes doivent être davantage explicitées. Notre jugement doit être d’ordre qualitatif plutôt que sélectif si l’on veut permettre aux élèves de vraiment en tirer profit. Les enseignants engagés dans cette voie mesurent en permanence à quel point le rapport de l’élève à l’enseignant et à l’école est positivement impacté par ce type de pratiques évaluatives.

 

Selon vous, une évaluation différente améliorerait le  bien-être à l’école, la confiance en soi des élèves, la réussite scolaire, l’insertion socioprofessionnelle et l’égalité des chances…  Une simple réforme technique de l’évaluation peut vraiment avoir cette fonction de panacée ?

 

C’est bien évidemment d’une pédagogie globale dont il est question : l’évaluation ne peut être pensée isolément de l’ensemble de l’acte d’enseignement. En modifiant un des aspects du système c’est le système entier qui en est changé. La matière première ne change pas -les mêmes savoirs sont enseignés- mais la démarche est bien différente et beaucoup plus à même de répondre aux différents enjeux ici énumérés. Donc pas de magie ni de panacée mais un certain volontarisme pédagogique. Ceci étant, l’aspect « technique » n’est pas à négliger. La façon dont sont conçus les outils et les procédures pédagogiques impactent fortement notre enseignement. Mal conçus, ils peuvent rendre inapplicables une  pédagogie. A l’inverse, lorsqu’ils sont bien pensés, ils peuvent aussi jouer le rôle de déclencheurs, donner de nouveaux leviers, imposer de nouvelles contraintes, amener à repenser, à faire évoluer ses propres pratiques professionnelles. C’est du moins ainsi que de nombreux collègues, comme moi-même, l’ont vécu en expérimentant des évaluations se mettant à distance de la note chiffrée.

 

Si un travail n’est pas noté, certains élèves le bâclent ou ne le restituent pas …  Comment analysez-vous cette tendance ?

 

C’est pour moi le résultat logique d’un système scolaire conçu pour organiser une compétition scolaire. Celle-ci, omniprésente, gomme le sens premier de l’école : l’enfant ne vient plus à l’école pour s’épanouir, se préparer à sa vie d’adulte et apprendre de ses enseignants : il vient essentiellement pour obtenir des notes. Certains psychologues ont bien montré comment ce cadre compétitif était de nature à impacter négativement le rapport de l’enfant aux apprentissages. Pourtant, ce que tout enseignant espère avant tout c’est transmettre ce qu’il a lui-même reçu et en premier lieu une passion pour sa discipline, les savoirs et la culture qu’elle véhicule. On pourra me penser naïf, mais je suis persuadé que chaque enfant n’attend pas autre chose de ses professeurs : être intéressé, être captivé, être passionné… A nous de leur offrir un cadre pédagogique davantage propice à cela. Donc oui, de nombreux élèves ne travaillent que lorsque cela est noté. Mais ne nous arrêtons pas à ce constat qui, chaque jour, ne manque pas de désoler de nombreux enseignants. Ne pensons pas que le problème vient d’ailleurs : il faut s’y attaquer et revoir la façon dont on transmet les savoirs et dont on juge les élèves.

 

Vous avez observé que les  notes étaient dévastatrices pour les élèves en difficulté… A contrario, n’ont-elles pas un effet dopant pour les élèves obtenant de bonnes moyennes ?

 

Un effet dopant ? Oui certainement. La métaphore est d’ailleurs intéressante car les produits dopants engendrent souvent des effets secondaires. J’ai justement essayé de montrer que les effets néfastes des notes touchent également les enfants n’étant pas particulièrement en difficulté. Un des problèmes pour ces élèves tient au fait qu’ils se fixent fréquemment des objectifs chiffrés les amenant à occulter certains apprentissages. Visant 14 sur 20 de moyenne, un élève peut faire le choix d’une impasse dans telle ou telle matière ou plus simplement ne pas s’inquiéter de ne pas avoir compris un chapitre qu’il pensera compenser par un autre, etc. Un autre problème est que tôt ou tard les notes baissent. Ainsi fonctionne le système ! Pour certains cela arrive au collège, pour d’autres en classe de seconde ou de première, pour d’autres en prépa… Cette baisse de résultats n’est pas forcément synonyme de catastrophe : elle n’est que le reflet d’un niveau d’exigence et de complexité qui croissent. Pourtant certains élèves et certaines familles « accrocs » aux notes, vivent parfois très mal ces baisses. Lorsque ces notes, qui hier dopaient la motivation, renvoient aujourd’hui une image moins valorisante, les implications personnelles sont parfois très néfastes, comme ne manquent pas de nous le rappeler les différentes pathologies développées par certains jeunes. Une motivation scolaire appuyée sur le classement et la note reste fragile et je pense que notre rôle est de la fonder sur une volonté de développement personnel.

 

Votre façon d’évaluer avec un suivi méticuleux individualisé des élèves  n’est-elle pas une usine à gaz ? En France, la vieille notation n’a-telle pas l’avantage d’une relative simplicité et d’une lisibilité intergénérationnelle ?

 

Certes une évaluation dite par compétences implique un travail de suivi relativement important : il ne faut surtout pas occulter cet aspect. Parler d’usines à gaz est tout à fait justifié compte tenu des difficultés rencontrées lors des premières expériences pédagogiques de ce type. Chacun a pu le mesurer que ce soit à l’échelle individuelle, dans le tâtonnement de nos propres pratiques, comme à l’échelle institutionnelle avec la difficile mise en place du livret personnel de compétences, jusqu’alors outil de validation du socle commun en fin de collège.

Tout changement est porteur de difficultés qu’il faut surmonter.

 

Personnellement, le suivi que je fais de mes élèves  ne me semble pas si lourd car j’ai progressivement adapté ma démarche. Tout d’abord, l’évaluation ne se réduit plus à une sanction de fin d’apprentissage mais prend davantage la forme d’un processus continu s’opérant dans la durée. L’élève a le temps d’apprendre, de se tromper et de recommencer… l’enseignant a du temps pour observer, guider, remédier. Un autre aspect essentiel tient à la nécessité d’opérer un ciblage en faisant le deuil de l’exhaustivité de l’évaluation pour se focaliser sur des points clés, en fonction de priorités pédagogiques  prédéfinies. Un autre principe essentiel réside dans l’implication de l’élève : auto-évaluation et co-évaluation sont pour moi nécessairement au centre du dispositif pédagogique. En responsabilisant l’élève et en l’impliquant dans les apprentissages, la relation pédagogique change et les régulations de l’enseignant sont facilitées. A l’opposé de l’usine à gaz, j’évoquerai donc plutôt un sentiment de confort pédagogique.

 

Et la communication envers les parents…

 

Je ne crois pas que la question essentielle soit celle de la lisibilité mais plutôt celle de leur implication. Certes les notes leur permettent très facilement de situer le niveau global de leur enfant. Elles sont lisibles et simples mais sont-elles profitables ? Qu’apportent-elles aux parents et aux enfants ? Impliquer les familles suppose de mieux communiquer sur ce qui s’apprend et de mieux les informer sur les besoins de l’enfant : faire simple et lisible ne suffit pas.

 

La docimologie en tant qu’approche scientifique de l’évaluation est le pré carré de chercheurs, d’experts, d’universitaires…   Quel rôle, jouez-vous dans leurs débats ?

 

Chacun sa place ! En tant que praticien, je m’intéresse aux données scientifiques qui m’aident à mieux comprendre certains problèmes, à identifier les limites et les avantages de certaines pratiques. A travers ce livre, j’ai notamment souhaité partager certaines de ces recherches à même de nous éclairer. Mais je pense que le pédagogue ne peut attendre du scientifique qu’il lui dicte ce qu’il faut faire. En pédagogie comme ailleurs, les innovations s’ancrent d’abord sur le terrain et c’est pourquoi les enseignants se doivent d’être force de proposition. Face aux élèves, face aux problématiques scolaires actuelles, ces nouvelles méthodes d’évaluation qui ne cessent de se développer sont une réponse qui semble adaptée et efficace. Sans prétention scientifique, j’espère promouvoir ces évolutions mais aussi contribuer au débat qui les entoure en l’amenant le plus possible sur le terrain du pragmatisme, ce qui, dans une école et une société soumises à de vives tensions, peut apparaitre tout aussi utopique que nécessaire.

 

Propos recueillis par Gilbert Longhi

 

Anthony Van de Kerkhove, Libérons l'école des notes. Collection : Essais - Les Défis de  l'éducation. Editeur : Le Poimmier

 

Le site internet

 

 

 

 

 

Par fjarraud , le jeudi 10 novembre 2016.

Commentaires

  • vsducasse, le 10/11/2016 à 12:16
    Après 40 ans de carrière en EPS en collège et lycée, je rejoins totalement le point de vue exprimé.
    Surtout après la mise en place depuis 4 ans dans mon collège de classes de 6° par compétences (pour ne pas dire sans notes)
    Mais il reste du travail à faire pour convaincre, tant les enseignants que les parents ou l'institution (cf la réforme du collège qui sur ce plan a laissé passer une occasion en or de faire évoluer l'évaluation dans ce sens)
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