Le film de la semaine : « Dernières nouvelles du cosmos » de Julie Bertuccelli 

Grâce au cinéma, nous avons la chance inouïe de rencontrer une jeune poétesse formidable. Elle s’appelle Hélène Nicolas et elle est l’auteure de poèmes fulgurants. Pourtant, âgée de 30 ans, celle qui signe Babouillec Sp (‘Sans paroles’) est autiste et n’a jamais ‘appris’ à lire ou à écrire. Dès que la cinéaste Julie Bertuccelli croise la route d’Hélène, elle décide de la filmer sans hésiter. Au fil d’un tournage au long cours, la réalisatrice et sa caméra empathique captent peu à peu le quotidien extraordinaire d’une jeune femme pas comme les autres. Loin de la chronique douloureuse d’un combat tenace contre le handicap, « Dernières nouvelles du cosmos » dessine sous nos yeux écarquillés les contours, changeants, dérangeants, d’un continent toujours plus grand, le territoire inconnu d’Hélène. Fidèle à son attirance pour les parcours de vie différents, étrangers à la supposée normalité, la réalisatrice met au jour, à travers le portrait lumineux et rieur de sa prodigieuse héroïne à l’allure d’enfant, l’extraordinaire potentiel de subversion d’un autre rapport au monde.  Elle s'en explique dans  un entretien exclusif avec le Café pédagogique.

 

Bouée de sauvetage et bricolage alphabétique

 

Notre aventure commence sur les pas d’une jeune femme, filmée de dos, tenant une grosse bouée qui ceinture sa taille. La démarche hésitante, elle emprunte un sentier forestier entouré de grands arbres et tient la main d’un homme d’âge mûr à la voix douce, lequel supporte ses pas. Quelques plans plus tard, nous découvrons les conditions de vie et l’environnement de celle que la caméra accompagne déjà au jour le jour dans ses principales activités : quelques adultes bienveillants et une femme blonde et mince à la voix énergique (Véronique, la mère d’Hélène) dans le cadre ouvert d’une maison à la campagne. Sans attendre les explications à venir (à l’occasion d’une discussion entre amis, la maman résume le fonctionnement de l’autisme), nous comprenons qu’Hélène souffre de troubles moteurs lourds et qu’elle ne parle pas. Nous découvrons bientôt que cette dernière a plus d’un tour dans son sac et déjoue les pronostics les plus sombres concernant l’évolution de son handicap.

 

Nous la retrouvons aux côtés de sa mère devant un grand casier en bois contenant toutes les lettres de l’alphabet sous forme de petits cartons plastifiés. D’une main maladroite, elle les déplace de gauche à droite pour les poser un par un sur une feuille blanche, formant ainsi des mots assemblés en phrases. Et dans la lenteur du processus, se composent des textes de deux à trois lignes, réponses surprenantes à des questions précises, raccourcis saisissants, fantaisies ludiques ou poèmes visionnaires. Nous apprendrons plus tard, de la bouche maternelle, qu’au terme d’un séjour prolongé en institution et d’un enfermement complet dans un corps que personne ne pouvait toucher, Hélène est revenue dans sa famille à l’âge de 16 ans. Il a fallu quatre ans pour que Véronique trouve une voie de communication avec sa fille muette, par le biais de la méthode d’écriture. A l’âge de 20 ans, Hélène sème le trouble en produisant des textes fulgurants, sans expliciter son chemin d’apprentissage autrement que par cette formule laconique : ‘en jouant avec les espaces secrets de mon cornichon de cerveau’.

 

Du poème à sa mise en scène, au cœur de la création

 

La caméra attentive de Julie Bertuccelli, entre éclats de rire, sauts de joie, pauses immobiles et solitudes méditatives, s’attarde sur des moments forts de l’existence, finement scandés par un montage fluide. Hélène bichonnant son cheval favori avant de le monter, Hélène savourant le plaisir d’un bain de mer, Hélène manifestant son enthousiasme par une gesticulation spectaculaire, entrainant dans son jeu une petite fille ébahie, devant une vidéo d’un concert de Bashung, Hélène recevant une journaliste de ‘Libération’ ou échangeant avec un mathématicien philosophe (‘Idéalement connaîtrais-tu les fondements énumérant le va-et-vient de l’énergie cosmique ?’écrit-elle).

 

Le cœur battant du documentaire tourne cependant autour de la mise en œuvre d’une entreprise de longue haleine. Des gens de théâtre ont en effet proposé à l’auteure de participer à la transposition sur une scène de théâtre de certains de ses textes. De la lecture commentée à la fabrication d’objets fantaisistes et de dispositifs scéniques insolites jusqu’à la mise en espace et en sons et à la représentation finale au festival d’Avignon [en 2015], nous appréhendons la fragilité de la relation entre une auteure (dotée d’un imaginaire sans limites) et des gens de théâtre (animés du désir de percer le mystère de son univers mental). L’attitude de Babouillec lors du salut au public avec la troupe lui conserve à nos yeux une étrangeté irréductible. Elle quitte la scène avant les autres et demeure immobile dans la pénombre des coulisses, les yeux brillants et fixes.

 

Par touches et fragments, de correspondances souterraines en dissonances visibles, se compose le portrait en mouvement et en pointillés d’une jeune femme au sourire craquant et au corps entravé, fille volontaire à la sensibilité extrême et à l’imagination affranchie, auteure visionnaire et fantasque. Nulle trace d’apitoiement ni de condescendance dans la démarche cinématographique mais la mise en lumière d’un rapport aux autres et d’une intelligence du monde qui font vaciller toutes nos certitudes d’humains raisonnables.

 

La leçon de Babouillec

 

Au fond, le style du documentaire se met au diapason avec un personnage insondable, qui toujours se dérobe. Il nous invite à tenter, à notre tour, une aventure nouvelle, convoquant nos sens, notre sensibilité et notre intelligence, par de là le formage social et les barrières mentales. Chez Babouillec, le chemin audacieux vers l’épanouissement ne passe pas seulement par l’écriture et la création. Ses formes décalées de communication et d’expression, la nature saisissante de sa poésie laissent entrevoir une perception ultrasensible des rapports sociaux, une liberté d’association des idées sans commune mesure avec nos modes de pensée ordinaires. Subrepticement, un retournement s’opère en nous face à cette héroïne hors du commun, devenue un véritable personnage de cinéma. De quel talent est-elle dotée dont nous serions totalement dépourvus ? Par quelles voies détournées a-t-elle accès à d’autres planètes imaginaires, sans entraves ni frontières ? « Dernières nouvelles du cosmos » ne répond pas à ces interrogations existentielles » mais sa vision décapante déclenche un grand appel d’air dans les têtes. ‘En libre conteuse d’histoires, le cosmos nourrit mes voyages’, écrit encore Babouillec. A nous de jouer.

 

Samra Bonvoisin

« Dernières nouvelles du cosmos », film de Julie Bertuccelli-sortie le 9 novembre 2016

 

 

Entretien avec Julie Bertuccelli

 

Pour Le café pédagogique, la réalisatrice revient sur l’expérience exceptionnelle qu’elle a vécue en partageant la vie quotidienne et la création de la jeune autiste. A ses yeux, un gisement inépuisable de richesses à explorer pour les enseignants et leurs élèves.

 

Pourquoi avez-vous eu envie de faire ce film ? N’aviez-vous aucune appréhension ?

 

-Dès que j’ai rencontré Hélène [à l’occasion d’un spectacle théâtral [‘Du fond des gorges’ monté par Pierre Meunier d’après les textes de cette dernière], l’idée de la filmer s’est imposée comme une évidence. En fiction comme en documentaire, la difficulté à communiquer et les épreuves à surmonter pour y remédier m’intéressent, comme je les avais abordées chez les élèves non francophones dans « La Cour de Babel » en 2014. Chez cette poétesse autiste la dichotomie entre l’embarras du corps et les capacités de création m’a fascinée : le rapport à la différence est un leitmotiv de mon travail. Avec un usage de son corps très éloigné a priori de notre normalité, cette jeune femme a une autre manière d’être au monde qui m’a littéralement retournée.

 

Comment vous y êtes-vous prise pour filmer votre ‘héroïne’ ?

 

C’était un défi de cinéma : comment filmer le silence ? Comment appréhender quelqu’un qui ne communique pas par la parole ? Je ne savais ni comment ni où aller. Je me suis donc fiée à mon instinct en optant pour un dispositif minimaliste : le recours à une seule petite caméra numérique sans le secours d’un autre technicien, un tournage étalé sur deux ans. Progressivement je me suis mise à vivre pleinement ce qui est devenue, pour moi aussi, une expérience nouvelle. J’étais portée par l’énergie de celle que je filmais, par sa liberté.

 

Pourquoi avoir centré votre film sur la création théâtrale à partir de textes d’Hélène ?

 

-Ce choix est intrinsèque à ma démarche : montrer le processus théâtral en cours, sa naissance sous nos yeux. Je n’ai pas filmé le handicap mais réalisé le portrait d’un écrivain. J’ai travaillé en immersion et privilégié l’observation plutôt que la distanciation. L’histoire, -en particulier la mise en mouvement des textes vers la scène [la pièce « Forbidden di sporgersi » de Pierre Meunier et Marguerite Bordat, montée au Festival d’Avignon]-, se déroule devant nous dans la dynamique naturelle et les moments d’intensité, qui ponctuent la vie quotidienne et l’activité créatrice d’Hélène. J’ai essayé, avec la caméra, d’être partie-prenante du processus, au plus près possible d’elle aussi, afin de capter le vrai plaisir qui l’habite et le foisonnement de son cerveau qui ‘turbine’.

 

Qu’a changé cette expérience en vous ?

 

-Tout d’abord j’ai été touchée par la personnalité d’Hélène, toute la démarche entreprise depuis qu’elle est sortie de son enfermement. Elle avait sûrement peur de perdre de sa force en s’approchant de trop près de ‘notre’ monde, modelé par le jeu social. En tant que cinéaste, je voulais être au plus près de ses ‘intuitions’, confronter sa démarche d’artiste à ma propre difficulté à l’appréhender. Par son existence, elle nous tend un ‘miroir’ qui met en évidence notre formatage social et notre conformisme. Sa façon d’éprouver le monde représente une sacrée remise en cause.

 

Que peut apporter le parcours d’Hélène, ainsi mis au jour, à des élèves ?

 

-L’école est déjà ouverte aux handicaps, à toutes les questions soulevées par l’adaptation aux différences mais la rencontre avec le parcours d’Hélène ouvre d’autres portes, à travers la nature bouleversante de ses poèmes et autres écrits, notamment. Tous les élèves devaient faire l’expérience fondamentale de l’altérité, saisir la nécessité du ‘mélange’, de la relation à l’Etranger, aux antipodes de l’enfermement. L’épanouissement progressif d’Hélène-par des voies inédites-peut également inciter collégiens et lycéens à une forme d’humilité. Elle a sans doute à apprendre de nous mais nous avons beaucoup à apprendre d’elle, de son écriture : dotée d’une vraie poésie, forgée à partir d’un vocabulaire extraordinairement riche. Elle invente une langue forte, pleine de drôlerie, qui la rapproche parfois de l’appétence pour le verbe des jeunes auteurs de slam.

 

A l’occasion d’avant-premières, j’ai vu des jeunes spectateurs émus aux larmes, comme s’ils ne voyaient plus le handicap de la même façon. Alors que notre époque attache tant d’importance à la supposée perfection du corps, aux apparences (et les adolescents n’échappent pas facilement à ce modèle dominant), Hélène montre les fabuleuses capacités de son cerveau, en dépit de l’entrave d’un corps maladroit et désaccordé. Plus qu’une leçon d’anticonformisme, sa trajectoire hors normes dessine les chemins de traverse d’un apprentissage joyeux, plein de rires. Dans ce cadre, ma caméra assure le passage de ‘relais’ entre les autres, les spectateurs, et Hélène, avec l’assentiment complice de cette dernière, guidée par son extra-sensibilité [‘L’oeil goguenard de la caméra me sourit. Mon amour du fantastique adore’, écrit-elle].

 

Comment imaginez-vous la prochaine étape ? Hélène va-t-elle accéder à la parole ?

 

-Le mécanisme demeure complexe à mettre en œuvre parce qu’il ne s’agit pas seulement d’agencer des phrases comme dans l’écriture. Le rapport à la mémoire est différent. Lorsqu’elle écrit lettre après lettre pour former des mots et restituer un sens qu’elle a en tête, elle peut se connecter au passé, tout en prenant son temps. Pour accéder à la parole, elle doit convoquer le présent, en une connexion immédiate avec son cerveau. La découverte consciente des parties de son corps (les mains pour prendre, les pieds pour tenir en équilibre) est récente, encore balbutiante. Les ressources de son cerveau en revanche paraissent sans limites. La méthode d’écriture, imaginée par sa mère avec elle, constitue une expérience bouleversante d’humanité.

 

Depuis que Véronique l’a retirée de l’institution et sortie du repli sur soi, elle n’en finit pas d’explorer ce ‘pays étranger’, sa propre fille. Hélène vient de terminer, à la demande d’un compositeur, un livret d’opéra intitulé « Le métronome de nos errances ». En plus de la chanson du film, un album va sortir. Un de ses textes récents, ‘Oracle intérieur,’ est bientôt mis en ondes sur France culture et la pièce jouée en Avignon sera reprise au théâtre à Paris l’an prochain. Les territoires imaginaires d’Hélène et les formes de sa création témoignent d’une liberté exceptionnelle dans la perception, l’appréhension et l’intelligence du monde. Je souhaite que des adolescents, des élèves, et leurs professeurs se laissent surprendre par ses qualités humaines et s’emparent de ses ressources poétiques qui bousculent les a priori et déplacent les frontières.

 

Propos recueillis par S.B.

 

« Algorithme éponyme et autres textes » de Babouillec, coédition Payot et Rivages, novembre 2016

« Forbidden di sporgersi », mise en scène de Pierre Meunier et Marguerite Bordat, d’après des textes de Babouillec, Théâtre des Abbesses, du 20 au 28 février 2017

 

 

 

 

Par fjarraud , le mercredi 09 novembre 2016.

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