Le film de la semaine : « Réparer les vivants » de Katell Quillévéré 

En quoi la révolution médicale incarnée par la transplantation d’organes modifie-t-elle notre condition de mortels ? Comment le cinéma peut-il approcher cette mutation de notre ‘humanité augmentée’ ? Pour relever pareil défi, on comprend aisément que la jeune cinéaste Katel Quillévéré soit tombée sous le charme du splendide roman de Maylis de Kerangal. Surmontant la timidité engendrée par la qualité, le succès critique et public de l’ouvrage (paru en 2014, déjà objet d’une transposition théâtrale), la réalisatrice s’empare d’une matière littéraire brulante : les étapes techniques et humaines du voyage d’un cœur, de son extraction du corps d’un adolescent mort accidentellement à sa greffe dans le corps d’une femme qui en a besoin pour continuer à vivre. La collaboration avec le scénariste Gilles Taurand lui permet de concevoir un script original à distance de l’illustration réaliste et de la démonstration scientifique. Outre le souci de respecter l’esprit d’un récit littéraire à mi-chemin entre l’épopée homérique et la chanson de geste, Katel Quillévéré se pose la question essentielle : ‘comment filmer le corps de façon anatomique, poétique et métaphysique ?’. Au bout du chemin, le film « Réparer les vivants » ne rivalise pas avec le livre. Par les moyens du cinéma, la jeune réalisatrice figure la course contre le temps et la chaîne humaine, mélanges d’affects intimes et de savoirs raisonnés, nécessaires au battement d’un cœur transplanté. Une exploration fraternelle et visionnaire, aux prolongements vertigineux.

 

Le cœur amoureux d’un surfeur fou

 

 A l’aube naissante, après avoir regardé et photographié avec son portable celle qui dort à ses côtés, un jeune homme saute par la fenêtre, bondit comme un chat et rejoint ses deux complices. En secret, les trois fans de surf, encore ensommeillés, plutôt taiseux, gagnent la plage bordée de noires falaises, revêtent à la hâte leur combinaison.  La planche à la main, ils rejoignent la mer. La caméra nous emporte alors dans le sillage de Simon (Gabin Verdet), à la silhouette longiligne, au corps souple comme une liane, dans la fougue d’une chorégraphie fiévreuse, sur la crête d’une déferlante bleue sombre. Sur la route du retour, au tracé rectiligne, bordée d’un côté par d’impressionnantes éoliennes, les passagers ivres de fatigue s’endorment et le conducteur cligne des yeux. Le paysage se transforme insidieusement, comme si le véhicule traversait un désert caillouteux. Du fond de notre champ de vision à l’horizon surgit une vague immense qui engloutit le van au moment de l’accident. D’emblée s’imprime en nous, puissamment évocatrice, une figure fondatrice : celle de la mort d’un adolescent fauché en plein élan.  Le coup de foudre entre Simon et Juliette (Galatéa Bellugi), évoqué par un flash-back lumineux, quelque temps plus tard, associe l’intensité de l’engagement, l’impétuosité de la jeunesse et le scandale de la perte irréparable.

 

Du deuil au don

 

Un jour comme un autre au CHU du Havre. Pierre Révol (Bouli Lanners) prend son service. A l’observation des clichés des examens réalisés, le verdict est sans appel : le cœur de Simon bat, le souffle de sa respiration s’entend mais le jeune accidenté est en état de mort cérébrale. La mère, prévenue, arrive la première, faute d’avoir réussi à joindre le père dont elle est séparée. Il la rejoint bientôt. Marianne (Emmanuelle Seigner) et Vincent (Kool Shen) subissent, chacun à sa manière, le choc, l’une le visage en larmes, dévastée physiquement par le chagrin, l’autre, traits tendus, corps transformé en statue de sel. Les efforts conjugués de l’équipe médicale, -de la maladresse d’une infirmière mal informée (faisant la toilette de Simon devant ses parents en l’appelant doucement par son prénom) à la force de persuasion de Thomas (Tahar Rahim), jeune médecin au regard franc-, aident peu à peu les parents à prendre une décision, impensable jusque-là : le don d’organes. Et, par la grâce d’un filmage refusant le pathos, la caméra protège, pudiquement, la douleur des parents et se tient sur le fil invisible les reliant à leur enfant, au-delà de ce corps maintenu en vie par des machines. Parallèlement, les soignants s’activent pour alerter la chaine technique et médicale de la transplantation. Nous entrevoyons leurs joies et leurs peines. L’infirmière (Monia Chokri) épuisée par des journées trop longues rêve dans l’ascenseur à une étreinte fugitive avec l’amoureux de la nuit dont le baiser a laissé une trace dans son cou.

 

Ainsi sommes-nous sans cesse pris entre l’urgence du temps (24 heures) nécessaire à la réussite d’une transplantation, les détails réalistes des conditions d’une opération à haut risque et l’extraordinaire complexité des affects humains charriés par ce voyage d’un cœur d’un corps à un autre.

 

En chemin nous faisons la connaissance de Claire (Anne Dorval), traductrice, mère de deux grands fils et malade du cœur. Sans pénétrer au fond de son intimité, nous saisissons ses failles et se faiblesses de parente, d’amante et de patiente. Ainsi, face à la chirurgienne assurée (Dominique Blanc) qui la place devant sa responsabilité (le choix de la transplantation), la malade se demande si son heure n’est pas venue, si elle a envie de vivre.

 

Réalité transgressive, éclats de rêves

 

Même si les séquences chirurgicales (l’extraction du cœur de Simon, l’opération de greffe sur le corps de Claire) frappent par leur impression de vérité : cadrées en plans rapprochés, sous une lumière froide, en des gestes précis, précautionneux à l’infini. Ces dernières donnent la mesure du questionnement, à la fois ‘trivial et sacré’ : comment filmer ce geste de démiurge et capter l’intérieur du corps ?  L’épopée d’un cœur transplanté et la réalité de la prouesse médiale nous émeuvent pourtant davantage lorsqu’ils nous ouvrent des portes sur l’imaginaire des principaux protagonistes de cette chaîne humaine. Ainsi la belle séquence romanesque de retrouvailles entre Claire, son ancienne amante et pianiste, Anne (Alice Taglioni). Intimidées, tremblantes, elles renouent, dans une salle aux couleurs chaudes, tamisées de tentures rouges, au terme d’un concert donné par la première. Claire, trop faible pour monter seule les escaliers menant à la loge, a dû demander au guichetier de la porter dans ses bras. Une vision de sa fragilité qui se télescope avec l’ultime plan de la greffée allongée sur un lit blanc et soulevant lentement ses paupières au réveil avant d’esquisser un sourire.   Nous ne sommes pas près d’oublier non plus l’énergie et la fougue du jeune Simon, regard clair, chevelure paille. Avant de le rendre à sa famille, Thomas, le jeune médecin nettoie délicatement le corps nu, orné d’une arabesque tatoué à l’épaule et portant la marque de l’opération pratiquée. Son attention silencieuse nous rappelle la grande douleur d’Achille après la mort au combat de son ami Patrocle.

 

Tout en prolongeant le questionnement humaniste initié par la romancière Maylis de Kerangal, « Réparer les vivants » se transforme sous nos yeux en une œuvre cinématographique originale. Et, au-delà de l’épopée d’un cœur à greffer modulée par la partition musicale lyrique d’Alexandre Desplats, Katell Quillévéré figure une fraternité nouvelle.

 

Samra Bonvoisin

« Réparer les vivants », film de Katell Quillévéré-sortie le 1er novembre 2016

Sélections, festival de Venise et de Toronto

 

 

 

Par fjarraud , le mercredi 02 novembre 2016.

Commentaires

Vous devez être authentifié pour publier un commentaire.

Partenaires

Nos annonces