Philippe Meirieu : L’École est obligatoire, mais l’apprentissage ne se décrète pas 

Ayant l’occasion de travailler régulièrement avec des enseignants, je peux témoigner que beaucoup d’entre eux butent encore sur une contradiction que je crois nécessaire de regarder en face : « L’École est obligatoire, mais l’apprentissage ne se décrète pas ». Effectivement ! Et c’est bien pour cela que nous avons besoin de pédagogie… C’est aussi pour cela qu’il nous faut régulièrement faire le point sur la manière de nous situer au regard de cette question. Car c’est là – n’en doutons pas – que se situe le vrai clivage. C’est dans la manière de surmonter cette contradiction que nous nous situons dans les débats éducatifs et les débats de société. C’est même là, à mon sens, que se joue le rapport essentiel entre pédagogie et politique.

 

C’est pourquoi il m’a semblé utile de formaliser un certain nombre de « thèses » sur la question. Chacune d’entre elles, bien sûr, n’est qu’une « accroche » : elle est rédigée brièvement et de manière volontairement provocatrice… Il s’agit bien, en effet, de provoquer la réflexion et le débat ! Je les ai organisées en deux séries de sept : la première reprend quelques points forts de ce que je crois sur « ce qu’est apprendre et enseigner », la seconde inscrit la question dans les difficultés de la modernité. J’utilise parfois ce document en formation en demandant à chaque participant de s’emparer d’une affirmation dans la première série et d’une affirmation dans la seconde série, de l’illustrer ou de la contredire à partir de son expérience, avant d’échanger, dans un premier temps, avec les collègues ayant choisi les mêmes affirmations et, dans un second temps, avec des collègues ayant choisi les autres affirmations (mais on peut également les distribuer de manière arbitraire). Il n’y a là, évidemment, aucun « système pédagogique » qui se voudrait définitif, mais un « outil de réflexion » individuelle et collective.

 

Ce qu’est (peut-être) enseigner et apprendre…

 

1. Tout apprentissage est une rencontre, et l’enseignant idéalise bien souvent la scène primitive où il a entrevu, dans le miracle d’un moment de grâce, les savoirs qui nourrissent son engagement. L’enseignant rejoue ainsi, dans sa tête, cette scène primitive du « Phèdre » de Platon, cette promenade au bord de l’Illissos qui nous laisse espérer une relation pédagogique heureuse et apaisée : « Descendons l’Illissos. Nous nous assoirons tranquillement à un endroit qui nous plaira. Nous deviserons et nous ferons des mathématiques et de la philosophie ». Il y a là quelque chose qui participe d’un apprentissage idéal qui se ferait pieds nus, dans la campagne, dans une sorte de bonheur permanent et de rencontre merveilleuse entre des êtres qui se choisissent.

 

2. Tout enseignant découvre, un jour ou l’autre, qu’à côté des élèves qui cheminent avec lui au bord de l’Illissos, d’autres restent réfractaires aux charmes, plus ou moins discrets, de son enseignement. Certains ne rentrent pas complètement dedans, d’autres restent à côté, d’autres, encore, sont en rupture par rapport au savoir que l’enseignant aime, a envie de transmettre et avec lequel il entretient un rapport privilégié. Dans le roman de Witold Gombrowicz, « Ferdydurke », l’enseignant s’adresse à un élève réfractaire à propos d’une poésie classique : « Comment cela peut-il ne pas vous enthousiasmer puisque je vous ai expliqué mille fois que cela vous enthousiasmait ? ». Il est pathétique de voir cet enseignant découvrir que tous ses élèves ne cheminent pas à ses côtés sur les rives de l’Illissos. Mais c’est, en réalité, notre lot quotidien ; et c’est là que nous rencontrons la résistance de l’autre à notre volonté de l’instruire et de l’éduquer dans ce qu’on peut nommer le « moment pédagogique ».

 

3. L’école organise des temps et des lieux où des sujets sont assignés à mettre en œuvre sur ordre leur liberté d’apprendre. Tout est organisé, minuté et structuré : ils doivent se mobiliser, à la demande de l’institution et à la nôtre, sur des objets et des programmes qui échappent à leur initiative et à leur volonté. Mais cela ne peut pas « produire » miraculeusement la rencontre et l’apprentissage. Ainsi, Marguerite Duras, dans « La Pluie d’été », fait-elle dire à Ernesto, cet enfant qui sait lire sans avoir jamais appris à lire et ne veut pas aller à l’école parce qu’il ne veut pas apprendre : « Quand on ne veut pas apprendre, ce n’est pas la peine d’apprendre ». Ce à quoi l’instituteur répond en criant : « L’instruction c’est obligatoire, Monsieur, OBLIGATOIRE ! ».

 

4. Nul ne peut déclencher mécaniquement le désir d’apprendre chez quelqu’un, même dans une structure où tout est programmé et organisé. Nous ne pouvons que créer les conditions qui permettent l’émergence de ce désir, sur lequel nous n’avons pas pouvoir direct. Comme le disait Lacan : « Nous ne pouvons pas avoir pouvoir sur le désir de l’autre, parce que c’est nous qui désirerions alors à sa place. Et, si l’on se met à la place de l’autre, l’autre, où est-ce qu’il se mettra ? ». Apprendre, c’est toujours s’engager et prendre un risque. Vladimir Jankélévitch le rappelle dans son « Hommage à Bergson » : « Pour commencer il faut commencer, et l’on n’apprend pas à commencer. Pour commencer, il faut simplement du courage ». Il faut donc quelque chose sur quoi nous n’avons, précisément, que bien peu de pouvoir.

 

5. La tension entre l’intérêt et la contrainte est constitutive de la pédagogie et de la praxis pédagogique. Comme le dit Edgar Morin, « ceux qui nous obligent à choisir entre des pôles à la fois contradictoires et nécessaires l’un et l’autre nous font le pire mal qu’on puisse nous faire : ils détruisent la possibilité même de penser ». La contrainte et l’intérêt sont ensemble nécessaires dans toute forme d’activité pédagogique : cette tension ne peut pas être abolie, mais peut être dépassée en posant la construction d’un « dispositif pédagogique » comme « principe régulateur » de notre activité, c’est-à-dire en identifiant les « contraintes fécondes » qui permettent aux élèves, grâce aux ressources que l’on fournit par ailleurs, de franchir des obstacles et de s’exhausser par la pensée au-dessus d’un niveau donné de représentations.

 

6. La tension entre la motivation extrinsèque, qui consiste à aller chercher les intérêts déjà existants, et la motivation intrinsèque, qui renvoie à la dramaturgie intérieure du savoir, est elle aussi constitutive de la praxis pédagogique. Elle ne peut pas être abolie, mais elle peut être dépassée par l’effort permanent pour « créer du lien ». Nous sommes ainsi dans l’« entre », entre ce qui est déjà là et ce qui pourrait advenir : nous travaillons dans cet « entre » en permanence, en articulant le possible au donné, en nous appuyant sur ce qui est déjà là pour faire entrevoir ce qui pourrait permettre de comprendre plus et mieux le monde et nous-mêmes, ce qui serait susceptible de nous aider à entrer dans l’histoire des humains construisant des savoirs pour leur émancipation.

 

7. Le goût d’apprendre peut émerger dès lors que le maître propose des objets culturels, grâce auxquels chacun relie ce qui lui est le plus intime à ce qu’il y a de plus universel. Rien n’est plus intime que la peur que ressent chaque enfant d’être abandonné par ses parents, et rien n’est plus universel que Le Petit Poucet : le rôle de l’enseignant, qui n’est pas un psychothérapeute, est d’offrir cet objet culturel qu’est Le Petit Poucet pour que l’enfant puisse reconnaître dans cet objet qu’il n’est et ne sera pas le seul à avoir peur d’être abandonné par ses parents. Christian Bobin écrit ainsi, dans L’Inespérée : « L’intelligence est la force solitaire d’extraire du chaos de sa propre vie la poignée de lumière suffisante pour éclairer un peu plus loin que soi, vers l’autre, là-bas, l’autre comme nous, égaré dans le noir ». Nous sommes tous égarés dans le noir, à l’image de nos élèves : le savoir que nous pouvons leur apporter représente cette poignée de lumière qui peut leur permettre de se retrouver. L’art, bien sûr, peut y contribuer, mais aussi l’apprentissage exigeant des langages et de toutes les sciences.

 

Enseigner et apprendre dans la modernité

 

1. La modernité exaspère la contradiction entre l’obligation de l’instruction comme seule clé de l’insertion sociale et le fait que l’apprentissage ne se décrète pas ; ce dernier apparaît, en effet, de plus en plus, comme une démarche individuelle, voire individualiste, à l’abri de toute contrainte. Nous sommes dans une société, et plus particulièrement dans une école, dans laquelle on exige que tous les enfants apprennent. Mais, parallèlement, on reconnaît de plus en plus le droit aux individus de ne pas apprendre ou de n’apprendre que ce qu’ils désirent ou demandent. Le rôle de l’école – en ce qu’elle enseigne à des êtres qui ne peuvent choisir ce qu’ils doivent apprendre… sinon, c’est qu’ils seraient déjà éduqués – est donc de rendre désirable les savoirs nécessaires.

 

2. La modernité exaspère la contradiction entre la volonté de savoir et le projet d’apprendre ; ce dernier impose de surseoir au « savoir tout, tout de suite », d’assumer l’ignorance et d’apprivoiser le temps. « Savoir » et « apprendre » ne sont pas synonymes. Le goût d’apprendre s’est effondré, chez beaucoup d’élèves, dans la volonté de savoir. C’est parce qu’ils veulent « savoir tout de suite » qu’ils ne comprennent pas la nécessité d’apprendre. La modernité technique elle-même organise de manière systématique nos activités pour que nous puissions savoir sans apprendre et sans avoir appris. C’est pourquoi il est si difficile aux élèves de renoncer à savoir tout de suite pour prendre le temps d’apprendre. Mais, c’est le rôle de l’école de faire découvrir l’intérêt et le plaisir qu’il y a à apprendre, quitte à différer l’intérêt et le plaisir qu’il y a à savoir.

 

3 La modernité exaspère la contradiction entre « le primat du réussir » et « le primat du comprendre ». Le primat du « réussir », tel qu’il est imposé par la société, devient, chez beaucoup d’élèves, le primat du « réussir à tout prix », à l’économie, en déléguant le maximum de tâches à la machine, en faisant appel à des experts spécialisés, ou, tout simplement, à une ou des personnes qui « savent déjà faire ». C’est là une manière d’évacuer le « comprendre » ou, à tout le moins, de le faire passer au second plan. Or, l’école doit assumer sa fonction de rupture : l’école n’est pas le lieu de la performance économique, elle est le lieu de la découverte de nouveaux savoirs, de l’exploration systématique de nouveaux horizons. Si, dans l’entreprise ou dans le cadre d’activités de loisirs, les relations sont construites sur l’utilisation des compétences et savoirs déjà existants, le principe de l’école est la découverte et l’acquisition par chacun de compétences et savoirs nouveaux.

 

4 : Pour faire primer le « comprendre » sur le « réussir », il faut être capable de trouver de la satisfaction dans l’intelligibilité de soi et du monde, et non pas seulement dans l’efficacité. Ainsi, il faut trouver du vrai plaisir à percer le secret de sa propre histoire et à accéder aux secrets du monde. Or ces secrets peuvent mettre en danger la sécurité psychique de la personne, en contredisant ou déstabilisant ce que l’on croit savoir, ce à quoi l’on s’est attaché, voire ce sur quoi on s’est déjà construit : se mettre en route pour les chercher est donc tout sauf facile.

 

5. Accéder soi-même au secret des choses, c’est transgresser le pouvoir de ceux et celles qui prétendent détenir la vérité à notre place et nous l’imposer « pour notre bien ». Cela ne signifie pas qu’il faut abolir toute « transmission » dans l’éducation, ni remplacer la « transmission des savoirs » par le seul « apprentissage » voulu et effectué par l’élève. Cela signifie que la transmission doit être mise à l’épreuve de la « vérification » afin que celui qui reçoit ne considère pas l’acquisition des savoirs comme l’assujettissement à une doctrine qui lui est imposée, mais qu’il les vive comme une découverte de ce qui contribue à son émancipation. C’est pourquoi si la laïcité nous impose d’aider nos élèves à séparer les croyances et les savoirs, elle nous contraint aussi à ne pas enseigner nos savoirs comme une croyance. L’école n’est pas un lieu de la soumission à la parole d’un clerc, mais de l’acquisition d’un savoir vérifiable.

 

6. L’école est, pas excellence, le lieu où l’on apprend que la vérité d’une parole n’est pas relative au statut de celui qui l’énonce, fût-il enseignant. En effet, l’école n’est pas le lieu de l’apprentissage de la dévotion, mais le lieu de l’apprentissage de la pensée critique, y compris à l’égard de l’école. L’école est le lieu où la recherche de la précision, de la justesse, de la rigueur et de la vérité doit l’emporter sur les rapports de force et les rapports sociaux. Elle est un lieu où se construit un rapport critique à la vérité. Quand on donne à des enfants des piles, des fils et des ampoules, celui qui a raison n’est pas celui qui crie le plus fort, mais celui qui parvient à brancher tous ces éléments ensemble pour les ampoules s’allument. De même, quand on met en place des débats argumentatifs avec les élèves, on apprend ensemble, par un travail d’interrogation réciproque et de décentration systématique, à distinguer un exemple d’une preuve et à se soumettre individuellement et collectivement à la rigueur démonstrative… Ce renversement important fait de l’école le lieu de la jouissance non par l’exhibition de sa force, mais par une transgression proprement intellectuelle et la satisfaction de s’approcher de la vérité.

 

7. Il n’est pas impossible que la recherche de formes de transgression qui mettent en péril l’intégrité psychologique et physique des enfants et des adolescents, soit liée à la perte du pouvoir transgressif des apprentissages scolaires. Il n’est pas impossible qu’apprendre à lire, qui a été présenté par Ferdinand Buisson comme le moyen de pratiquer le libre examen et de nous libérer de la parole du clerc, soit devenu aujourd’hui un acte d’assujettissement et non de libération. Les élèves cherchent alors à « se libérer » par des formes de transgression sociale qui contribuent à les mettre en péril, voire à les détruire. Quand on ne peut s’émanciper par le savoir, on est toujours tenté de s’émanciper par la transgression sociale sous toutes ses formes.

 

 

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C’est Pascal Quignard qui rappelle : « On ne transmet que l’autre monde, on ne traduit que l’autre langue. Seul l’autre sexe hante […]. Le problème n’est pas de transmission mais de prédation. Ce n’est pas aux vieux que revient le soin de transmettre : ils donnent […]. S’instruire, c’est sucer les os des cadavres et souper dans la mort, c’est parasiter les ruines des œuvres. Nous sommes tous des voleurs, nous sommes tous des clandestins ».

 

Et si, dans la classe, l’essentiel était aujourd’hui de retrouver le goût de la clandestinité, si l’École et tous ses acteurs étaient plus souvent des passeurs que des douaniers, s’ils empruntaient un peu plus souvent les chemins de traverse avec un certain goût de l’aventure au lieu de demander systématiquement leurs papiers aux élèves… Est-ce que nous ne retrouverions pas un peu plus le goût d’apprendre ensemble ? Certes, ce n’est pas chose facile, tant notre société croit qu’il suffit d’« offrir » les savoirs aux enfants et les leur présenter en un immense self-service où tout est à portée de main… quand il faudrait, tout au contraire, les aider à nous les voler. Méditons, à ce sujet, cette anecdote rapportée par un anthropologue : « Jadis, dans une contrée lointaine, bien avant que nous inventions l’école, une petite société qu’on juge trop facilement primitive interdisait aux enfants d’accéder aux connaissances. Les adultes aguerris se réunissaient régulièrement, le soir, autour du feu, pour échanger les savoirs et les savoir-faire qu’ils avaient acquis et qu’ils jugeaient essentiels à sauvegarder et à transmettre. Non seulement les enfants étaient exclus de ces rencontres, mais on plaçait des gardes armés aux visages inquiétants tout autour pour les empêcher d’approcher. La ruse fonctionnait toujours : avec de savants stratagèmes, les enfants réussissaient à déjouer la vigilance des gardiens et à voler quelques-uns de ces savoirs si précieux qui leur étaient cachés. Ainsi les enfants prenaient et apprenaient. Ainsi, les adultes, lucides et roublards, leur permettaient-ils de s’emparer des connaissances. Ainsi s’opérait l’éducation… » (1)

 

Philippe Meirieu

 

 

(1)       Voir, pour plus d’éléments sur ce sujet, Philippe Meirieu et col., « Le plaisir d’apprendre », Paris, Autrement, 2014.

 

 

Par fjarraud , le vendredi 03 juin 2016.

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