Caroline Duret : Le numérique pour construire sa présence au monde 

Et si le numérique permettait aux élèves d’enrichir, de manifester et de partager autrement leur présence au monde ? Professeure de lettres à l’Institut International de Lancy, Caroline Duret en a livré bien des exemples lors du colloque écriTech’7. Elle présente ici l’une de ces activités par laquelle ses lycéens genevois, en collaboration avec ceux de Nathalie Couzon au Québec, se sont fait « moralistes 2.0 » : ils ont inventé des maximes inspirées tout à la fois de La Rochefoucauld et d’un roman contemporain, puis les ont diffusées sur le réseau social Pinterest. Le numérique s’y révèle comme un levier de bien des mutations : une pédagogie volontiers tournée vers la créativité et la collaboration, la prise en considération scolaire de la brièveté, l’attention portée à la dimension visuelle du texte, une nouvelle façon de faire advenir l’autre et de se penser comme citoyen du monde…

 

Le projet « Maximisation » tente de constituer une communauté de « moralistes 2.0 » : pouvez-vous expliquer ce dont il s’agit ?

 

 « Tout est dit et l’on vient trop tard ? » Pas si sûr ! Après une séquence intitulée « L’insoutenable finesse de la pensée », consacrée à la littérature moraliste du 17ème siècle, et en particulier à l’étude des Maximes de La Rochefoucauld, les élèves ont été invités à se glisser dans la peau de moralistes du XXIème. Cette activité consistait à mieux entrevoir, par l’exercice de la pensée morale, une des dimensions essentielles de la littérature, et à prolonger, par l’écriture, l’analyse de traits de plume et d’esprit caractéristiques de ce genre argumentatif. Une fois écrits, ces fragments ont été illustrés afin de les publier ensuite sur le réseau social Pinterest.

 

Quelle a été la première étape de travail ?

 

Un premier temps de classe est consacré à la mise en ébullition de la pensée. Les élèves ont le choix de s’isoler ou, au contraire, de discuter librement à plusieurs pour réfléchir aux questions morales qui les intéressent. Des groupes se constituent au sein de classe, certains vont d’un ilôt à l’autre, d’autres préfèrent méditer en solitaire. C’est un espace, un temps de libre circulation. Les élèves relisent certaines pensées détachées lues et étudiées au cours de la séquence. Ils s’inspirent aussi d’une collection de fragments plus récents que j’avais rassemblés dans un document complémentaire : y figuraient notamment quelques pensées de Pierre Desproges et plusieurs tweets d’Edgar Morin. C’est un moment de classe très vivant où l’agitation et le bruit ne sont ni chaos ni cacophonie.

 

Je voudrais, à ce sujet, ajouter une remarque qui me paraît essentielle à l’heure où la pédagogie est au coeur des débats : au colloque Ecritech7, Stéphane Vial nous a invités, dans sa conférence inaugurale, à questionner notre appréhension sensible de l’attention, à analyser notamment la perception phénoménologique et à voir comment celle-ci engendre des jugements de valeur. En effet, si en classe ou dans l’amphi d’une université, l’élève ou l’étudiant consulte son téléphone portable, ce peut être, contrairement à ce que l’on pourrait penser, le signe d’une attention profonde et d’une présence bien réelle à l’objet enseigné. De la même façon, une salle de classe bruyante où l’on s’installe et se déplace au gré de ses envies, où l’on échange à haute voix avec ses camarades, de laquelle un élève sort quelque temps pour s’installer sur un banc, peut consituer un ensemble de phénomènes, autrement dit de signes positifs d’une gestion de classe autre, vers un changement de paradigme. Il est temps de réinterroger et de redéfnir les contours de nombreuses notions liées à la gestion de classe et à la discipline au XXIème siècle. Si « les mots sont des êtres vivants » pour reprendre une formule hugolienne, alors les signifiés et les représentations mentales qui vont avec doivent être adaptés à leur temps !

 

Comment s’opère ensuite la fabrique du texte à proprement parler ?

 

Chaque élève écrit dans un Google Doc, partagé avec moi : les fonctionnalités de cet outil facilitent le feedback-feedforward de l’enseignant ainsi que le travail synchrone/asynchrone, nécessaires à l’apprentissage. L’enseignant peut ainsi accompagner individuellement chaque élève dans l’acquisition de compétences langagières, rédactionnelles et littéraires. Ce dispositif permet notamment à l’élève de comprendre combien l’acte d’écriture est aussi un tâtonnement, que la pensée se construit dans un continuum, et par l’acte d’écrire même. Au départ, parfois, quelques bribes, des fragments textuels, quelques mots épars, des phrases apparemment décousues. L’écrit se construit et se déconstruit, pour mieux exprimer la pensée. De copier, de couper en coller - autres manifestations, cette fois numériques, du brouillon d’écrivain, à l’image du manuscrit avec ses ratures, ses corrections, dans et sur le texte, ou dans les marges - la pensée se forme jusqu’au texte final. Chaque élève sculpte ainsi sa maxime, en augmente la force par des effets stylistiques, corrige ses fautes de langue, le tout en s’appuyant sur les conseils que je donne par le biais des commentaires, inscrits dans la marge du Google Doc.

 

Pouvez-vous donner quelques exemples des maximes ainsi écrites par les élèves ?

 

Voici un florilège :

« L’amour-propre nous rend sales. »

« L’argent ne fait pas le bonheur, mais l’infortune non plus. »

« Le sot se croira sage de toujours suivre les normes. L'homme sage saura quand les transgresser. »

« Il y a deux types de misère : l’une est de ne rien posséder, l’autre de ne jamais être satisfait de ce que l’on a. »

« Les notes ne mesurent pas l’intelligence ; la richesse ne mesure pas la réussite ; les sourires ne mesurent pas la joie et les larmes ne mesurent pas la tristesse. »

« Parfois, il faut aller sans penser. »

« Tant qu’il y aura des monstres sur terre, les anges resteront au ciel. »

« L'homme endoctriné n'obéit ni à sa raison ni à son cœur. »

« Le mensonge est parfois l’art de manier la vérité. »

« Ignorer son ennemi est le pire châtiment que l’on puisse lui offrir. »

« La maladie de la guerre vient d’une bactérie appelée la haine qui contamine notre corps par le biais du bourrage de crâne. »

« Un jour viendra où nous retrouverons l’art de vivre ensemble, un jour viendra où nous oublierons les raisons de nos conflits. »

 

Comment ces créations ont-elles été ensuite valorisées ?

 

Les maximes écrites, chaque élève est invité à les illustrer, de préférence par la réalisation personnelle d’une image, qu’il s’agisse d’un dessin à la main, d’une photographie ou d’un photmontage réalisé avec une application. L’élève peut également choisir une image existante ou faire d’une sentence morale une image avec une application telle que Quozio, par exemple.

Nous avons alors évoqué les rapports sémiotiques texte/image, question soulevée d’ailleurs par Serge Bouchardon à Ecritech. A l’ère numérique, les productions écrites s’ouvrent à une dimension visuelle infinie : il est plus que jamais nécessaire d’éduquer à l’image, et, au-delà, à une multiécriture. J’aimerais que les programmes du lycée nous permettent d’approfondir ces aspects, essentiels au XXIème siècle. Par la réalisation de l’illustration, il s’agissait aussi d’exercer sa créativité, ce que beaucoup d’élèves ont d’ailleurs apprécié.

 

Au final, comment les productions ont-elles été partagées ?

 

Vient enfin le temps de la publication. En effet, chacun, sous le pseudo d’un moraliste qu’il s’est inventé, crée son propre tableau-recueil de maximes - une élève, par exemple, a intitulé le sien « Pixellisation de pensées » - dans lequel les fragments illustrés sont épinglés.  Puis, tous les moralistes 2.0 sont invités à « maximiser » leurs pensées en les partageant dans un tableau-recueil collectif intitulé Maximisation (ce titre a d’ailleurs été trouvé par le Directeur des Etudes, David Claivaz, qui a été enthousiasmé par ce projet !).

 

Quel bilan tirez-vous de cette activité d’écriture-publication originale ?

 

Ce fut une expérience littéraire authentique, ancrée dans son époque, qui donne à l’écriture une réalité sociale et rend certainement plus légitimes les objets d’étude que sont les genres de l’argumentation et la question de l’homme, inscrits dans les programmes du lycée. Dans ce recueil, vous trouverez de très nombreuses maximes, soulevant diverses questions morales, aux tonalités très variées. Elles sont aussi de qualités très inégales, mais il ne faut surtout pas oublier qu’il s’agit d’un travail scolaire d’écriture. Certaines sont de belles réussites, contiennent des jeux de mots de grande qualité, et révèlent souvent l’étonnante lucidité sur la vie ou la nature humaine dont peuvent faire preuve les adolescents.

 

De vos expériences de classe, quel enseignement tirez-vous en général sur les changements qu’engendre le numérique, y compris pour la pédagogie ?

 

La culture numérique et ses joyeuses technologies invitent les enseignants de lettres à exercer plus que jamais leur créativité. Elles favorisent notamment la scénarisation, et permettent, en jouant autrement la partition des programmes, de revivifier les pratiques scolaires d’écriture. Certains outils numériques, en les combinant, entrent dans le dispositif didactique et peuvent appuyer efficacement l'appropriation de phénomènes littéraires.

 

En quoi de telles activités aident-elles les élèves à se faire citoyens numériques du monde ?

 

La question de l’écrit et de la publication implique l’exercice de la liberté d’expression, la formation du citoyen et plus largement encore la relation à autrui. En effet, ce recueil collectif s’est inscrit dans un projet plus large, celui du REFER - Le Rendez-vous des Ecoles Francophones en Réseau - dans le cadre d’une collaboration entre notre lycée - notamment ma classe et celle de Corinne Jacomme, la collègue avec qui je collabore sur chaque projet en 2nde - et les élèves de Nathalie Couzon, cofondatrice du REFER, et enseignante au Québec. Nos élèves ont lu un roman, L’Orangeraie de Larry Tremblay, qui aborde une question tristement d’actualité, celle du terrorisme, et ont publié dans Maximisation les pensées que les thèmes abordés par le romancier leur ont inspirées. Ce projet nous a permis d’offrir à nos élèves, de part et d’autre de l’Atlantique, un espace, un support où exercer collectivement leur liberté d’expression, et donc une véritable éducation à la citoyenneté numérique mondiale.

Cela fait d’ailleurs écho aux propos de C. Becchetti-Bizot qui nous rappelle que l’Ecole doit former « des citoyens éclairés, ouverts sur le monde, capables d’agir et de vivre ensemble de manière libre, responsable et solidaire dans une société irriguée par l’internet et les réseaux sociaux. » Nos élèves ont même mis en voix une petite sélection de leurs pensées, les ont envoyées aux élèves québécois qui les ont intégrées à une performance théâtrale engagée, qu’ils ont réalisée le 17 mars en direct sur le plateau du REFER.

 

Vous évoquiez des changements dans la façon de se relier à autrui : que voulez-vous dire ?

 

Pensons aux propos tenus par Stéphane Vial à Ecritech7 au sujet de l’ontophanie numérique. Celui-ci s’est appuyé notamment sur l’exemple du téléphone qui, lors de son appparition, a ébranlé le rapport à l’autre : « Parler sans se voir » a fait surgir soudain une nouvelle manière de relationner. Par ce projet ancré dans la culture numérique, Moralistes 2.0, nous avons créé un lien social, qui n’a d’ailleurs rien de virtuel, mais qui, au contraire, interroge autrement la présence et la relation à autrui : les élèves, qu’ils appartiennent à une de nos deux classes du lycée ou à l’une de celles de Nathalie Couzon ont, à plusieurs reprises, exprimé le plaisir qu’ils ont ressenti à partager leurs pensées, à les voir apparaître sur le réseau social Pinterest, à entrer en contact avec les autres, à travers leurs avatars respectifs, à se reconnaître, par exemple, dans la pensée de l’Autre. Ainsi, via différentes interfaces, les rencontres entre élèves ont été multiples et variées.

 

Dans de nombreuses interviews, Milad Doueihi souligne la nécessité d’enseigner la pensée numérique. C’est une question d’enjeu social et éthique selon lui. Le professeur de lettres, résolument ancré dans la réalité de son temps et tourné vers l’avenir, doit offrir à ses élèves les moyens de manifester et d’exprimer leur présence au monde. C'est une aventure passionnante et une chance inouïe pour nous, enseignants, d'être au cœur de cette renaissance de l’éducation !

 

Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut

 

Le recueil des maximes d’élèves sur le réseau Pinterest :

Le diaporama support de l’intervention de Caroline Duret à écriTech’7 :

Le site du Refer :

La performance théâtrale du Refer

Caroline Duret dans le Café

 

 

 

Par fjarraud , le lundi 30 mai 2016.

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