Alain Boissinot : Refondation : Oser réformer la gouvernance 

"Ne serait-ce que pour ne pas décourager un corps enseignant qui se sent ballotté au fil des remises en cause et des réformes largement surjouées, il faut comprendre et assumer le passé, et se proposer des horizons moins immédiats que ceux des échéances électorales". Ancien directeur de cabinet de Luc Ferry, ancien recteur, ancien président du Conseil supérieur des programmes, Alain Boissinot a servi l'éducation nationale sous des majorités opposées. C'est que pour lui, la continuité devrait l'emporter sur la rupture en éducation. Et que le lieu du changement n'est peut-être plus l'échelon national...

 

En 2012, au début de la refondation, vous êtes intervenu sur la question de la gouvernance du système éducatif. Pensez-vous avoir été entendu et quel bilan faites-vous de la refondation sur ce sujet ?

 

J’ai la chance de pouvoir désormais aborder le sujet en témoin, plus intéressé par l’histoire de l’enseignement que par les polémiques d’actualité. J’aimerais formuler la question de la façon suivante. Les orientations de la loi de 2013, testées pendant les débats de l’été 2012, pouvaient réunir un large consensus, d’autant qu’elles prolongeaient souvent plus qu’on ne pourrait le croire la loi de 2005. Un ministre comme V. Peillon ne manquait ni de charisme ni de pouvoir de conviction. Les travaux ont été conduits, au ministère, par des hauts fonctionnaires dont la compétence et l’engagement sont souvent remarquables. Comment se fait-il que, malgré cela, les réformes peinent à embrayer sur le terrain, voire rencontrent de fortes résistances ? C’est peut-être parce que se pose un problème de « gouvernance » et de mise en œuvre. Le SNPDEN, au nom des chefs d’établissement, a exprimé à ce sujet des inquiétudes que je partage. Y. Durand, président du comité de suivi de la loi d’orientation, a également bien alerté sur ce point dans son rapport de 2015.

 

Cette situation tient, me semble-t-il, à deux facteurs. D’abord, une conception très jacobine du pilotage : il faut définir une politique « juste », puis la faire appliquer pour corriger un monde réel dont on souligne les dysfonctionnements. Dans cette logique, on tend à surestimer les pouvoirs de l’Etat, et l’on se méfie des acteurs locaux au lieu de s’appuyer sur eux. D’autre part, nous y reviendrons, une survalorisation de la rupture politique : on prétend reconstruire d’urgence par rapport à un état antérieur excessivement décrié, et du coup on s’inscrit dans un temps court qui ne permet pas d’agir en profondeur. On oublie qu’une réforme ne vaut qu’à la mesure de l’adhésion qu’elle rencontre et de son appropriation par les acteurs, ce qui nécessite du temps.

 

Prenons des exemples. La réforme des rythmes scolaires était souhaitable. Mais elle a été perçue comme imposée de façon centralisée et uniforme, avec un calendrier très serré, sans partenariat suffisant avec des collectivités très diverses dont pourtant la contribution se révélait indispensable. Du coup elle a suscité chez les élus un mouvement de contestation dont le ministre a été victime, alors même que son parti était alors très fortement implanté au niveau territorial.

 

La réforme des collèges, de son côté, reposait au départ sur d’excellents principes, plutôt bien accueillis : donner des marges d’initiative aux établissements, prévoir des temps de travail plus individualisés ou pluridisciplinaires. Il aurait sans doute été souhaitable d’en rester là, et de travailler sur les programmes autrement que dans la hâte. Mais s’est affirmée une volonté politique de normer le dispositif au nom de l’égalité, de contraindre les choix notamment dans le domaine des langues, de programmer les enseignements interdisciplinaires au lieu de s’appuyer sur les initiatives des enseignants, d’accélérer la mise en application. Tout cela a donné le sentiment d’une rigidification qui prenait à contrepied les projets construits par de nombreux collèges et a suscité de fortes réactions de rejet. Pourquoi ne pas faire confiance au terrain pour apprécier la diversité des situations ? Pourquoi ne pas se contenter au niveau national de définir les grands objectifs, d’évaluer et de réguler le travail accompli, au lieu de régenter, de façon au demeurant illusoire, les modalités de mise en œuvre ?

 

Un autre exemple frappant de la sous-estimation des questions de gouvernance, même s’il ne relève pas de la « refondation », est l’étonnante frilosité du ministère sur le sujet de la réforme régionale. Il a fallu l’intervention de Matignon pour que, finalement, apparaisse l’idée des « régions académiques », préfiguration de grandes académies pleinement partie prenante de la décentralisation. Il faut noter d’ailleurs que les « recteurs de région » ont rapidement su se saisir de l’idée et multiplient des projets de réorganisation prometteurs.

 

Le système éducatif est marqué par de fortes inégalités sociales et scolaires. Leur réduction est un des objectifs de la refondation. Pensez-vous qu'il soit atteint ? Cela doit-il rester un objectif ? Pourquoi est-ce si difficile ?

 

Ce point mériterait à lui seul des analyses nuancées, sans oublier que l’école ne peut pas tout. La démarche engagée pour redéfinir un cœur de cible de l’éducation prioritaire me semble positive. Mais elle continue à participer d’une approche territoriale de la difficulté scolaire. Or, dans le cadre d’un système « inclusif », qui scolarise désormais la quasi-totalité d’une génération de plus en plus longtemps dans des structures communes, la difficulté scolaire est plus générale et plus diffuse. Elle devrait être prise en compte, dans tous les établissements, par des approches plus individualisées. Là aussi, cela suppose plus de souplesse dans les dispositifs pédagogiques et dans les services des enseignants. On avait vu naître, depuis quelques années, des démarches intéressantes (accompagnement éducatif, stages de vacances, tutorat, « écoles ouvertes », etc.), or on a plutôt régressé en ce domaine, les moyens budgétaires étant monopolisés par les créations de postes. Autrement dit : l’enjeu n’est pas seulement d’identifier et de traiter de façon dérogatoire des lieux en difficulté, il est tout autant de développer partout des pratiques professionnelles mieux adaptées à la prévention et au traitement de l’inégalité scolaire.

 

Les enseignants semblent peu impliqués dans la refondation alors même qu'ils en partagent les objectifs annoncés. Partagez-vous ce constat et comment l'expliquez-vous ?

 

Les enseignants, dans leur très grande majorité, font tout leur possible pour répondre aux attentes. Et ils ont du mérite, tant le discours ambiant sur l’école est dépréciatif et décourageant. Mais il y a un écart entre la culture professionnelle de beaucoup d’enseignants et la langue que parle l’institution, ses responsables politiques et administratifs, son encadrement, et aussi ses cadres syndicaux.

 

Faut-il s’étonner que les enseignants se sentent assez indifférents, voire hostiles, à des lois, des décrets, des circulaires, qui leur paraissent plaqués sur la réalité quotidienne ? Le lieu où cette situation peut évoluer, c’est l’école et l’établissement, si une réflexion collective parvient à s’organiser pour analyser les situations et définir la façon de les traiter.

 

D’où le rôle essentiel des chefs d’établissement pour catalyser cette réflexion ; beaucoup y parviennent admirablement. Et c’est en donnant des marges de manœuvre réelles aux établissements qu’on suscitera l’essor de cette prise de responsabilité collective. D’où l’importance aussi de la formation initiale et continue, conçue comme lieu de recherche et d’innovation plus que comme outil de diffusion d’une orthodoxie supposée. La loi de 2013 a eu le grand mérite de tenter de relancer la formation des enseignants, mais beaucoup reste à faire. Notamment, faute d’avoir réglé correctement l’articulation entre master et concours, qui sont de fait en concurrence, on n’a pas encore réussi à bâtir des parcours de formation intégrant réellement acquisitions théoriques et formation professionnelle, ni à responsabiliser complètement l’université.

 

La refondation a-t-elle été trop ambitieuse ou pas assez ? Adroite ou maladroite ?

 

Il serait trop facile de juger après coup. Les débats de 2012 et la loi de 2013 ont dessiné des perspectives qui devraient encore pouvoir faire consensus : mettre l’accent sur les premiers apprentissages (c’est l’un des sens du mot refondation), construire l’école du socle commun et réorganiser ses cycles, développer une formation des maîtres intégrant suffisamment tôt formation théorique et initiation professionnelle, prendre la mesure des évolutions induites par les nouvelles technologies, se donner le temps de redéfinir les contenus d’enseignement… Sur la construction d’un continuum plus cohérent de bac – 3 à bac + 3, il reste beaucoup à dire et à faire, même si le rapport annexé à la loi ouvre des pistes. A partir de tout cela, il faut continuer à travailler ! Ce qui est moins satisfaisant – je tente de le suggérer en réponse à vos autres questions, c’est l’inscription excessive dans un jeu politique (la refondation comme volonté de revendiquer l’héritage républicain et de se démarquer des quinquennats précédents). C’est aussi le recours à un discours et à une pratique trop jacobins et centralisateurs, qui brusquent le réel au lieu de l’aider à évoluer.

 

Peut-on améliorer l'Ecole en un quinquennat ?

 

Tout dépend du sens qu’on donne à la question. S’il s’agit de faciliter et d’accompagner des évolutions qui permettent de progresser en efficacité et en équité, la réponse est oui, sauf à désespérer de l’action politique. Mais rêver d’une grande Réforme qui permettrait de fonder un système nouveau, n’est-ce pas bien illusoire et peut-être dangereux ? Vouloir qu’un quinquennat efface le précédent, c’est accepter d’être effacé à son tour à la prochaine alternance : mieux vaudrait une fois pour toutes changer de logique… C’est aussi méconnaître le temps long qui est celui des politiques éducatives. Il y a longtemps que les historiens ont montré que les grandes lois sur l’éducation de la Troisième République, dont l’importance est réelle, furent moins un geste inaugural que la systématisation et l’aboutissement d’évolutions gérées tout au long du XIXème siècle par Guizot et Duruy notamment. Ne serait-ce que pour ne pas décourager un corps enseignant qui se sent ballotté au fil des remises en cause et des réformes largement surjouées, il faut comprendre et assumer le passé, et se proposer des horizons moins immédiats que ceux des échéances électorales.

 

Alain Boissinot

Ancien recteur, ancien directeur de l’enseignement scolaire

 

Boissinot : Scénarios pour décentraliser l'éducation

Boissinot : Des programmes au curriculum

 

 

 

Par fjarraud , le vendredi 13 mai 2016.

Commentaires

Vous devez être authentifié pour publier un commentaire.

Partenaires

Nos annonces