Bruno Devauchelle : Numérique : Quand l'entreprise entre par la fenêtre... 

Le monde de l'école s'interroge depuis de longues années sur son lien avec le monde des entreprises. C'est d'abord l'enseignement technique et professionnel qui est au premier rang de ces relations. C'est dans cet enseignement que cela est le plus "naturel". Mais les récentes affaires de partenariat entre l'école et les entreprises (cf. Microsoft et Cisco) ont remué suffisamment les uns et les autres pour montrer que ce lien n'est pas aussi simple qu'il parait, surtout lorsque l'on sort de l'enseignement professionnel et technique. L'histoire de la scolarisation s'est bâtie contre le travail des enfants au XIXe siècle. Cela a laissé des traces dans l'imaginaire collectif.

 

Des conditions d'usage particulières

 

 La technicisation de l'enseignement général s'effectue désormais au travers de l'informatique et de ses multiples descendants numériques. Hormis les chaises, les tables, le tableau et la craie, l'école traditionnelle ne laisse pas de place, a priori, aux objets techniques et donc aux entreprises qui les diffusent. Les premiers objets techniques qui parviennent à franchir la porte de la salle de classe, sont surtout des objets scolarisés : le TBI en est un bon exemple et certaines classes tablettes en sont un autre. Historiquement, l'on attribuait aux nouvelles techniques d'information et de communication des vertus éducatives à priori (téléphone, projecteur diapo, radio-TSF, téléviseur etc.), de nombreuses illustrations ou photos en témoignent. Aussi afin de confirmer ces propos initiaux, les vendeurs construisent un environnement complémentaire qui "scolarise" la technique en l'habillant de vertus scolaires, quand ce n'est pas simplement en y intégrant des gestes scolaires d'élèves ou d'enseignants. L'intention pédagogique intégrée au dispositif ou à l'artefact en facilite la vente à défaut de l'usage, comme le marché des TBI et autres l'ont montré.

 

Entre un imaginaire d'opposition d'une part et l'irruption de technologies très nouvelles dans la salle de classe, on comprend aisément les craintes et toutes sortes de résistances. C'est surtout l'écart entre les promesses des promoteurs et les réalités d'usage qui ont renforcé cette résistance (cf. les ordinateurs dans les placards, figure générique du plan IPT de 1985). A cela il faut ajouter que les conditions de mise en oeuvre, dans le contexte scolaire, sont bien différentes de celles du contexte des entreprises et administrations. Aussi certains fournisseurs ont du mal avec ce marché aux conditions d'utilisation si particulières. Entre l'autonomie pédagogique de l'enseignant, les marchés encadrés par plusieurs acteurs complémentaires et parfois concurrents (collectivités, services de l'état, établissement), les conditions d'usage bien différentes de celle d'une organisation de travail, il y a de quoi s'y perdre. Et cela sans compter le retour parfois inattendu de l'imaginaire de méfiance vis à vis du monde technique et de l'entreprise.

 

Un modèle entrepreneurial entre peurs et consolidation

 

La rapidité de développement des matériels, logiciels mais aussi des achats et des usages de tous les objets qui, à base d'informatique constituent l'univers numérique, s'appuie sur un modèle "entrepreneurial" impressionnant. Ce modèle fondé sur l'innovation a priori invite à offrir rapidement "autre chose" de nouveau donc supposé meilleur, un progrès. C'est sur ce modèle que s'appuie le sentiment de mouvement permanent, appuyé par l'obsolescence rapide, programmée ou non, des produits, objets que nous achetons. Nombre d'enseignants déplorent ce sentiment de devoir faire face à cette impression de mouvement perpétuel. Il est impressionnant ce modèle entrepreneurial car il parvient à créer des engouements multiples et à jeter des jeunes dans cette spirale d'innovation qui semble interminable sauf si elle débouche sur le rachat, à bon prix, par une autre entreprise. Celle-ci a comme but de pérenniser l'investissement initial, mais dans un cadre plus durable. On parle beaucoup de l'esprit start-up comme modèle, mais on oublie l'esprit consolidation, qui finalement est au coeur de nos vies quotidiennes. Avec les grandes sociétés à l'échelle mondiale le monde scolaire revient à sa méfiance initiale, appuyé aussi, en France en particulier, par une méfiance forte envers les modèles proposés en Amérique du nord aux USA en particulier. Et pourtant, bien que les grandes compagnies fassent peur (les fameux GAFAM et IBM n'en est plus comme dans les années 1980), ce sont elles qui, durables, installent le paysage de consolidation des techniques. Ce sont elles qui rassurent le particulier qui fasse à cet univers mouvant se sent presque rassuré.

 

Par sa puissance, son efficacité, sa rapidité, ce développement montre le passage d’une ère de mondialisation à une autre. Car si la mondialisation n'est pas nouvelle (rappelons la route de la soie ou autre phénomènes migratoires anciens), c'est la rapidité à laquelle l'échelle mondiale est atteinte pour la diffusion, la propagation, les échanges de toutes natures. C'est justement dans ce passage de l'innovation à la dissémination à l'échelle mondiale que permettent ces rachats. Ces sociétés qui durent dans le temps (prenez l'exemple d'IBM) sont celles qui assurent la stabilité de nos sociétés en lien avec les systèmes politiques et militaires. On vante trop souvent les vertus de la nouveauté, de l'innovation et pas assez celle de la stabilité, de l'assurance de qualité. La nouvelle forme de mondialisation qui a émergé à partir des années 80 est fondée sur l'accélération et l'augmentation de l'information et de la communication. Ce phénomène, au-delà du renouveau des techniques suppose aussi des infrastructures stables, des fondations. Ce qui caractérise récemment cette évolution c'est la confrontation entre les Etats et les entreprises mondialisées.

 

L'entreprise entre par la fenêtre

 

Cette dimension de l'évolution de notre environnement technique social et économique nous concerne tous. C'est en particulier l'éducation qui est concernée car elle a la responsabilité de préparer les jeunes au monde de demain. L'innovation permanente donne le tournis. Or l'éducation est confrontée à cette tension entre innovation et stabilité. La mondialisation, dans ses nouvelles modalités, renouvelle la question culturelle et citoyenne. L'éducation se trouve là encore en tension entre le local et le global, le stable et le mouvement, l'individu et le collectif. Les entreprises du monde de l'information communication ont pris une importance majeure sur un plan culturel et social. Désormais l'école ne peut plus rester "à bonne distance". Elle est courtisée d'une nouvelle manière. Mais ce n'est pas elle uniquement qui est concernée, mais bien davantage l'ensemble des citoyens au premier rang desquels les élus.

 

Le monde de l'entreprise, au travers de ses produits, est entré dans l'école par la fenêtre, après être entré par la porte. Pas par effraction, bien sûr, mais ce ne sont plus les prescripteurs du monde scolaire (les décideurs, les responsables du monde éducatif, les enseignants) qui portent cette entrée, ce sont les élèves eux-mêmes et aussi leurs enseignants, mais en tant que citoyen consommateur, avant de le faire en tant qu'éducateur. Cette mutation est profonde. Elle mérite toute notre attention car les enjeux de société sont particulièrement importants. Saurons-nous encore "faire des choix" indépendants et conscients dans les années à venir ?

 

Bruno Devauchelle

 

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Par fjarraud , le vendredi 06 mai 2016.

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