Le film de la semaine : « Mékong Stories » de Phan Dang Di 

Alors que les cinématographies d’Asie se diffusent de plus en plus largement dans le monde et sur les écrans français, la production vietnamienne reste quasiment invisible. « Mékong stories » fait figure d’exception. Après « Bie, n’ai pas peur », son premier long métrage, primé en 2010 dans de nombreux festivals, Phan Dang Di choisit à 40 ans de revenir en arrière, au moment où il était étudiant en cinéma à l’école de Hanoi. Pour ce faire, il nous transporte dans le Vietnam des années 90 alors que l’embargo américain, dernier signe tangible de la guerre entre les deux pays, vient d’être levé. Le Vietnam affronte alors une mutation économique considérable, visible à l’œil nu, dans une grande métropole comme Saigon où nous nous trouvons. Ses héros sans sécurité financière ni certitude affective confrontent leur désarroi et leur trouble aux barrières intimes et aux tabous sociaux qui entravent leurs rêves. Et « Mékong stories » nous propose le portrait émouvant et fragmenté d’une jeunesse vietnamienne, en une forme épurée et mélancolique, qui fait tout son charme.

 

Au bord du Mékong, trio de jeunes incertains

 

Nul didactisme dans la démarche du réalisateur. Les premiers plans accompagnent lentement notre vision à la surface du Mékong, à la vitesse d’une embarcation légère. Puis, la caméra s’oriente vers la rive et nous fait découvrir les baraques en bois, agrémentées de toiles qui la bordent. A l’arrière-plan se dessinent grands immeubles, constructions en cours et grues géantes découpant le ciel. Nous nous arrêtons aux abords d’une petite maison. Le bateau accoste, un homme en descend accueilli par une jeune fille en blanc. Sans que les identités soient définies, nous avons l’impression d’assister à un repas collectif auquel la présence d’un garçon est réclamée. Ce dernier, resté au premier étage, d’où est cadrée la scène, poursuit dans la pénombre jaunie d’un petit labo le développement de clichés. En fait, il s’agit de Vu, originaire de la campagne et étudiant en photographie. Il vient de s’installer dans un quartier pauvre de la ville et partage l’habitation avec deux amis, dont le séduisant Thang, ouvreur dans une boîte de nuit, petit trafiquant à ses heures. Rencontrée au cours de virées nocturnes en ville, la belle Van, danseuse de cabaret, rêvant d’intégrer un corps de ballet sème bientôt le trouble et répand une douce sensualité.

 

Entre jungle urbaine et forêt mythologique

 

Même si notre regard s’attache aux pas de l’apprenti photographe, emporté par sa passion du reportage, notre vision s’élargit par touches successives, par bribes de séquences au gré des incursions dans la ville tumultueuse et des excursions dans la nature forestière profonde et luxuriante alentour, ponctuées par des haltes régulières dans la petite maison en planches au bord du fleuve. Et se dessine, en même temps que le roman d’apprentissage d’un jeune homme et de sa petite bande d’amis, le portrait mouvant et incertain d’un groupe de jeunes vietnamiens à l’orée des années 2000 dans un pays en phase récente d’essor économique. Atmosphère de fête, langueur de la danse dans les boites et les dancings, autrefois réservés aux étrangers, maintenant accessibles aux jeunes. Désoeuvrement, petites combines en tous genres, coups bas et règlements de compte violents font aussi partie du quotidien de garçons et de filles qui paraissent aspirer à entrer dans une société, dont ils ne connaissent pas les codes. Avec le temps, les protagonistes nous paraissent plus à l’aise dans la déambulation, la sieste silencieuse au soleil ou les jeux sensuels à l’ombre que dans l’exercice de la parole ou l’explicitation de leurs envies.  Quelques entrées dans la forêt voisine, sur la rive d’en face, nous font pénétrer dans un autre monde, dans un milieu humide et touffu, fait de hauts arbres aux racines enchevêtrées. S’y produisent des événements étranges, comme les bains de boue pratiqués au fond d’immenses bassines à ciel ouvert, voire des actes inhumains, comme le rapport sexuel violent entre le père de Vu et la jeune fille, à même le sol, dans la boue. Aucune complaisance cependant dans la mise au jour des relations complexes entre le désir sexuel et son assouvissement dans une société où l’interdit par rapport à l’homosexualité en particulier demeure prégnant.

 

Filmer une jeunesse en devenir

 

Les héros de Phan Dang Di parlent peu. Ils s’expriment davantage par la violence physique ou les élans de sensualité. Vu prend cependant progressivement conscience de son amour pour Thang alors qu’il reste attiré par Van. Il ne peut cependant céder à l’injonction paternelle ni à la pression sociale. Dans un contexte où bien des forces s’opposent à leurs aspirations personnelles, où les adultes brillent par leur absence ou leur hostilité criminelle, les protagonistes ne renoncent pas à leurs rêves, en dépit des échecs et des impasses. Sous l’impulsion du cinéaste qui jongle avec les règles de l’industrie cinématographique et la censure d’un régime autoritaire, la fiction épurée recompose peu à peu une mosaïque poétique et mélancolique, par confrontation de l’ombre et de la lumière, de la trépidation urbaine et de la lenteur du fleuve, par alternance des bruits réalistes de la ville et du silence peuplé de l’inquiétante forêt, par mouvement de balancier entre la rudesse et la douceur. Ainsi « Mékong stories » nous livre-t-il une vision de l’imaginaire de jeunes vietnamiens à un tournant de l’histoire de leur pays, tout en préservant le caractère énigmatique et flottant de cet âge de la vie.

 

Samra Bonvoisin

« Mékong stories », film de Phan Dang Di-sortie le 20 avril 2016

Sélections, festival de Berlin, Trois continents de Nantes (prix du Jury Jeune), de Sarlat

 

Par fjarraud , le mercredi 20 avril 2016.

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