Philippe Meirieu : Pour que vivent les lycées professionnels ! 

Invité par le lycée professionnel Jean Guéhenno de Saint-Amand-Montrond à l’occasion du trentième anniversaire du journal lycéen « Le Mur » (1), j’ai pu, à cette occasion, rencontrer, tout à la fois les cadres et les enseignants de l’établissement, les parents et partenaires locaux, mais aussi les élèves avec qui Jean-Pierre Marcadier, professeur de Lettres-Histoire investi dans ce journal depuis sa création, avait organisé un vrai débat… Je connais, bien sûr, ce lycée (« Lycée des Métiers de la bijouterie ») depuis longtemps et j’ai eu la chance de pouvoir accompagner, modestement mais régulièrement, la superbe aventure du « Mur » : journal exceptionnel par sa longévité et sa qualité, il est aussi au centre d’un ensemble d’activités pédagogiques remarquables : voyages d’études, échanges internationaux, rencontres culturelles, recherches d’archives, travaux sur l’histoire locale, collecte de témoignages, créations artistiques interdisciplinaires, tutorat entre élèves, groupes de réflexion, etc. On ne peut qu’être frappé, face à tout cela, par l’excellence – et j’emploie ici ce mot à dessein – du travail accompli. Au moment où le traitement médiatique du « classement des lycées » fait largement oublier, une fois de plus, les lycées professionnels, il me paraît important de le souligner.

 

Élitisme et excellence

 

Nous souffrons, en effet, d’une confusion particulièrement fâcheuse, et profondément ancrée dans les représentations françaises, entre l’élitisme et l’excellence : l’élitisme, fût-il « républicain », est, en effet, fondé sur la sélection des élèves à travers l’enseignement général, sélection qui conduit, par le processus bien connu de la distillation fractionnée, des classes primaires jusqu’aux classes préparatoires aux grandes écoles… et à la « promotion Jacques Attali » (promotion 2025-2026) de l’École Nationale d’Administration ! On peut tenter de « démocratiser » cet élitisme en drainant quelques élèves de Zones urbaines sensibles vers de prestigieux lycées de centre ville, voire des grandes écoles… Mais la « discrimination positive » est toujours ici une « dérivation individuelle » plus qu’une « promotion sociale ». On « sauve » quelques personnes qui assureront la présence de la « diversité » dans les « grands corps de l’État », on ne garantit nullement le véritable renouvellement de ces derniers. On soutient l’aspiration méritoire de quelques-uns, on ne crée pas de véritable espérance collective.

 

Plus encore : on entretient l’idée qu’un sujet ne pourrait « se réaliser », accéder à la création, développer des initiatives d’ampleur, faire progresser le collectif auquel il appartient et l’humanité tout entière, que par la « voie royale » des « études classiques »… Entendons-nous bien ! Il ne s’agit pas ici de remettre en cause le principe d’un « socle commun », surtout depuis que, fort heureusement, on a ajouté « la culture » aux « connaissances et compétences » : jamais nous n’avons eu autant besoin de culture, quelque métier que nous soyons amenés à faire, car toute profession travaille avec la complexité… Jamais nous n’avons eu autant besoin de nous nourrir des œuvres qui ont marqué l’émancipation des humains, pour lutter contre tous les assujettissements qui menacent... Jamais nous n’avons eu autant besoin de modèles théoriques pour comprendre le monde et y exercer la moindre responsabilité… On ne militera donc jamais assez pour un haut niveau de « culture générale » (l’expression ne me fait pas peur) porté par des exigences scolaires fortes pour toutes et tous, mais aussi par un développement volontariste d’une « formation tout au long de la vie » dégagée du modèle purement économique et adéquationniste de « la formation exclusivement pour l’emploi » !

 

Pour autant, la « normalisation » par l’enseignement général au-delà du collège devient de plus en plus insupportable : comment continuer à laisser croire que seules les études générales permettent la formation de l’humain et l’accès à un haut niveau d’exigence intellectuelle ? Oui : je dis bien « intellectuelle », car qui peut croire encore à la distinction stupide entre « métiers manuels » et « métiers intellectuels » ? Nous sommes heureux que le chirurgien qui nous opère soit un bon « manuel »… quoiqu’il soit à bac + 10 ! Comme nous sommes heureux qu’un agriculteur ait pris le temps de se former longuement à la permaculture puisque cela protège notre santé et contribue à sauver la planète ! Et puis, comment peut-on ignorer à ce point la réalité des métiers et exclure un charpentier ou un fraiseur, un cuisinier ou un cordonnier de l’excellence intellectuelle ? Rien n’est plus exigeant qu’un « objet », rien ne sollicite plus la modélisation, l’anticipation, la reprise minutieuse, le polissage des moindres détails. L’ « objet concret » témoigne bien mieux et bien plus de la perfection de la conception et du geste que certaines spéculations qui ne séduisent que grâce à la part d’hermétisme ou d’incompréhension qu’elles comportent. C’est pourquoi on reconnaît mieux une pièce de bois bien travaillée qu’on ne distingue un article conceptuellement solide. C’est pourquoi, paradoxalement, je gage que la médiocrité s’installe bien plus facilement là où l’absence de « référent objet » permet de jouer l’esbroufe et l’intimidation… c’est-à-dire dans les « hautes sphères » !

 

« L’égale dignité des voies de formation » ?

 

Qu’on aille visiter les expositions des « chefs d’œuvre » des Compagnons pour s’en convaincre : on y verra précisément à l’œuvre ce que Claude Lévi-Strauss décrit comme l’art de la miniature dans ce qu’il a de plus exigeant : quand on élabore une miniature, explique Lévi-Strauss, « la connaissance du tout précède celle des parties » : il faut donc avoir mentalisé un modèle complexe. Quand on construit un « chef d’œuvre », il faut avoir une « véritable expérience sur l’objet » et c’est ainsi que « l’on comprend comment il est fait ». Plus encore : Lévi-Strauss explique que cette fabrication a une « vertu intrinsèque » : elle « compense la renonciation à des dimensions sensibles par l’acquisition de dimensions intelligibles » (1)… Exactement la démarche par laquelle Platon définit la philosophie !

 

Évidemment, je ne dis pas qu’un « intellectuel » ou un « décideur » ne peuvent atteindre l’excellence : je dis qu’ils n’en ont pas l’exclusivité. Je ne suis pas naïf non plus : je sais que les élèves de bijouterie du lycée de Saint-Amand-Montrond sont privilégiés, au regard de cette démarche, par rapport à des élèves d’un lycée professionnel mécanique ou tertiaire… Mais quand même, ne pourrions-nous pas, enfin, prendre au sérieux collectivement l’affirmation tant de fois répétée de « l’égale dignité des voies de formation » ?

 

Il faudrait, pour cela, introduire, dès l’école primaire de vrais « enseignements de l’objet » et, déjà, une découverte systématique des métiers, en commençant par l’artisanat de proximité. Il faudrait, tout au long du collège, s’assurer que chaque élève a pu explorer des activités dites « manuelles » et y découvrir, tout à la fois, le plaisir qu’elles procurent et l’exigence qu’elles requièrent. Il faudrait cesser d’envoyer systématiquement en lycée professionnel les élèves en échec en mathématiques, en français et en langue vivante. Il faudrait donner, à tous les lycées professionnels, les moyens techniques et pédagogiques pour mettre en place une véritable « pédagogie du chef d’œuvre » mobilisatrice et formatrice… Et puis, Français, encore un effort pour être « républicains » ! Comment notre profession peut-elle refuser la bivalence des enseignants au collège – au nom de « l’exigence des disciplines » – en faisant mine d’ignorer qu’elle existe au lycée professionnel ? Comment pouvons-nous laisser le présentateur du « 20 heures » déclarer, chaque année, au mois de juin, le jour de l’épreuve de philosophie des terminales générales et technologiques, que « tous les élèves de terminale viennent, avec la philo, de passer leur première épreuve du bac » ? Que peut penser, en entendant cela, l’élève de terminale de lycée professionnel, qui a commencé à passer son baccalauréat il y a plusieurs jours ou semaines… et qui n’a pas de philosophie au programme ? Comment accepter aujourd’hui que l’on considère ces élèves comme incapables de s’intéresser aux questions de la vie, de l’amour, de la mort ? Quelle négation de leur existence ! N’y a-t-il pas là un véritable « état d’urgence » !

 

L’objet et la pensée

 

D’autant plus que, comme le montrent toutes les enquêtes (3), les élèves de lycée professionnel sont vraiment demandeurs de philosophie. Et j’ai encore pu le vérifier moi-même dans le débat que j’ai eu avec les élèves du lycée Jean Guéhenno. C’était le lendemain des attentats de Bruxelles. On sentait ces élèves habités par une multitude de questions qui se bousculaient dans leur tête : comment « vivre ensemble » quand on n’a pas les mêmes croyances ? Pourquoi des hommes se détruisent-ils eux-mêmes pour en tuer d’autres ? Et nous, notre métier, la bijouterie, n’est-ce pas dérisoire par rapport à tout cela ? De beaux « sujets de dissertation » ? Sans doute ! Mais de véritables interrogations existentielles aussi. Des interrogations qu’il faut, au moins, formuler et reformuler jusqu’à les rendre saisissables. Des interrogations qu’il faut nourrir d’expériences humaines et d’œuvres de culture. Des interrogations qu’il faut aider à conceptualiser si l’on ne veut pas abandonner ces élèves à leur chaos psychique, aux « joueurs de flûte » publicitaires ou aux emprises intégristes.

 

Notre débat avait lieu dans la salle du journal, tapissé des multiples exemplaires et des couvertures successives : j’y voyais, bien sûr, des échos à ce dont nous débattions et je me disais que ces élèves-là avaient la chance de participer à cette aventure du « Mur » grâce à laquelle, justement, ils pouvaient mettre les choses à distance, se dégager des clichés et entrer dans un univers symbolique qui, tout à la fois, donnait sens à leur « métier de lycéen » et les aidait à donner sens à leur vie. Je sais qu’il y a, dans bien d’autres lycées professionnels, des aventures comparables sur le patrimoine industriel ou la création de coopératives… Mais le destin intellectuel de trop d’élèves ne tient encore qu’à l’aléatoire de rencontres individuelles. Vous avez dit « droit à l’éducation pour toutes et tous » ? On en est loin.

 

Et puis, le hasard a voulu que cette visite coïncide pour moi avec la lecture du dernier livre de Matthew B. Crawford : « Contact – Pourquoi nous avons perdu le monde et comment le retrouver » (4). J’avais particulièrement apprécié le précédent ouvrage de ce philosophe américain, professeur de philosophie à mi-temps et réparateur de motos pour son autre mi-temps, « Éloge du carburateur – Essai sur le sens et la valeur du travail » (5) : il y prenait le contrepied de la « pensée managériale » qui « considère l’ethos artisanal comme un obstacle à éliminer » (6) et plaidait pour le caractère éminemment formateur du « travail manuel », contre la séparation du « faire » et du « penser » – prônée aussi bien par Taylor que Staline – et dressait le « portrait de l’homme de métier en philosophe stoïque ». « Prendre les choses en main », au sens propre du terme, permet, alors, de les « prendre en mains » au sens figuré, de se réapproprier son métier et de se redécouvrir capable de pensée, capable de penser… Dans son dernier ouvrage, le philosophe-mécanicien prolonge sa réflexion en partant de la question de l’attention (7) : il souligne que cette dernière doit être considérée comme « un bien commun », que nous devons donc lutter contre toutes les formes de « distraction systématique organisée » et que, pour la retrouver – et la construire chez nos enfants – nous avons besoin du « contact » avec l’objet. Mais pas de n’importe quel contact : une relation dialectique, explique Matthew B. Crawford, entre « la tradition » et « l’invention », entre ce que le passé nous a légué et ce que nous inventons pour le prolonger ou l’améliorer, entre ce que nous inventons pour le présent et ce que nous léguons aux générations futures.

 

Je ne suis pas certain qu’il existe de plus belle définition de l’acte d’enseigner, dès lors que nous ne le séparons pas de l’apprentissage réel de nos élèves. Car, « faire avec le passé », c’est transmettre le passé, mais dans un ”faire avec” et un ”faire pour”. Et « inventer pour le présent », c’est ”se saisir de ce qui est”, ”prendre en mains” les savoirs pour se les approprier et les transformer tout à la fois… Il n’y a plus alors, pour l’éducateur, de « métier manuel » ni de « métier intellectuel », car, comme le disait Jean-Jacques Rousseau, « c’est le métier d’homme que je veux lui apprendre »…

 

 

Il n’y a pas de hasard ! Je réfléchissais à tout cela, il y a quelques jours, avec Jean-Pierre Marcadier et ses collègues du lycée Jean Guéhenno. Un homme étonnant ce Jean Guéhenno ! Fils d’un cordonnier breton, contraint d’abandonner l’école à quatorze ans pour s’embaucher dans une usine de « galoches », il passa seul le baccalauréat avant, quelques années plus tard, d’accéder à l’École normale supérieure et à l’Académie française. Résistant farouche, il milita toute sa vie pour un projet d’émancipation collective qui ne laisse personne au bord du chemin. Dans la maison qu’il habita les vingt dernières années de sa vie, rue Pierre-Nicole à Paris, une plaque rappelle qu’il est l’auteur de la formule : « Les peuples, comme les hommes, se mesurent à leurs rêves. »

 

Philippe Meirieu

 

NOTES

(1) Site du journal : http://www.le-mur.fr/_mur/  … Abonnez-vous : vous ne serez pas déçu !

(2) Claude Lévi-Strauss, « La pensée sauvage », Paris, Plon, 1962, pp. 34 à 36.

(3) Cf. R. Establet, « Radiographie du peuple lycéen », Paris, ESF éditeur, 2005.

(4) Paris, La Découverte, 2016.

(5) Paris, La Découverte, 2009.

(6) « Le savoir faire artisanal signifie en effet cette capacité de consacrer beaucoup de temps à une tâche spécifique et de s’y impliquer profondément (…). Dans la novlangue du management, c’est là un symptôme d’introversion opérationnelle excessive ! On lui préfère de loin l’exemple du consultant en gestion, qui ne cesse de vibrionner d’une tâche à une autre et se fait un point d’honneur de ne posséder aucune expertise spécifique. » (p. 28)

(7) Cf. aussi, sur cette question : http://www.meirieu.com/ARTICLES/esprit-attention.pdf

 

 

 

Par fjarraud , le vendredi 01 avril 2016.

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