Le film de la semaine : « Sunset Song » de Terence Davies 

Comment croire encore au bonheur quand on est une jeune mère, fermière et veuve de guerre, dans l’Ecosse du début du siècle dernier ? En s’inspirant librement d’un roman de Lewis Grassic Gibbon, le cinéaste Terence Davies nous plonge au cœur d’une communauté rurale à la vie rude, confrontée aux changements industriels et au choc de la Première Guerre mondiale. En retraçant la dramatique épopée d’une famille de paysans pauvres, le réalisateur focalise notre regard sur le parcours hors du commun de son personnage principal, une jeune femme au caractère bien trempé. A travers la figure exceptionnelle de Chris, « Sunset Song » dessine en effet le portrait sensible et romanesque d’une jeune femme, résistant aux coups du sort et aux déterminismes sociaux, portée par la passion de sa terre natale et l’amour de la vie, capable de préserver sa volonté d’indépendance et son rêve d’émancipation.

 

Désir d’éducation, loi de la famille

 

Survol d’un immense champ de blé ondoyant au milieu duquel nous découvrons une blonde adolescente assise, air songeur, regard clair, tourné vers un petit village au loin en contrebas.  C’est là dans la campagne écossaise du début du XIXe siècle que Chris va à l’école et vit avec sa famille. Excellente élève, elle caresse le rêve secret de devenir institutrice mais les circonstances en décident autrement. Entre les durs travaux de la terre et les activités ménagères répétitives, l’existence des Guthrie est conditionnée par l’ordre implacable, imposé par un père autoritaire et violent : Will, le frère ainé, régulièrement frappé à coups de ceinturon, la mère soumise à des grossesses non désirées et Chris, réduite au silence de toutes les façons du fait de sa seule appartenance à la gente féminine. Après l’arrivée de deux autres enfants (des jumeaux), la mort prématurée de la maman à bout de nerfs à la perspective d’enfanter à nouveau, le départ anticipé du frère aimé pour l’Argentine, une fois les derniers petits frères confiés à un oncle et à une tante, la sombre et terrible destinée de Chris, restée seule à la ferme pour s’occuper de son père malade, nous paraît scellée. Pourtant, la fille farouche parvint à échapper au mauvais sort et conquiert son indépendance par un déploiement exceptionnel de sa volonté. En une séquence d’une grande puissance d’évocation, le cinéaste nous rend physiquement perceptible cet arrachement. Le père, contraint au repos, allongé dans son lit, murmure à l’oreille de sa fille qu’il sifflera en cas de besoin et qu’elle fera désormais tout ce qu’il veut. Elle quitte la chambre paternelle, se réfugie dans la sienne. Peu après, tandis que le corps massif du malade s’effondre dans un bruit sourd sur le seuil, nous voyons Chris, collée contre la porte qu’elle a refusé d’ouvrir, comme elle n’a pas voulu entendre le sifflement de cet ‘ogre’, prêt à dévorer son enfant.

 

Idéal de bonheur, traumatisme de la guerre

 

Délivrée du joug paternel, la jeune fille, incroyable libre pour son époque, n’a de cesse de construire son indépendance. Elle reprend seule l’héritage familial et porte à bout de bras le travail de la ferme. Tout naturellement et sans crainte, elle va où la porte son désir et épouse Erwan, un fermier voisin, qu’elle aime et qui l’aime. Après une joyeuse cérémonie de noces, entre grande tablée et chants collectifs, la camera capte avec simplicité les émois sexuels des jeunes mariés, la fusion des corps et l’épanouissement quotidien de deux êtres qui se sont trouvés. Un bonheur sans nuage, auquel s’ajoute l’arrivée voulue d’un premier enfant, un fils prénommé Erwan, lui aussi. L’annonce de la déclaration de guerre survient comme un coup de tonnerre et le ciel s’assombrit brutalement. Le climat familial se tend au fil des départs volontaires de quelques amis au front jusqu’à ce qu’Erwan, opposé au conflit, ne s’engage à son tour, craignant l’accusation de lâcheté.

 

Lors d’une ‘permission’, le soldat, méconnaissable, le regard mauvais, revient cependant voir son épouse. Et une séquence terrifiante nous fait comprendre comment la guerre peut détruire psychiquement un homme et blesser profondément une femme. L’étreinte, autrefois pleine de tendresse et de respect mutuel, se transforme sous nos yeux en un accouplement violent dominé par la détestation de soi pour l’un et la solitude infinie pour l’autre. Malgré l’incompréhension et la peine, Chris attend pourtant le retour de cet époux perdu.

 

Centrée sur l’itinéraire de la jeune femme vaillante, son obstination à vivre pleinement, à refuser désespoir et fatalité, la fiction se déporte un temps sur l’égarement et la fin tragique de son mari aimé (ce dernier sera fusillé pour désertion). Quelques plans dans la boue et la désolation du champ de bataille, quelques autres donnant à voir la détresse et la mort du déserteur, peu convaincants, mettent d’autant plus en évidence la constance lumineuse de Chris, et nous nous languissons de cette dernière.

 

Une héroïne terrienne, éprise de liberté

 

On peut parfois regretter le manichéisme des situations poussées à l’extrême, des partis-pris de mise en scène appuyés et un hymne excessif à la terre d’Ecosse mais la personnalité de l’héroïne confère à cette épopée romanesque une complexité et une profondeur qui emportent l’adhésion. Sans se départir d’un arrière-plan mythologique (la terre et ses secrets, l’ogre et ses enfants, l’Ecosse et ses légendes), l’œuvre empreinte de lyrisme, nous offre aussi la vision du combat énergique d’une jeune femme qui ne choisit pas entre le pragmatisme (rester au pays natal, cultiver la terre) et l’aspiration au bonheur. La partition de Gats Waltzing fait entendre, selon le cinéaste, la ‘musique des saisons’. Elle donne aussi la mesure des battements de cœur d’une héroïne (subtilement incarnée par Agyness Deyn). Ainsi, en se mêlant aux airs de cornemuse et d’accordéon, entrecoupés de chants écossais mélancoliques, la musique de « Sunset Song » épouse-t-elle les séismes intérieurs de l’héroïne, fragile et volontaire, en quête de liberté, comme le tempo intime d’une femme en avance sur son temps.

 

Samra Bonvoisin

« Sunset Song », film de Terence Davies-sortie en salle le mercredi 30 mars 2016

Sélections officielles, festivals Toronto, San Sebastian, BFI Londres

Musique originale composée par Gast Waltzing-CD Milan Music

 

 

 

Par fjarraud , le mercredi 30 mars 2016.

Commentaires

Vous devez être authentifié pour publier un commentaire.

Partenaires

Nos annonces