Philippe Meirieu : « Pour le symbolique, nous n’avons pas grand chose en magasin… » 

Cette jeune collègue, professeur des écoles débutante, vient d’être nommée dans une école de banlieue pour y effectuer un remplacement de quelques jours. Elle apprend, en même temps que sa nomination, qu’elle va être inspectée dans les quarante-huit heures... Enthousiaste, cultivée, convaincue du caractère émancipateur des savoirs et de l’éducabilité de toutes et tous, elle sait que ce ne sera pas facile avec une classe qu’elle ne connaît pas et dans laquelle elle n’a pas pu mettre en place un minimum de rituels structurants. Les élèves vont la « tester », la pousser dans ses retranchements et n’hésiteront pas à la mettre en difficulté le jour de l’inspection : fini le temps, en effet, où les élèves se solidarisaient spontanément avec leur professeur à l’arrivée de « la hiérarchie » ! Aujourd’hui, rien ne peut empêcher la partie de bras de fer dès lors qu’un enseignant est « parachuté » et qu’il n’a pas pu construire sur la durée une relation exigeante et confiante à la fois avec sa classe. Mais l’enseignante doit faire face. Elle décide de construire deux séquences : une leçon de biologie sur la reproduction végétale et une étude de texte à partir d’un récit tiré de la mythologie grecque…

 

Mais, les choses vont mal se passer : à peine a-t-elle annoncé le thème de la leçon de biologie que les cris fusent : « On s’en fout M’dame de la reproduction des végétaux ! »… « Parlez-nous plutôt de comment on en… les platanes ! »… « Et toi, tu as déjà fait l’amour avec une carotte… ». Malgré la présence de l’inspecteur – qui n’intervient pas – la classe se déchaîne et même les menaces de punition ne parviennent pas à la calmer. L’enseignante continue néanmoins contre vents et marées et parvient à faire copier un vague résumé de la leçon, avant d’aborder la lecture du texte : « En ce temps là, Zeus était le plus important des dieux… ». Instantanément, elle est coupée : « Y a qu’un seul dieu et c’est Allah ! ». Elle tente de s’expliquer : « C’est une légende et c’était il y a très longtemps… ». Peine perdue : sa voix est couverte par ses élèves qui scandent en cœur « Allah Akbar… Allah Akbar… ». Arrivée du directeur alerté. Interruption de l’inspection : l’inspecteur comprend, il ne fera pas de rapport, il reviendra une autre fois.

 

L’École : un institution menacée ?

 

On dira que, de toute évidence, une telle situation est assez rare, qu’elle est tout à fait conjoncturelle et qu’on ne peut en tirer aucune leçon. Est-ce si sûr ? Il est vrai que l’enseignante est jeune et fragile. Il est vrai que le quartier est particulièrement difficile et cette classe réputée « impossible ». Il est évident qu’une remplaçante est une proie idéale pour ces élèves et il est parfaitement possible qu’elle ait mal choisi les thèmes de ses séquences… Mais, pour autant, ce qui s’est passé là, de manière sans doute « grossie », est révélateur de bien des choses.

 

C’est d’abord, bien évidemment – mais il ne faut jamais hésiter à le rappeler –, une des conséquences de notre histoire coloniale et de notre urbanisation irresponsable ; c’est aussi l’un des effets d’une situation géopolitique marquée par un conflit israélo-palestinien qui s’enkyste depuis des années et gangrène progressivement toute la planète… Mais c’est, plus près de nous, le signe d’un échec radical de notre politique de la ville en matière de mixité sociale : nous sommes bien là dans un « ghetto », c’est à dire un quartier où les phénomènes claniques et la soumission à la norme en vigueur viennent contrecarrer les principes fondateurs de toute socialité républicaine. Il n’y a pas d’autre loi que la loi du clan et « instituer de l’École » est ici une gageure : comment, en effet, faire entendre que la classe est régie par l’exigence de précision, de justesse et de vérité, dans le respect de chaque personne, alors que règnent, dans tout son environnement, l’emprise absolue de gourous et la violence de stéréotypes archaïques et sexistes ? Comment tenir encore une vague promesse scolaire (« Travaille et tu réussiras… ») quand le chômage de masse gangrène tout le quartier et que la seule perspective offerte aux jeunes est de s’investir dans un quelconque trafic pour tenter d’accéder à quelques-uns des gadgets que leur fait miroiter la machinerie publicitaire ? Comment les mobiliser sur des enjeux sportifs ou culturels quand les mouvements d’éducation populaire qui, jadis, leur offraient la perspective de s’investir dans une activité collective ont été largement décapités ? Comment leur transmettre le désir de s’intégrer quand tout le tissu social, autour d’eux, des services publics aux commerces de proximité, s’est désintégré ?

 

Notre responsabilité collective de citoyens est, ici, terriblement engagée : comment avons-nous pu plébisciter des politiques qui ont permis que s’installent de telles situations ? Comment pouvons-nous fermer les yeux sur le caractère terriblement velléitaire des décideurs dans ce domaine ? Comment pouvons-nous tolérer une politique de la ville en telle déshérence et une politique sécuritaire qui s’acharne à masquer les symptômes au lieu de s’attaquer aux véritables causes de ce désastre ?

 

Soyons clair : le combat, sur ce terrain, est évidemment politique ! Mais il est aussi institutionnel et pédagogique. L’Éducation nationale a, en effet, une responsabilité propre et la pédagogie – nous devons impérativement le postuler, au risque d’être acculés à la démission – est loin d’être impuissante. Ainsi, peut-être, aurait-on pu s’efforcer de faire exister dans ce quartier, malgré son caractère profondément sinistré, une véritable « maison d’École » ? A l’image, au moins, de ces tentatives exemplaires qu’on voit émerger parfois dans des camps de réfugiés, des bidonvilles ou des espaces ruraux totalement désertés : quand, face à l’adversité, des adultes se coltinent la construction d’un « espace hors menaces » où des rituels permettent d’apaiser les pulsions et de partager la culture… Mais il eût fallut, pour cela, qu’on nomme dans cette « banlieue difficile » des enseignants chevronnés, reconnus pour leurs compétences, déchargés pour travailler en équipe, accompagnés de façon régulière par des formateurs, déterminés à mettre en place des structures susceptibles de pacifier l’atmosphère, décidés à engager des relations étroites et constructives avec les parents, capables de ne rien lâcher sur le fond sans, pour autant, brutaliser quiconque. Cela existe ailleurs, bien sûr, et l’Éducation nationale a même fait quelques efforts pour encourager ce mouvement… Mais pas ici, de toute évidence… malgré l’existence dérisoire, dans nos rectorats et inspections académiques, de services de « ressources humaines » ! Il eût fallu aussi penser à former spécifiquement des remplaçantes et remplaçants pour éviter d’assigner à cette tâche des néo-titulaires qui ont imprudemment mis cela en dernier vœu pour éviter un déménagement… Bref, il eût fallut renouer avec l’inspiration fondatrice des « zones d’éducation prioritaires » !

 

La raison destituée

 

Mais, malgré tous nos efforts politiques et institutionnels, je suis convaincu que nous ne pouvons pas éviter de nous interroger sur la dimension proprement pédagogique de ce qui se passe parfois dans nos classes difficiles et qui a contribué à mettre gravement en échec la remplaçante que j’évoquais tout à l’heure. Au cours de l’entretien que j’ai eu avec elle après son « aventure », elle m’a lâché cette phrase : « Aucun discours rationnel n’a prise sur ces élèves ! ». Là est bien le problème majeur. « Comment faire entendre raison à celui qui n’a pas choisi la raison ? », se demande, en d’autres termes, Platon au tout début de La République ?

 

Car, notre école a fonctionné, depuis sa création, avec un implicite qui, de Descartes à Jules Ferry et jusqu’à Victor Hugo, postulait que « le bon sens », « l’explication convaincante » et « la démonstration rationnelle », pouvaient – devaient même ! – faire reculer automatiquement l’ignorance, détruire les préjugés, abolir les superstitions et, pour tout dire, éradiquer, tout à la fois, les croyances dangereuses pour la République et la tentation de la barbarie. Postulat heuristique sans aucun doute puisqu’il nous a permis, et nous permet encore, de construire de beaux échafaudages programmatiques où s’engrènent dans une cohérence conceptuelle presqu’inattaquable l’apprentissage des savoirs et des comportements, la formation de l’esprit et celle du jugement, les savoirs scientifiques et l’accès à la citoyenneté. Postulat heuristique encore aujourd’hui puisqu’il permet aux didactiques de se développer et, quand elles intègrent la question des « représentations » ou des « conceptions préalables » des élèves, de comprendre « ce qui bloque » afin d’esquisser des protocoles permettant de « dépasser un niveau de représentations pour le stabiliser à un niveau supérieur »… Mais postulat qui butte sur l’expérience historique du mal absolu : comment des individus appartenant au peuple le plus cultivé du monde, nourris de Kant, Hegel et Husserl, ont-t-il pu perpétrer ou absoudre les abominations que l’on sait ? Et postulat qui butte, aussi, sur la faille épistémologique mise en évidence par le Prix Nobel d’économie Daniel Kahneman : étudiant la manière dont nous nous comportons  et prenons nos décisions, il identifie deux registres de pensée qu’il nomme « système 1 » et « système 2 » ; le premier renvoie aux « sentiments primaires » et à des croyances que l’on refuse de remettre en question car elles permettent des réponses rapides et quasiment automatisées… le second exige un effort, jamais achevé et que nul ne peut effectuer à la place de quiconque, de contrôle de soi, de prise en compte d’un ensemble de données souvent contradictoires et de mise en œuvre d’une pensée réflexive élaborée (1)… Or, nul ne peut prétendre détenir le « commutateur miracle » qui permet de passer du « système 1 » au « système 2 » !

 

Pour avancer sur cette question, qu’on me permette un détour à caractère anthropologique. C’est Claude Lévi-Strauss qui, dans « La Pensée sauvage » (2), montre la limite de la « rationalité » conçue comme catégorisation « fonctionnelle » (« C’est utile pour ceci ou pour cela… ») ou taxonomique (« Les choses se comprennent en fonction des catégories construites à partir de leur apparence et de leur fonction… »). Il souligne, en effet, que, pour les Indiens du nord-est des Etats-Unis comme pour les peuples sibériens et les « primitifs » de « toutes les régions du monde », « les espèces animales et végétales ne sont pas connues pour autant qu’elles sont utiles : elles sont décrétées utiles parce qu’elles sont d’abord connues. » C’est ainsi que des « sauvages » peuvent passer à côté de baies sauvages savoureuses sans les toucher… et faire, par ailleurs, des marches épuisantes dans la forêt pour cueillir des plantes sacrées dont ils font des concoctions nauséabondes. Autrement dit : le symbolique surdétermine le fonctionnel.

 

Voilà, d’ailleurs, quelque chose dont nous faisons la triviale expérience tous les jours. Nous ne nous habillons pas seulement pour nous protéger du froid, sinon nous porterions tous les mêmes vêtements : nous nous habillons pour nous inscrire dans un collectif et nous en distinguer tout à la fois. Nous ne mangeons pas seulement pour nous nourrir, mais aussi pour nous rassembler (autour de la table qui nous unit et sépare à la fois), pour scander le temps de la journée et satisfaire nos aspirations gustatives et esthétiques. Et si un discours, parfaitement argumenté et rationnel, nous enjoignait de manger de la viande de chien, nous n’y obéirions pas pour autant. C’est que le chien occupe, dans nos sociétés, un place symbolique particulière qui n’est pas celle d’un animal de boucherie : c’est un compagnon à qui l’on peut tout dire sans craindre d’être contredit et qui partage nos malheurs avec une compassion sans pareille. Cette « place symbolique » défie toute rationalité scientifique !

 

Toutes proportions gardées, il en est de même pour les « savoirs scolaires » que refusent certains de nos élèves dans nos classes : inutile de perdre du temps à démontrer rationnellement leur importance et leur utilité, inutile de s’acharner à expliquer leur véracité… ils sont d’avance disqualifiés ! La pédagogie doit alors jouer « sur une autre scène » : non en renonçant aux savoirs, mais en leur donnant la valeur symbolique qui leur permet d’être entendus comme des « enjeux » et pas seulement comme des « utilités scolaires ».

 

Plagions Lévi-Strauss : « Les savoirs scolaires ne sont pas connus parce qu’ils sont utiles, ils sont décrétés utiles parce qu’ils sont d’abord connus. » Et ajoutons : c’est pour cela, pour une large part, que les élèves des milieux favorisés réussissent mieux à l’École. Et c’est pour cela que nous avons à montrer aux autres élèves que ces savoirs peuvent prendre place dans leur univers symbolique pour contribuer à leur satisfaction et à leur émancipation. La question du plaisir d’apprendre (3) n’est donc pas une question de nanti, tout au contraire : elle est une question décisive pour les plus en difficulté. C’est à partir d’elle et sur des savoirs qui ne sont pas nécessairement valorisés par l’institution scolaire – mais qui sont néanmoins de « vrais savoirs » – que peut, parfois, se jouer le passage du « système 1 » au « système 2 » : en se confrontant avec des objets complexes, grâce à un travail appelé bien à tort « manuel » (4) ou encore dans le cadre d’une création artistique. C’est aussi en inscrivant notre enseignement dans l’aventure des savoirs et en montrant comment ils ont émergé dans l’histoire des humains, dans quels conflits ils ont été impliqués et pourquoi ils nous ont libérés de nos chaînes, que nous laisserons entrevoir leur pouvoir émancipateur et feront peut-être vaciller quelques certitudes.

 

Nos savoirs, en restant sur la seule « scène scolaire », comme des « essences éternelles et immuables » destinés à évaluer le niveau des élèves, n’ont guère de chance de devenir un jour attractifs pour ceux qui en sont le plus éloignés. En revanche, s’ils s’inscrivent dans une « mythologie de la connaissance », sont habités par des forces qui dépassent, et de loin, les seuls enjeux curriculaires, alors pouvons-nous espérer qu’ils entrent dans leur univers symbolique et, ouvrent, peut-être, à la possibilité de la rationalité. Car la rationalité elle-même n’est mise en œuvre que portée par un désir, lui-même inscrit dans une configuration mentale assumée et partagée à la fois. « On ne fait pas entendre raison à celui qui n’a pas choisi la raison » : et nul ne choisit la raison si elle ne s’intègre dans sa construction identitaire, si elle ne fait sens dans une aventure dont il est partie prenante. Il faut avoir éprouvé ce que la raison a de pouvoir libérateur, il faut avoir été impliqué, d’une manière ou d’une autre, dans ses combats contre l’obscurantisme et l’aliénation, il faut avoir goûté à la jouissance intellectuelle qu’elle procure, pour en faire un élément décisif de sa construction identitaire… Or, je ne suis pas certain que nous ayons bien pris la mesure de cela et que nous en ayons tiré toutes les conséquences pédagogiques et didactiques pour la scolarité de nos enfants !

 

« On ne supprime que ce que l’on remplace… » (Régis Debray)

 

Aurons-nous, pour autant, résolu tous les problèmes ? Ne nous cachons pas derrière notre petit doigt. À côté d’un Islam humaniste, riche de son histoire et de sa culture, ouvert à la possibilité d’une démocratie politique, la montée de l’Islam intégriste et de ce que l’on nomme la « radicalisation » nous complique considérablement la tâche : notre institutrice remplaçante en a fait la rude expérience. Et cela pose une question que l’on n’ose pas toujours regarder en face : qu’avons-nous en offrir à ces jeunes à la place de cet embrigadement mortifère ?

 

Car ils trouvent à portée de main un prêt-à-penser qui leur fournit toutes les réponses sans avoir à se poser de questions : quoi de plus pratique ? Ils disposent, clé en main, d’une structuration du temps et de l’espace, des moments et des lieux, qui leur permet de ne plus être, dans ce monde, des vagabonds condamnés à l’errance : quoi de plus rassurant ? Et puis, il y a le groupe fusionnel sous l’emprise du chef qui leur offre son inconditionnelle protection : quoi de plus sécurisant ? Et, enfin, les voilà avec une identité qui les transforme d’exclus en victimes, de victimes en vengeurs et de vengeurs en héros : quoi de plus exaltant ?

 

Face à tout cela – il faut bien l’avouer –, nous n’avons pas grand chose en magasin : l’idéal de la Nation et de la Patrie n’est guère prisé par ceux dont les parents et grands-parents en furent victimes, d’autant plus que sa récupération par l’extrême droite lui donne une désagréable odeur de moisi… Les grands récits « de gauche » peinent à se remettre du stalinisme et du maoïsme réunis, et la Corée du nord ne fait pas rêver grand monde… Les démocraties occidentales s’enfoncent dans une improvisation gestionnaire qui cache mal leur assujettissement au marché le plus ravageur… L’Europe s’empêtre dans une technocratie aussi pointilleuse qu’incompréhensible, bien loin du projet généreux de Jean Monnet… La laïcité – perspective à laquelle j’adhère personnellement sans réserve – est plus un cadre organisationnel qu’un idéal de vie : elle organise la coexistence pacifique des croyances et institue l’autonomie du « civique », mais ne fournit guère de raison de vivre. Pour reprendre une formule de Régis Debray, « c’est un cadre indispensable, mais il y manque le tableau » (5)… Quand à la « Raison universelle » – qui fut, parfois, l’objet d’un « culte » dans notre histoire –, elle est aujourd’hui totalement marginalisée par l’hégémonie du « capitalisme pulsionnel », le culte de l’immédiateté, la frénésie consommatoire et l’usage compulsif de nos prothèses technologiques…

 

À bien y regarder, pourtant, il y aurait quand même quelque chose en magasin : les théories et pratiques du « développement personnel » ! Dernier avatar de l’individualisme contemporain, le culte du « bien être », de la « sérénité retrouvée », de « l’harmonie avec son corps » font, aujourd’hui, fonction de « nouvelle transcendance » : une transcendance d’un nouveau genre, sans verticalité ni collectif institué, une transcendance largement commercialisée et qui – il faut bien l’avouer – fonctionne d’autant mieux qu’elle apparaît comme un remède efficace aux maladies du temps : le stress, la dispersion permanente, la sollicitation systématique de notre attention, l’interdit du silence, la perte de contact avec nous-mêmes et avec le monde… Mais je ne peux pas penser qu’il s’agit là d’une perspective d’avenir : on ne construit pas du « commun » avec du « chacun pour soi », fût-il l’occasion de belles satisfactions individuelles et de quelques rencontres fructueuses. Les théories et les pratiques du « développement personnel » ne sont porteuses d’aucun avenir : elles prennent acte d’un monde qui se défait et nous invitent à en faire notre affaire en limitant les dégâts pour nous et nos proches !

 

Alors, faute de pouvoir proposer une alternative à ce qui nous menace, faut-il succomber au nihilisme et se complaire, avec une jouissance narcissique malsaine, à prophétiser des catastrophes ? Je ne le crois pas. Je crois même qu’il y a un véritable avenir du « commun » et que nous devons le faire exister de toute urgence.

 

Et qu’il me soit permis, ici, de dévoiler, mezza voce, ce qui est devenu pour moi une conviction fondatrice : l’avenir du commun, c’est celui de notre Terre-Patrie. L’avenir du commun, la transcendance qui peut d’autant plus orienter nos énergies qu’elle renvoie, tout à la fois, à un mythe des origines et à un engagement pour notre futur, c’est Gaïa, tout à la fois la Terre-mère et la planète en danger. C’est elle qui conditionne notre survie même, par la solidarité de fait que nous entretenons avec le monde et tous ceux qui y habitent. L’avenir du commun, Gaïa, c’est l’avenir tout court…

 

J’entends bien ceux qui, ici, vont dénoncer un discours écologiste convenu. Mais pourquoi ce qui est « convenu » ne serait-il pas « convenable » ? Et, plus encore, pourquoi n’y aurait-il pas là un idéal possible pour mobiliser les humains et proposer à nos enfants de s’engager ? On critiquera aussi le caractère « abstrait » de cet idéal : mais il l’est de moins en moins, tant les dégâts du productivisme sont aujourd’hui visibles par toutes et tous. On dira enfin que le « commun » doit s’incarner dans des rites, avoir ses sanctuaires et ses fêtes, ses textes sacrés et sa liturgie… et que l’écologie pourrait bien être alors un retour assez pitoyable au paganisme des druides de jadis : c’est confondre là le « commun » et le « religieux » ; c’est oublier que la démocratie politique est encore dans les limbes, mais que rien ne nous empêche de nous battre, dès aujourd’hui, pour la construire en « instituant » – au sens le plus fort de ce mot – des « machines à fabriquer du bien commun » sur tous les territoires. Certes, nous savons bien que faire émerger du collectif n’est jamais chose facile et que les rivalités humaines qu’on nous décrit au plus haut sommet de l’État ne sont pas fondamentalement différentes de ce qui se passe au bureau de l’association bouliste de mon quartier. Mais on peut faire baisser la température de ces réacteurs dérisoires : à condition de situer les enjeux au bon niveau, celui de notre survie collective.

 

Rien, bien sûr, ne nous garantit aujourd’hui que les jeunes générations, enfants de ghettos de riches comme enfants de ghettos de pauvres, trouveront dans la défense de la Terre-Patrie un idéal à leur mesure. Et, a fortiori, rien ne nous assure que nous saurons leur proposer, pour cela, des institutions dans lesquelles ils auront confiance. Mais voilà ! D’une part, je crains que nous n’ayons rien d’autre en magasin. Et, d’autre part, je crois qu’il n’y a pas de plus gros enjeu pour demain. Disons alors que, dans ces conditions, ça vaut quand même la peine d’essayer.

 

 

Je ne me résigne pas. Je ne veux pas me résigner à laisser nos jeunes – qu’ils soient ou non « issus de l’immigration » – basculer dans des fanatismes nihilistes. Je n’exige pas de l’École, pour autant, qu’elle se lance dans un quelconque endoctrinement, fût-il écologiste et de bon aloi. Ce n’est pas là son rôle, même si, bien évidemment, elle a beaucoup à faire pour permettre à toutes et à tous de comprendre la profonde solidarité qui nous unit entre nous et avec la planète… Mais c’est à la société toute entière de prendre la mesure du vide qui habite notre jeunesse, des tentations qui la menacent et de l’impératif – que je voudrais « catégorique » – de lui offrir autre chose à quoi se dévouer que la consommation compulsive, l’arrivisme individualiste, le refuge dans des mysticismes de pacotille ou le djihad. Je me trompe peut-être sur la réponse, mais je ne crois pas avoir tort de poser la question.

 

Philippe Meirieu

 

NOTES

(1) Daniel Kahneman, Système 1, système 2 – les deux vitesses de la pensée, Paris, Flammarion, collection « Champs », 2016.

(2) Paris, Plon, 1962.

(3) Cf. Le plaisir d’apprendre (sous la direction de P. Meirieu), Paris, Autrement, 2014.

(4) Il faut absolument lire, à ce sujet, le nouveau livre de Matthew B. Crawford, Contact – Pourquoi nous avons perdu le monde et comment le retrouver (Paris, La Découverte, 2016) : il y montre parfaitement à quel point « l’engagement avec le réel » dans des activités concrètes, qui requièrent un investissement fort de l’intention et de l’attention, est, tout à la fois, un antidote efficace  à l’accélération et à la virtualisation imposées par nos sociétés et, fondamentalement, un vecteur permettant l’émergence de la pensée réfléchie et l’accès à une authentique liberté.

(5) Régis Debray vient de publier, avec Didier Leschi, un ouvrage extrêmement utile à mes yeux pour contribuer à définir ce « cadre » : La laïcité au quotidien – Guide pratique, Paris, Gallimard-Folio, 2016.

 

 

Par fjarraud , le vendredi 18 mars 2016.

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