Le film de la semaine : « The Assassin » de Hou Hsiao-Hsien 

Réjouissons-nous ! Après des années d’absence, le grand cinéaste taïwanais, Hou Hsiao-Hsien, nous revient et nous offre un chef d’œuvre surprenant. Doté d’une exceptionnelle maîtrise, à l’aise dans la fiction d’inspiration autobiographique (« Les Garçons de Fengkuei ») comme dans les évocations historiques (« Le Maître de marionnettes ») ou les portraits de jeunes d’aujourd’hui (« Millenium Mambo », le réalisateur virtuose revisite ici un genre populaire, ‘le film de sabre’. Dans le cadre d’une production coûteuse, au terme d’un long tournage chaotique entre la Mongolie intérieure et les studios de Taipei, le parcours initiatique d’une jeune justicière dans la Chine du IXe siècle se métamorphose sous nos yeux en une œuvre protéiforme et inclassable. Méditation sur la fragilité de la dynastie Tang et la précarité des empires, évocation contemplative du ‘cas de conscience’ d’une tueuse énigmatique, hymne à la splendeur silencieuse de paysages grandioses, brusquement déchirée par le surgissement des armes...Comme si nous pénétrions dans un tableau ancien en train de s’animer, « The Assassin »s’ouvre à nous, dans l’évidence de sa beauté.

 

Mission impossible pour la justicière solitaire

 

Après des années d’absence et d’éducation aux arts martiaux, dispensée par une nonne, Nie Yinniang revient auprès des siens. Un lourd conflit oppose alors la Cour impériale et ses provinces. L’une d’entre elles, la province de Weitbo se distingue par une hostilité grandissante. Elle est passée sous la direction de Tian Ji’an, cousin et ancien fiancé de Nie. Cette dernière en recevant la mission de tuer le gouverneur se trouve donc face un terrible dilemme : exécuter un homme auquel elle reste liée par le sang et le cœur ou quitter ‘l’ordre des assassins’.  Tirée de la littérature romanesque de l’époque, la fiction très documentée aurait pu donner lieu à une transposition littérale en un récit linéaire de la façon dont la ‘tueuse’, affronte le conflit intérieur et s’acquitte de sa mission. Une hypothèse faisant peu de cas de l’inspiration foisonnante du réalisateur asiatique.

 

Palette des décors, lieux du crime

 

Le prélude filmé en noir et blanc –silhouette féminine en costume long, chevaux à l’arrêt, grands arbres agité par le vent- laisse bientôt la place à la couleur. Un hommage au cinéma des origines selon le vœu du cinéaste qui installe l’évocation du passé de l’héroïne dans un climat d’étrangeté. Pour le reste, les accélérations de l’action comme les moments de lenteur contemplatives se déroulent dans trois espaces différents, chacun placé sous le signe de teintes dominantes. Rouge et ocre, or et blanc cassé pour les intérieurs (cour impériale, palais, foyers) de boiseries chamarrées en tentures chargées, de voiles légers en dorures rutilantes. Dégradés de gris et de bleu pour les hautes montagnes rocheuses et encaissées. Déclinaisons de vert pour les grandes prairies claires et les forêts sombres trouées par la lumière du soleil.

 

Cadrés en plan large, les lieux, saisis dans leur dimension intime ou dans l’amplitude de leur immensité, qu’ils soient habités, traversés par des cavaliers rapides, des paysans au travail ou des promeneurs solitaires, nous sont donnés à voir avant que le combat ou la mort ne survienne. Dans le silence ouaté d’une demeure ouverte sur l’extérieur par des panneaux coulissants, en partie cachés par une superposition de voiles, ou dans le calme d’une nature sauvage, tout à coup, la justicière au visage impassible, toute de noir vêtue, nous surprend par son irruption impromptue dans le cadre, autant qu’elle surprend la future victime. En quelques froissements d’étoffe et sifflements du sabre, le crime s’accomplit. Un corps s’affaisse, tombe sur le sol dans un bruit sourd. Parfois les cris des survivants ou des témoins déchirent le silence alentour. Une chorégraphie du passage à l’acte criminel tout en grâce et en esquives d’une rapidité telle que nous ne sommes pas toujours certains d’avoir assisté à un meurtre, d’autant que le sang ne coule pas.

 

La grâce précaire d’une peinture ‘vivante’

 

Nous percevons progressivement le déplacement des enjeux dramatiques : plus que le sort de la justicière en noir, nous sommes pris dans la contemplation de plans successifs composant et recomposant des tableaux qui s’animent. Le cinéaste choisit en effet de filmer en plans larges, souvent statiques, des paysages grandioses à l’intérieur desquels les hommes ont le temps de s’inscrire, et paraissent, la plupart du temps, si petits. Une impression renforcée par les partis-pris de cadrage lointain donnant toute sa mesure à la profondeur de champ et à la riche des arrières plans. La nature, somptueuse, s’impose dans sa majesté : les montagnes escarpées, les grands arbres de la forêt, les cieux immenses, les cris des oiseaux, le frémissement du vent, le lent écoulement du temps.

 

La subtilité du montage, faisant alterner les longues séquences contemplatives et silencieuses et le surgissement furtif des lames ou des poignards en quelques mouvements chorégraphiques, suggère la violence des protagonistes plus qu’elle ne la montre. Le rythme, avec ses embardées, ses saccades et ses longues ‘plages’ immobiles s’apparente davantage à une partition musicale, parfois soutenue par l’envoutante composition du musicien, Lim Giong.  Au fil de cette remontée en des temps lointains, dans un monde aujourd’hui englouti, Hou Hsiao-Hsien  fait revivre sous nos yeux toute une société hiérarchisée, ses rites et ses codes, ses convulsions mortelles. Le cinéaste redonne couleurs, formes et mouvements à une époque révolue tout en dessinant les contours de figures légendaires à l’instar de la hiératique justicière en noir qui ne sourit jamais. Aux côtés de cette héroïne à la stature mythologique (magistralement interprétée par Shu Qi), à son retour au village natal, nous prenons encore le temps de contempler, rêveurs, montagne, ciel et vallée. Nous sommes entrés dans le tableau.

 

Samra Bonvoisin

« The Assassin », film de Hou Hsiao-Hsien-sortie en salle le 9 mars 2016

Prix de la mise en scène, Festival de Cannes 2015 ; Prix décerné par la critique cannoise pour la musique à Lim Giong

 

 

Par fjarraud , le mercredi 09 mars 2016.

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