Philippe Meirieu : Enseigner entre « immersion culturelle » et « explicitation analytique » 

" Les pratiques pédagogiques sont condamnées à faire dialoguer situations d’immersion et situations d’explicitation." Partant de l'exemple d'une formation d'enseignants au numérique, Philippe Meirieu revient sur ce qu'est l'acte d'enseigner : une navigation entre une culture qui donne du sens et des savoirs techniques qui permettent d'entrer dans la culture...

 

Voilà un groupe de professeurs de collèges de toutes disciplines qui vient de participer à une formation en informatique. Pour la plupart d’entre eux, ils maîtrisaient déjà, bien évidemment, les principaux usages de la bureautique domestique, mais ignoraient, tout à la fois, les principes techniques du numérique tout autant que les logiciels et outils spécialisés. La séance de « débriefing » témoigne, d’abord, de leur satisfaction globale : ils se sont familiarisés avec un usage avancé de l’informatique et ont particulièrement apprécié de pouvoir manipuler des ordinateurs, des logiciels nouveaux, des TBI, etc. Certes, ils disent avoir besoin de s’approprier plus personnellement les outils dans leurs disciplines spécifiques et demandent un peu de temps pour réfléchir à leur intégration dans la pratique de la classe. Certains voudraient, d’ailleurs, une formation complémentaire plus centrée sur les contenus, permettant de bien identifier ce que l’on peut attendre de chaque usage. Ils ont raison : si le numérique comporte bien un ensemble de dimensions de plus en plus intégrées, ses usages pédagogiques sont multiples et l’on n’apprend pas la même chose avec un logiciel de simulation, une programme d’exercices d’application, un moteur de recherche documentaire, un logiciel collaboratif, etc. S’entraîner, rechercher, comprendre, décider sont des opérations mentales différentes, elles-mêmes à préciser, tant en matière de contenu que de niveau taxonomique… Bien sûr, les formateurs savent tout cela et renvoient les stagiaires à des travaux précis comme à de nouvelles propositions de formation. Ils soulignent aussi, à juste titre, que le travail d’appropriation se fera d’autant plus facilement que des équipes se constitueront pour cela dans les établissements…

 

La formation menacée par la complicité culturelle

 

Puis la discussion change de registre : une stagiaire souligne qu’elle s’est sentie, tout à la fois, intéressée et exclue. Étonnement général et incompréhension de la plupart des membres du groupe. Elle s’explique : « J’ai bien appris des choses, mais souvent j’ai trouvé que l’on allait trop vite, sans reprendre les bases. Parfois, j’avais l’impression que j’étais dans une réunion de geeks où plusieurs se comprenaient à demi-mots mais où j’étais une spectatrice un peu médusée… ». D’autres stagiaires prennent alors la parole pour relayer ce point de vue : « Oui, c’est un peu vrai. On a fait des découvertes, mais c’était une plongée dans le grand bain sans savoir nager ! Parfois, on coulait sans trop oser le dire… ». Ou encore : « Il y avait des gens qui comprenaient les techniques de base et d’autres, comme moi, qui ne voyaient que les manipulations sans savoir ce qui se passait derrière… ». Et même : « Ca fonctionnait un peu comme un club où des initiés travaillaient entre eux, tandis que d’autres, un peu complexés, s’accrochaient aux branches… ». Que s’est-il donc vraiment passé dans ce groupe de formation ?

 

De toute évidence, les formateurs, eux-mêmes passionnés par le numérique et particulièrement compétents en raison de leur engagement et de leur longue expérience, ont placé leurs stagiaires dans un « bain culturel » – celui dans lequel ils vivent eux-mêmes – sans toujours vérifier que chacune et chacun possédaient les références qui leur paraissaient, à eux, évidentes. Il n’est pas question, ici, de les juger – nous procédons souvent de la même manière sans nous en rendre compte – mais de repérer comment le groupe de formation a fonctionné : en privilégiant l’implication, d’emblée, dans la culture numérique et la mobilisation par l’usage plutôt que la formation par une démarche progressive et explicative. Ils ont donc pris le risque de laisser de côté ceux et celles qui ne partageaient pas, au moins pour une part, leur « culture »…

 

Ils auraient pu procéder autrement, de façon plus « traditionnelle » et « académique », en commençant, par exemple, par une histoire de l’informatique, avec les principes de la machine de Turing, et en poursuivant par la conception d’un ordinateur, avec ses différentes fonctions et commandes. Ils auraient ainsi progressé pas à pas, comme disait Descartes dans le « Discours de la Méthode », en « divisant chacune des difficultés (…) en autant de parcelles qu’il se pourrait et qu’il serait requis pour les mieux résoudre. », « pour conduire avec ordre (leurs) pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu, comme par degrés, jusqu’à la connaissance des plus composées ; et supposant même de l’ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres. » Mais nul doute que s’ils avaient procédé ainsi, ils auraient subi le reproche de s’enfermer dans une démarche trop « scolaire », de faire perdre du temps à ceux et celles qui maitrisaient déjà ce qu’ils expliquaient et de ne guère mobiliser les impatients qui étaient venus là pour se confronter dans détour au clavier et à l’écran…

 

La tension entre la priorité au « bain culturel » et la priorité à « l’approche analytique »

 

J’ai volontairement pris cet exemple vécu dans le domaine de la formation au numérique d’un groupe d’adultes : en effet, d’une part, on n’attend guère cette problématique dans ce domaine et, d’autre part, les adultes sont en mesure de la formuler, alors que des élèves, de toute évidence, ne l’auraient pas été. Néanmoins, adultes comme élèves vivent bien, dans toute entreprise de formation, la même tension : ou bien placer la « culture » en préalable de l’apprentissage, au risque de l’exclusion… ou bien placer les explications progressives en préalable du même apprentissage, au risque de la démobilisation. Dans le premier cas, le discours fonctionne prioritairement sur le registre de la connotation (avec le danger de privilégier la complicité culturelle avec quelques élus), dans le second il fait appel à un discours essentiellement dénotatif (avec le danger de sombrer dans ce que Célestin Freinet nommait la « scolastique »).

 

On aurait tort de considérer cette tension comme facilement dépassable par le simple « bon sens » : tout enseignant la retrouve en permanence. Il y a déjà plus de trente ans que Viviane Isambert-Jamati a montré, dans une étude célèbre sur l’efficacité de différents « types pédagogiques » dans l’enseignement du français, que les pédagogies « libertaires », qui privilégient l’expression spontanée et les approches globales, favorisent l’implicite et défavorisent les élèves de milieux populaires qui ne peuvent le décoder (1). Bourdieu et Passeron eux-mêmes avaient conclu « Les Héritiers », dès 1964, sur l’éloge d’une « pédagogie rationnelle », seule capable, à leurs yeux, de contrecarrer les phénomènes de discrimination engendrés par la prépondérance de critères culturels et sociaux très inégalement répartis dans le champ social. C’est sur ces bases que s’était développées la « pédagogie par objectifs » (« Ne rien exiger qui n’ait été annoncé et explicité »), puis la « pédagogie de la maîtrise » (l’organisation de curricula permettant de contrôler au plus près la progression de chacun) et, aujourd’hui, l’approche systématique des programmes par les « compétences ».

 

Entendons-nous bien ! D’une part, ceux et celles qui ont utilisé ces démarches, l’ont fait d’abord pour réduire les inégalités sociales à l’école et, si l’on peut contester leurs méthodes, on ne peut pas douter de leurs intentions. D’autre part, ils ne l’ont pas fait systématiquement de manière mécanique, selon les principes de « la barbarie douce » décrite par Jean-Pierre Le Goff, non sans une déplorable caricature (2). Enfin, ils ont, la plupart du temps, tenté de compenser ce « retour à la scolastique » par la mise en place de « projets » plus globaux susceptibles de « donner sens aux savoirs ».

 

Et, face à eux, ceux qui, attachés à la transmission de la « culture », ont mis leurs élèves dans des situations pédagogiques sans vérifier minutieusement que chaque élément était acquis, n’ont pas cherché délibérément la sélection : ils ont même pu susciter, de temps en temps, quelques sursauts d’élèves qui, entrevoyant les satisfactions de l’apprendre dans la posture et le discours de leur professeur, se sont mobilisés sur des objets de connaissance inconnus d’eux et de leur milieu social. Il n’y a pas que des « cours magistraux » rébarbatifs et inutiles, il y a aussi des paroles qui interpellent, suscitent la curiosité, laissent percevoir le plaisir d’apprendre et la joie de comprendre… De même, ceux qui ont pratiqué une « pédagogie de projet », autour de tâches complexes mobilisant leurs élèves sur des enjeux forts n’ont pas toujours oublié de vérifier les acquis de chacune et de chacun au fur et à mesure de l’avancée du travail collectif ; ils n’ont pas laissé naïvement les groupes d’élèves se cliver en catégories étanches de concepteurs, exécutants, chômeurs et gêneurs ; ils ont eu le souci de ne pas laisser leurs élèves s’engluer dans des rôles sociaux prédéfinis et de leur permettre, tout au contraire, de découvrir des horizons nouveaux et de se dépasser.

 

Gardons-nous donc de ces attitudes exclusives qui, en pédagogie, provoquent bien souvent des débats inutiles. Les pratiques pédagogiques sont condamnées à faire dialoguer situations d’immersion et situations d’explicitation. Heureuse condamnation qui permet aux élèves ces allers-retours entre une « culture » qui, même si elle ne peut être appréhendée complètement, donne sens aux savoirs techniques… et des savoirs techniques qui permettent d’entrer dans cette culture, de la saisir concrètement et de se l’approprier personnellement, en faisant progressivement des liens entre ses composantes.

 

Les formateurs « geeks » peuvent immerger leurs stagiaires dans leur « culture numérique » , mais à condition d’être attentifs à marquer les pauses nécessaires pour des explications analytiques indispensables aux néophytes. Comme les parents qui immergent leurs enfants dans un bain linguistique riche et varié, tout en isolant systématiquement avec eux des segments de langage qui feront l’objet d’une reprise maîtrisée… Les professeurs de français, d’histoire et de physique peuvent donc organiser des progressions rigoureuses, mais sans imaginer que leurs élèves progressent comme Descartes : ils ont, en effet, aussi besoin de saisir en quoi ces disciplines ne sont pas seulement des juxtapositions de compétences de complexité croissante, mais procèdent d’un projet, d’une vision, d’une manière de se saisir de la « réalité ». Et c’est ainsi, dans ce dialogue, qu’on échappe aux complicités culturelles implicites comme à l’enchaînement de savoirs techniques segmentés, c’est ainsi qu’on accède à l’intelligence de soi et du monde.

 

Philippe Meirieu

 

Notes :

(1)       Cf. Viviane Isambert-Jamati, Les savoirs scolaires : enjeux sociaux des contenus des enseignements et de leurs réformes, Paris, Editions Universitaires, 1990, chapitre 8 (en collaboration avec Marie-France Grospiron)

(2)       Jean-Pierre Le Goff, La barbarie douce, la modernisation aveugle des entreprises et de l’école, Paris, La Découverte, 1999.

 

 

Par fjarraud , le vendredi 04 mars 2016.

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