Dominique Glasman : Face au défi des jeunes en rupture, construire un En commun 

"Nul n’est tombé, tout petit, dans la marmite du communautarisme et de l’intolérance". Ce n'est pas le "vivre ensemble" que préconise le collectif C4R mais le "En commun". Le collectif organise les 27 et 28 novembre à Grenoble un colloque national sur le décrochage. Dominique Glasman, professeur émérite en sociologie à l’Université de Savoie, a conduit des recherches sur les dispositifs d'aide aux élèves (accompagnement scolaire, cours particuliers), sur la déscolarisation et, plus récemment, sur l'internat scolaire. Il est en ce moment engagé dans le collectif C4R à Grenoble et présente ce colloque.

 

Le collectif C4R organise à Grenoble un colloque les 27 et 28 novembre prochains  le titre est rare : « Face au défi des jeunes en rupture Construire un « En commun » comme visée éducative et comme principe d’action ». Que doit-on comprendre dans la notion de  en commun ?

 

 « En commun » comme visée éducative, cela signifie, pour nous, aider les jeunes à se construire dans et grâce à l’échange et la confrontation avec les autres jeunes, et c’est une manière de prendre de la distance avec l’idée omniprésente (même si la réalité l’est moins) d’individualisation. On y reviendra. « En commun » comme principe d’action, c’est une manière d’inviter tous les acteurs non seulement à travailler en « partenariat », chacun dans son rôle comme on dit, car on risque d’être dans une juxtaposition inefficace, mais à s’interroger ensemble, à s’interpeler, à construire des réponses qui ne soient pas fondées sur des schémas pré-construits ou sur des réflexes professionnels, mais sur une mise en confrontation.

 

On doit présenter le C4R qui est la cheville ouvrière de ce colloque.  Quelles sont les motivations de ce groupe ?

 

Créé voici trois ans à l’initiative de Bernard Gerde, co-fondateur du CLEPT, l’objectif du C4R est de faire travailler ensemble institutions et professionnels (Missions locales, PAIO,..) confrontés à la question des jeunes en rupture. Il s’agit de penser ensemble le problème et les voies possibles permettant à ces jeunes de reprendre  la main sur leur propre vie et à « s’en sortir », de proposer des formations croisant plusieurs regards et plusieurs compétences. Le colloque doit être un moment de construction, entre tous les partenaires composant le C4R, bien sûr, mais avec tous ceux et celles qui, à un titre ou à un autre, ont affaire aux « jeunes en rupture ». Une originalité du C4R est de proposer, parmi les solutions possibles pour ces jeunes en rupture, la reprise d’études.

 

Quelle différence faites-vous entre  ce que vous appelez un « en commun » et un vivre ensemble ?

 

Il y a, je crois, dans l’expression « en commun » un parti-pris d’objectif et de méthode. Il ne s’agit pas seulement de « vivre ensemble » en s’acceptant dans ses différences (ce qui est, bien entendu, un très bel objectif), mais de revendiquer ces différences pour en faire quelque chose (ce qui veut dire qu’elles peuvent être mises en débat), et de considérer que, ce qui construit chacun d’entre nous, c’est l’inscription dans un monde qui à la fois dépasse chacun et permet à chacun d’exister et de se déployer.

 

Dit de cette façon, c’est très banal. Ca le devient moins si on souligne l’écart pris ainsi par rapport à ce qu’on voit dans les media ou même dans certaines pratiques institutionnelles : une sorte valorisation de l’individu qui semble le détacher à la fois de ce qui a fait de lui ce qu’il est, comme s’il s’était « fait lui-même », et une sous-valorisation de ce que l’inscription dans un collectif lui apporte. On se construit, comme individu, avec les autres. Ce n’est pas une manière d’oublier l’individu au bénéfice du groupe, c’est une manière de permettre à l’individu d’être pleinement individu, c’est-à-dire pleinement social, relié aux autres.

 

Les documents de  préparation  du colloque envisagent  l’hétérogénéité  comme une opportunité à saisir.    Comment argumenter cette assertion face à des enseignants  qui pensent au contraire qu’elle est un inconvénient qui entrave leur efficience didactique et pédagogique ?

 

D’abord en ne niant pas que l’hétérogénéité, ou plutôt une trop grande hétérogénéité au sein d’un groupe que l’on a en face de soi, peut constituer une réelle difficulté dans la conduite de la classe au jour le jour. Mais aussi en invitant à revenir sur ce qui est « hétérogène » : les niveaux de connaissance, la maîtrise des techniques de travail intellectuelles, l’intériorisation des codes et des normes de l’école, la « bonne volonté » scolaire, le sens donné à la présence en classe, etc. Si on insiste en permanence sur ce qui distingue les élèves (et qui peut être réel), et sur l’écart de certains d’entre eux à la norme scolaire, l’hétérogénéité n’est effectivement pensée et ressentie que comme un problème. Si – et ce n’est pas facile ! - on prend le temps de chercher ce qui les rapproche, les fait se ressembler malgré leurs différences ou pourrait être mis en commun malgré l’apparente irréductibilité des acquis et des ambitions des uns et des autres, c’est un atout.

 

Mais il est vrai que, face à la réalité des conditions d’exercice du métier, c’est beaucoup plus facile à dire qu’à faire. Et c’est pourquoi un professionnel ne peut guère s’en tirer seul. Il a besoin de s’appuyer sur un collectif et d’affronter avec les autres ce défi de l’éducation ; la croyance à l’éducabilité ne persiste et ne trouve à se vivre que dans un collectif, tel qu’en constituent les équipes de certains établissements innovants (micro-lycée, CLEPT, etc.). En d’autres termes, le « en commun » dont il est question dans le colloque concerne autant les professionnels que les jeunes auxquels ils ont affaire, (c’est ce qui est entendu par « principe d’action »).

 

Vous prônez un bon usage du collectif plutôt qu’une extension  immodérée de l’individualisation  et vous précisez  que  la particularité et la différence deviennent une ressource  dont chacun devient bénéficiaire et porteur…Peut-on étendre cette  vision des choses aux établissements scolaires taraudés par le communautarisme et l’intolérance ?

 

Nul n’est tombé, tout petit, dans la marmite du communautarisme et de l’intolérance ; il s’agit de processus qui sont produits socialement et qui, effectivement, une fois produits, affectent la vie de certains établissements ou de certaines classes. Rien n’est plus négatif, pour des jeunes, que d’être considérés comme un bloc indifférencié (« tous les mêmes ») dont on insiste d’abord sur ce qui les distingue des autres (les enseignants, d’autres groupes d’élèves), ne serait-ce que parce que cette attitude contribue à entretenir un « communautarisme » que l’on veut dénoncer. D’où l’intérêt d’une prise en compte de chaque individu, de ses projets (déjà là ou à construire), de ses difficultés d’apprentissage, de ses conditions de travail, etc. Mais aussi de la mise en place de formes de travail dans lesquelles les élèves coopèrent, se confrontent sur des objets de savoir (dans la classe, dans des ateliers), et qui leur permettent de réaliser qu’ils ont besoin des autres. La difficulté est que, parfois, pour apprendre à l’école, il faut aussi accepter de s’émanciper de ses affiliations natives ou un moment choisies, en sorte que, aux yeux des jeunes, c’est parfois l’individualisation extrême qui paraît la seule voie praticable et souhaitable.

 

Alors que depuis plusieurs années l’individualisation   pédagogique est  présentée comme un moyen innovant de réconcilier les élèves en difficulté avec les apprentissages,  votre collectif émet des réserves. Quelles sont les limites de l’individualisation ?

 

L’individualisation est une avancée formidable, dans la mesure où elle prend en compte les rythmes individuels, les particularités dans le rapport aux apprentissages et au savoir, les difficultés spécifiques, pour permettre à chacun d’être reconnu, soutenu, encouragé et de pouvoir, par les voies qui seront adaptées, satisfaire aux attentes ou réaliser son propre « projet » (terme qu’il faudrait bien entendu discuter). Mais, outre le fait qu’on en parle plus qu’on ne la met en œuvre, elle perd de sa fécondité si elle ne permet pas à l’élève, au jeune, de se penser lui-même non seulement comme un individu mais comme un membre d’un collectif qui, à la fois, le dépasse et contribue à le façonner, dans lequel il a sa place. C’est d’une réciprocité qu’il s’agit : l’individu est attendu par le collectif, qui compte sur lui, et la place qui lui est reconnue l’aide à se construire. Pour le dire autrement : l’individualisation offre à chacun les moyens de « s’en sortir », au sens de parvenir à prendre du pouvoir sur sa vie, son existence, la société dans laquelle il vit ; mais cela ne peut être réalisé que dans un collectif, et non pas tout seul.

 

Propos recueillis par Gilbert Longhi

 

Centre Ressource Rhônalpin pour le Raccrochage des jeunes en Rupture scolaire (C4R)

Colloque national d'échange et de production  les 27 et 28 novembre

Face au défi des jeunes en rupture Construire un "En commun" comme visée éducative et principe d'action

Avec Anne Armand,  Guy Berger, Loïc Chalmel, Arielle Compeyron, Eric Favey, Bernard Gerde, Dominique Glasman,   Marie-Aleth Grard, Eunice Mangado, Philippe Meirieu et Rémi Rouault.

Programme  informations et inscriptions

 

 

 

 

 

Par fjarraud , le mardi 17 novembre 2015.

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