Psychanalyse et métier enseignant 

« Ceux qui reconnaissent un intérêt à la notion d'inconscient pourront certainement entendre qu'elle peut être mise en place de maître car l'inconscient préside à la forme du vivre-ensemble… »  Serge Pittiglio est psychologue,  formateur  à l’ESPE de Nantes. Il a soutenu récemment une thèse portant un titre qu’il faut sans doute  lire entre les lignes… « Institution scolaire et symptômes contemporains : regard psychanalytique relatif à la généralisation du discours capitaliste : quelles incidences sur l'économie de la jouissance des collégiens d'aujourd'hui ? » Allongez-vous sur le divan pour l’interview... 

 

Quelle lecture pourrait faire la psychanalyse de ces symptômes contemporains que sont le décrochage scolaire, la phobie scolaire, les journées d'exclusion, l’appel à un retour de l'autorité, le burn-out des enseignants...) ?

 

La psychanalyse présente la particularité de recevoir les manifestations symptomatiques dans leur valeur de messages. Les petites "clocheries" qui font le propre de la condition humaine en disent beaucoup sur la complexité à faire lien social tant nous sommes pris entre nos intérêts purement narcissiques et l'inévitable frustration générée par toute forme de vie collective. La psychologie clinique s'intéresse donc tout particulièrement aux expressions singulières qui mettent en lumière  la difficulté dans le rapport à l'autre ou aux exigences des institutions chargées de produire du vivre ensemble. Et c'est bien pour cette raison que les courants de pensée qui se réfèrent essentiellement à la norme et aux chiffres visent souvent à la remettre en cause, voire à l'interdire ! C'est dommage car cela revient à passer à côté de la dimension de complémentarité qu'elle peut apporter aux sciences humaines en général et aux sciences de l'éducation en particulier.

 

Dans ce contexte quid du décrochage scolaire, de  la phobie scolaire etc.

 

Pour ce qui est du décrochage, de la phobie, des comportements d'élèves qui obligent aux sanctions, derniers recours d'une école parfois désemparée, je pense qu'il faut entendre l'impossible que ces signes recouvrent. Impossible pour certains collégiens contemporains à structurer leur identité entre les valeurs de l'école, l'instance du NOUS, et les injonctions intérieures à préserver les intérêts particuliers du JE. Par ricochet, les enseignants se fatiguent à être appelés trop souvent sur une dimension de leur posture professionnelle qui leur semble, à juste titre, relever davantage du métier d'éducateur ou de celui de psychologue, voire d'assistante sociale.

 

Les symptômes (décrochage, phobie, exclusion…)  sont  selon vous : l'expression du dépassement du complexe d'Œdipe  pour couvrir d'un nouvel habillage symbolique l'impossible du rapport sexuel au XXIe siècle… C’est du Volapük ? Acceptez-vous de traduire pour le Café Pédagogique ?

 

Vous avez raison de vous moquer gentiment de la formule. Je suis moi-même très critique avec nombre de mes collègues qui se délectent d'un vocabulaire opaque, réduisant ainsi toutes formes d'échanges aux seuls initiés. Pour ma défense, je dirai que cette phrase est extraite de mon travail de thèse et qu'il m'aurait alors été reproché de ne pas utiliser les termes techniques relevant spécifiquement du champ théorique de référence. Cependant, l'idée derrière cette formule est très simple à traduire. Il faut considérer que le complexe d'Œdipe renvoie évidemment aux travaux de Freud et que celui-ci a développé sa théorie dans le contexte de la société patriarcale du début du XXième siècle. C'est à dire que tout le lien social était tissé autour la fonction paternelle, soit de la reconnaissance d'une place d'exception occupée par le père au sein de la famille, de l’instituteur à l'école, du patron à l'usine, du général à l'armée, du chef du gouvernement pour l'état... Il faut donc comprendre ici que les jeunes générations grandissaient dans une société entièrement organisée autour de la dissymétrie des places et donc de la reconnaissance de la différence des générations. Les "nouveaux venus par la naissance", pour reprendre les termes d'Hannah Arendt, intériorisaient de cette façon une formule particulière du rapport à l'autre qui leur servait de modèle pour calculer l'ensemble des relations sociales.

 

N’est-ce pas encore et toujours  Œdipe ?

 

Nous avons dépassé ce registre du complexe d'Œdipe, qui impose une verticalité du lien entre les générations, pour entrer désormais dans une logique de l'horizontalité où chacun peut revendiquer ses droits et aspirer à l'égalité des places. Nous sommes donc à l'époque de l’émancipation des appartenances anciennes et nous avons maintenant pour modèle le self-made man. Cependant, si l'on considère que l'expression "rapport sexuel" n'a rien à voir avec la sexualité à proprement parler mais vient désigner la capacité des êtres humains à établir un lien entre eux pour faire société au-delà de la primauté de la pulsion, alors des questions s'imposent : en vertu de quel modèle appris dans l'enfance, par l'intermédiaire des parents notamment, les jeunes générations vont-elles acquérir le mode d'emploi du lien à l'autre ? Quelles répétitions vont se jouer à l'école dans le rapport au maître, substitut d'une figure parentale ? Quelles demandes vont être adressées aux professeurs des collèges et des lycées quand il s'agit de quitter l'enfance pour s'inscrire dans le monde des adultes ?

 

Vos travaux sur les collégiens mettent en évidence les  mécanismes psychiques observables dans un lien social organisé par un "maître-capitaliste. Pouvez-vous en dire davantage ?

 

L'expression "maître-capitaliste" fait référence à l'enseignement de Lacan, et comme chacun sait, que ce soit pour en sourire ou pour lui vouer admiration, cet enseignement est difficile. Je ne prétends pas à une complète orthodoxie, je n'y aspire pas non plus, mais je peux tenter de vous dire en quoi ce concept m'a été utile ; c'est à dire comment je l'ai compris et utilisé. Lacan a décrit avec une grande précision, différentes façons de faire lien social qu'il a décomposé en autant de discours. Ceux qui reconnaissent un intérêt à la notion d'inconscient pourront certainement entendre qu'elle peut être mise en place de maître car l'inconscient préside à la forme du vivre-ensemble. Pour l'être humain, privé de ses instincts pour savoir comment faire société, il a fallu sans cesse inventer. Les productions humaines peuvent être rassemblées sous un nombre réduit de discours selon leurs caractéristiques principales.

 

En définitive, les  humains  trouvent un modus vivendi …

 

Il s'agit à chaque fois de trouver un équilibre structurel entre ce qu'il y a à perdre du côté de la pulsion et les formes de compensation dans un lien à l'autre devenu possible. Finalement, les discours décrivent la façon de faire tenir ensemble les êtres humains en mettant en forme l'économie psychique de chacun. Sous la pression du développement techno-scientifique et grâce à l'avènement d'une logique libérale poussée à son extrême, le discours contemporain du "maître-capitaliste" aurait la particularité d'être le premier à ne pas faire lien social. Il renvoie à la seule satisfaction d'un besoin purement individuel : « parce que je le vaux bien ! ».  Pour illustrer ce propos, on peut penser à la recrudescence du  "Binge drinking". Cette consommation d'alcool massive et rapide chez des adolescents de plus en plus jeunes ne vient pas permettre de se désinhiber pour mieux rencontrer l'autre sexe mais, au contraire, marque la fin de toute relation pour la seule sensation d'éprouvé physique, au risque de se détruire soi-même...

 

Vous développez  une démarche clinique d’orientation psychanalytique. Vous envisagez les enseignants et des élèves comme des sujets tenus par leur inconscient.  En quoi est-ce notablement différent des démarches marxisantes (sociologistes)  qui en font des reliquats de leur classe sociale ?

 

Tout mon travail de recherche s'origine de la lecture des sociologues, et notamment Marcel Gauchet. Il n'est donc pas étonnant d'y trouver une façon de problématiser la situation actuelle de l'école dans une forme qui rappelle des thématiques sociologistes... Il me paraît indispensable que la formation des enseignants inclue des éléments de compréhension des valeurs qui orientent notre projet politique au sens large. Comment considérer que l'on puisse faire transmission de connaissances mais aussi de savoir-être sans se donner les moyens d'une appropriation éthique des enjeux du vivre-ensemble ? Une lecture superficielle des idées énoncées lorsque que l'on tente de décrire l'évolution de notre société conduit à soupçonner une forme de nostalgie. Ce n'est absolument pas mon propos. Je trouve au contraire que notre époque recèle une chance formidable pour l'école si nous nous donnons les moyens de la saisir. Notre lien social semble à première vue libéré de ses anciennes affiliations.

 

Cela veut dire que chacun est davantage libre d'exprimer ses désirs et de tenter de satisfaire ses aspirations …

 

Oui, tant mieux, notamment pour la condition féminine, par exemple, qui se débarrasse progressivement de la domination masculine héritée de la société patriarcale. Cependant, cela se paie aussi du prix d'un devoir de trouver de nouveaux repères à transmettre à nos élèves... Cela interroge la capacité des équipes éducatives à donner consistance aux valeurs qui fondent leurs propres projets. Et c'est bien cette carence d'idéal incarnée par les adultes qui pourra avoir pour conséquence de laisser le champ libre à de nouvelles formes de domination. Celles-ci ne se présentent pas dans la forme classique, marxisante, du pouvoir d'une classe sociale sur une autre, mais de façon beaucoup plus insidieuse. On peut évoquer ici les tenants du marketing, redoutablement habiles à ériger en religion les valeurs de la consommation pour les jeunes générations nourries aux écrans et toujours hyper connectées... Le questionnement fondamental ouvert par une démarche clinique d'inspiration psychanalytique concerne la nature de l'étayage symbolique qui fonde la transmission entre les générations. Il me semble essentiel d'ouvrir ce débat sur notre système scolaire et de le partager avec les enseignants. En dernier lieu, ce sont bien eux qui assument au quotidien des choix qui permettent de faire évoluer les pratiques à la hauteur des enjeux contemporains.

 

Comment définir pour les professeurs de terrain l'économie de la jouissance des collégiens d'aujourd'hui ? En quoi  peut-elle les aider à enseigner ?

 

Pour répondre à cette question de façon la plus brève et précise possible, je vais simplement vous relater un travail effectué en ce moment avec une équipe pédagogique d'un collège de la banlieue de Saint-Nazaire. Nous avons tout d'abord mené une réflexion afin de mieux comprendre les conséquences sur les pratiques professionnelles de la véritable mutation anthropologique actuelle. Ce travail initial a eu pour intérêt de reconsidérer les comportements des élèves les plus éloignés des critères habituels de la réussite dans les apprentissages. Dès lors, il a bien été question de s'interroger sur les changements dans l'économie de la jouissance des collégiens d'aujourd'hui. Cependant, nous avons pris soin de présenter toutes ces notions sous une forme partageable afin de préserver la qualité du travail en équipe. Les problèmes rencontrés par ces professeurs soucieux de réduire au mieux les inégalités sociales et scolaires ne se sont plus posés en termes de compétences ou d'incompétences personnelles mais comme une difficulté normale à faire évoluer sa posture professionnelle. En effet, ils se trouvent désormais face à un public d'adolescents souvent hétérogène où chacun est enclin à vouloir obtenir une part de reconnaissance individuelle. De plus, ces élèves en phase avec notre époque et ses impératifs narcissiques entretiennent un lien plus complexe avec l'adulte et les savoirs qu'il propose.

 

Quelles pistes de recherche explorer ?

 

Nous mesurons combien la grande majorité des enseignants du premier et second degré s'investit au quotidien dans de nombreux projets visant à accueillir au mieux la diversité des élèves. Nous avons donc élaboré un dispositif qui ne prétend pas à la perfection et qui ne nourrit pas l'illusion de faire disparaître l'échec scolaire dans ses multiples aspects. Il s'est structuré autour de principes simples : limiter toutes les formes de médicalisation, d'externalisation et de psychologisation abusive des difficultés d'apprentissages et redonner le sentiment à l'équipe pédagogique qu'elle ne subit plus passivement les situations des élèves en difficulté. Ainsi, les membres volontaires de ce dispositif ressource ont listé les moyens d'aides possibles relevant de leurs compétences d'enseignants. Ils se réunissent toutes les 3 semaines pour un temps de synthèse et d'analyse des situations d'élèves et ils bâtissent un projet d'accompagnement spécifique dont l'un d'entre eux sera le garant auprès de l'adolescent concerné et/ou de sa famille. Ils ont accepté aussi de participer à des temps réguliers d'analyse des pratiques afin de veiller à rester dans le champ des savoir-faire pédagogiques.

 

Quel  bilan tirez-vous  de cette opération ?

 

 La première conclusion liée à cette recherche en cours concerne le mouvement de ré-affiliation symbolique qu'elle favorise, tant au niveau des liens tissés vers les élèves qu'au sein même de l'équipe éducative. C'est bien là, il me semble, une réponse au vaste mouvement actuel de fragilisation du programme institutionnel (Dubet, Le Déclin de l'institution, Paris, Seuil, 2002). Cet exemple très concret nous permet d'indiquer en quoi l'éclairage de la psychologie clinique peut apporter sa contribution lors de la mise en place de projets innovants au sein de l'école et du collège. Nous pensons qu'il devient nécessaire de donner aux enseignants les moyens d'un véritable travail pluridisciplinaire afin de réduire le sentiment de solitude et d'épuisement face à la complexité de leurs missions. C'est encore de cette façon qu'on les aidera le plus efficacement à tendre vers les objectifs ambitieux qu'ils se fixent pour l'ensemble de leurs  élèves.

 

Propos recueillis par Gilbert Longhi

 

 

 

Par fjarraud , le mardi 10 novembre 2015.

Commentaires

  • framus, le 10/11/2015 à 21:54
    On peut bien sûr continuer à lutter contre les épouvantails de "toutes les formes de médicalisation, d'externalisation et de psychologisation abusive des difficultés d'apprentissages". Mais, outre que ce faisant on promeut l'ignorance et même la négation des troubles spécifiques des apprentissages, une fois qu'on aura convaincu les enseignants que toutes les difficultés scolaires ont pour origine le complexe d'Œdipe, en quoi aura-t-on redonné "le sentiment à l'équipe pédagogique qu'elle ne subit plus passivement les situations des élèves en difficulté"? Quelle prise les enseignants peuvent-ils espérer avoir sur le complexe d'Œdipe? En fait on aura juste substitué une cause imaginaire à d'autres causes un peu mieux établies, sans pour autant aider le moins du monde ni les enseignants, ni les enfants.

    Quelle misère, en 2015, d'enseigner la psychanalyse aux enseignants dans les ESPE!
    Dans l'état actuel de la formation des enseignants, est-il bien raisonnable de les abreuver de freudaines de 1915 et de lacâneries des années 1960-70? N'ont-ils pas plutôt un besoin criant d'être initiés à la psychologie scientifique du 21ème siècle? De comprendre les mécanismes des apprentissages et leurs difficultés? D'être formés aux pratiques pédagogiques ayant démontré une certaine efficacité?
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