Le film de la semaine : « une histoire de fou » de Robert Guediguian 

Un siècle après l’événement tragique, comment évoquer à l’écran le génocide de 1915 et plaider la cause arménienne ? Quelle fiction cinématographique inventer apte à restituer l’onde de choc d’un massacre programmé, nié encore aujourd’hui, en particulier par les autorités turques ? Après un retour intime au pays de ses origines et « Le voyage en Arménie » (2006), Robert Guédiguian explore cette fois-ci l’histoire récente d’Arméniens installés en France et met en lumière les conséquences dramatiques de l’engagement de certains jeunes dans des groupes terroristes. Inspirée de faits réels et d’un récit authentique, « Une histoire de fou » éclaire un pan, encore largement méconnu, de l’histoire arménienne au XXe siècle. Tout en portant un regard sans complaisance sur les impasses criminelles de la lutte armée, le cinéaste nous offre un drame romanesque, ample et généreux, toujours en accord avec son engagement humaniste. 

 

Années 20, génocide et terreur en noir et blanc

 

Non loin d’un paisible jardin public, un jeune homme au regard grave et au geste précis abat de plusieurs balles dans la nuque un monsieur bien mis sortant d’un bâtiment imposant. Nous sommes en 1921, dans la lumière crue de Berlin filmée en noir et blanc : Soghomon Thelirian (Robinson Stévenin) vient d’exécuter Talaat Pacha, représentant turc et principal commanditaire du génocide arménien. Au fil du procès et de la publicité faite aux débats, le tueur (dont toute la famille a péri lors de la tuerie de masse du 24 avril 1915) revendique son acte comme un moyen de faire connaître le génocide subi par son peuple et l’impunité dont jouissent les responsables. Le jury populaire l’acquitte. Il devient un héros et un exemple.

 

Brièveté et violence de la scène d’exécution, force de conviction de l’accusé et fugacité de la vision de l’unique photographie du massacre (montrée aux jurés) suffisent à transformer ces quelques séquences inaugurales en événements fondateurs pesant sur la destinée des générations futures.

 

Années 80, entre rêve d’intégration et engagement dans la lutte armée

 

Dans la lumière sépia et ocre de Marseille où la famille s’est installée, Hovannès (Simon Abkarian) aspire à développer un commerce prospère dans sa boutique aux couleurs pimpantes. Un rêve d’intégration qui fait bien peu de cas des tourments de la grand-mère, hantée par le souvenir des siens victimes du génocide, habitée par le culte des morts et la nostalgie de sa terre natale. Le goût du bonheur simple et la jouissance du présent, revendiqués par Hovannès, ne sont pas davantage partagés par Anouch, son épouse (Ariane Ascaride) : cette dernière, en effet, sans en approuver la radicalité, comprend la soif d’engagement de leur fils Aram (Syrus Shahidi). D’où son inquiétude extrême lorsqu’Aram disparaît de la maison tant elle redoute un basculement vers le terrorisme. Avec raison. 

 

Le garçon vient de commettre un attentat ‘ciblé’ visant l’ambassadeur de Turquie en France. Lors de l’explosion de la voiture, un jeune cycliste qui passait par là est gravement blessé et perd l’usage de ses jambes. Comme ce fut le cas au début des années 80, Aram fait partie de l’Armée secrète de libération de l’Arménie (ASALA), un groupe terroriste, basé à Beyrouth. Il s’y rend au sein d’un camp d’entraînement où il retrouve d’autres jeunes arméniens de la diaspora. Avec un objectif commun à leur lutte armée ; faire reconnaître le génocide et retrouver leur ‘terre’. De son côté, alertée par le traitement médiatique de l’attentat parisien, Anouch, mère frappée de désolation, citoyenne responsable et rongée de culpabilité, parvient à retrouver la victime et surgit dans la chambre d’hôpital pour demander pardon au nom de son fils (dont elle imagine l’implication). Et nous voyons Gilles (Grégoire Leprince-Ringuet), le blessé à la vie brisée, lui lancer en pleine figure : ‘Je ne sais même pas où est l’Arménie !’

 

Invraisemblable vérité

 

A ce stade du récit, comment croire à pareille confrontation ? Nous ne sommes cependant pas au bout de notre étonnement. De remise en cause en prise de conscience, le jeune handicapé retrouve la famille du terroriste à Marseille, apprend à la connaître, découvre la cause arménienne et formule un souhait insensé : rencontrer le responsable de son état et parler avec Aram, même s’il faut, pour ce faire, se rendre à Beyrouth en état de guerre…

 

Contrairement à toutes les règles (scénaristiques) de la vraisemblance, nous finissons par adhérer à cette histoire sombre et romanesque. Et nous avons raison. Le cinéaste ne s’est pas contenté d’enchâsser la singularité de sa fiction dans la réalité de l’histoire contemporaine de l’Arménie. Son imagination s’est nourrie du récit autobiographique (‘La Bombe’) d’un journaliste espagnol, aujourd’hui gravement handicapé, José Gurriaran, rescapé d’un attentat commis à Madrid par des membres de l’ASALA.  Alors qu’il ignorait tout du sujet, il a également écrit un livre sur le génocide arménien et demeure en Espagne un des principaux propagandistes en faveur de reconnaissance officielle de ce dernier.

 

Cette leçon de générosité, authentique, résonne comme une métaphore de l’œuvre cinématographique dans son ensemble et du geste qui la fonde.

 

Multiplicités des points de vue, complexité du réel

 

Robert Guédiguian tente un pari ambitieux. Après un prologue historique et cinglant, le récit emprunte le chemin du romanesque, chaque personnage (le père, la mère, la grand-mère, le fils) semblant incarner un aspect de la ‘cause’ arménienne et chaque lieu (Berlin, Marseille, Paris, Beyrouth, un village d’Arménie) un endroit symbolique de son déploiement. Dans le même temps, les questions soulevées par le génocide paraissent peser de tout leur poids sur les frêles épaules de chaque protagoniste : le droit à la reconnaissance de la démarche génocidaire et les moyens d’action,  l’esprit de vengeance et le sens du pardon, le devoir de mémoire et la tentation de l’oubli, le rapport aux origines et l’appartenance au pays d’installation…Pourtant, les places bougent et, peu à peu, les certitudes se fragilisent : la mère est pleine d’empathie pour la victime, le jeune combattant remet en cause le bien-fondé de l’action terroriste, la victime se met à défendre le  peuple arménien…

 

Les excès de stylisation et les tendances démonstratives se réduisent à des défauts mineurs au regard de la richesse et de l’intelligence du propos. Dédié à ses amis turcs, le dix-neuvième film de Robert Guédiguian, « Une histoire de fou », est une œuvre instructive et stimulante.

 

Samra Bonvoisin

« Une histoire de fou », film de Robert Guédiguian-sortie le 11 novembre 2015

Sélection officielle, festival de Cannes 2015

 

 

 

Par fjarraud , le mardi 10 novembre 2015.

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