Le film de la semaine : « Madame Bovary » De Sophie Barthes 

Pourquoi tenter encore une adaptation cinématographique du chef d’œuvre littéraire de Gustave Flaubert ? Après d’illustres et talentueux prédécesseurs, tels les Français Jean Renoir (1933), Claude Chabrol (1991), l’Américain Vincente Minnelli (1949) ou le Portugais Manoel de Oliveira (Val Abraham, en une version contemporaine, 1993), Sophie Barthes, jeune réalisatrice franco-américaine n’a vraiment pas froid aux yeux. Elle ne se contente pas de faire disparaître des pans entiers du récit au point de métamorphoser certains personnages masculins ou de condenser certaines scènes emblématiques du roman. Dans un mouvement d’empathie, en opposition avec l’orthodoxie flaubertienne et son obsession de l’objectivité, elle décide même de braquer sa caméra sur la vibrante Emma, magistralement interprétée par Mia Wasikowska : la jeune provinciale pleine de désirs inassouvies et de rêves insensés se métamorphose sous nos yeux en femme éperdue à la recherche d’une émancipation sans issue, son aspiration à la liberté littéralement étouffée par le pouvoir masculin et asphyxiée par les conventions sociales. Si l’interprétation libre, proposée ici, s’éloigne à la lettre du personnage créé par l’écrivain, le drame lyrique et romanesque nous offre, avec cette nouvelle « Madame Bovary », le portrait inspiré d’une femme trop consciente de sa condition pour en accepter les règles, dans l’intensité de sa détresse et l’immensité de sa solitude.

 

Sous le signe de la tragédie

 

Dans la profondeur automnale d’une forêt touffue aux couleurs rouge et brun, une femme au teint pâle, les cheveux défaits court vers nous : essoufflée, livide, elle est corsetée dans une robe longue ocre, brodée de motifs d’or. Au milieu du chemin, elle s’effondre tout à coup, la main entourant sa gorge. Elle est maintenant couchée sur le flanc et le visage tourné vers nous  livre la fixité du regard. Première séquence inaugurale qui marque de son empreinte tragique l’ensemble du récit et le présente, dès lors, comme un grand ‘flash back’ déroulant les ressorts de ce destin féminin. Un début en signe d’avertissement aux amoureux de Gustave Flaubert et aux puristes, fins connaisseurs de son roman. Procédant par larges ellipses, l’histoire nous installe bientôt aux côtés d’Emma, devenue épouse Bovary, après des noces ‘arrangées’ avec Charles, maladroit mari aimant, ‘officier de santé’ en quête de notoriété locale. Autre parti-pris original : Charles, doté d’un tempérament bienveillant et d’un physique avenant, décourage Emma et provoque un éloignement affectif en raison de ses centres d’intérêt (financiers, médicaux) affichés. En cela, il n’est pas si éloigné de la mentalité des futurs amants de sa femme, même si cette dernière aura besoin de l’expérience des infidélités pour en prendre conscience.

 

Bêtise et cruauté masculine, rêve insensé de liberté

 

Entre la frénésie de décoration de la maison commune, la commande de tenues à la mode et autres fanfreluches chatoyantes, et l’ivresse répétée des étreintes clandestines,  nous plongeons dans la vie quotidienne monochrome, faite d’ennui et de silences partagés entre époux désaccordés, tandis que le curé du bourg reste sourd aux signes de détresse morale de la jeune femme en plein marasme. Mère incapable de faire face à la naissance de sa fille dans l’œuvre romanesque, Emma, dans la version imaginée par la cinéaste, n’a pas d’enfant tant elle a de difficultés à assumer seule une existence à la mesure de ses aspirations secrètes. Ses relations avec les deux principaux séducteurs (le jeune clerc Léon et le marquis d’Andervilliers, inventé à la place du Rodolphe de Flaubert), lui apportent surtout souffrances et désillusions tant sont disproportionnées son envie d’évasion et d’émerveillement, son goût du romanesque et sa soif d’absolu. Cette radicalité explique sans doute l’étrangeté des scènes de relations charnelles, des moments peu convaincants, bizarrement dépourvues de sensualité, comme si l’acte sexuel restait toujours en de ça des territoires infinis de l’imaginaire de l’héroïne.

 

Le commerçant Lheureux (campé dans sa noirceur par Rhys Ifans), quant à lui, a d’instinct compris tout le parti qu’il pouvait tirer des fragilités de sa jeune cliente rêveuse. Il sait y répondre en lui proposant d’acheter (à crédit, jusqu’à l’hypothèque, la saisie et la ruine) les objets d’ameublement pour embellir le foyer, et faire fabriquer sur mesure des robes (cintrées, à partir de matières rares et chères, aux couleurs brillantes), des habits seyants, aptes à attirer regards et convoitises tandis qu’ils enferment son corps dans un carcan étouffant les désirs. Et la relation, inégale, cynique, avec cet homme opportuniste devient la métaphore de la situation inextricable dans laquelle Emma se retrouve peu à peu prise au piège, à l’image de l’impasse à laquelle aboutissent ses élans amoureux.

 

Une mise en scène vouée à l’héroïne

 

Partis-pris elliptiques d’adaptation, minoration des personnages masculins (jusqu’à réduire le pharmacien Homais à de la figuration !), concentrations de scènes (la soirée à l’Opéra n’est rien comparée à une partie de chasse à courre, chargée de sang et d’érotisme), autant de ‘coups de force’ pleins de promesses, parfois gâchées par l’académisme du style et la tonalité ‘lacrymale’ de la partition musicale. Heureusement, Emma et son interprète (la comédienne Mia Wasikowska, jouant de toute la palette des émotions) nous entraîne dans son sillage plein de dangers. Tandis que sa demeure se remplit de tous les signes extérieurs de richesse et de notabilité, Madame Bovary change de d’habillement dans une sorte de crescendo de couleurs ( du bleu ciel à l’ocre jaune en passant par le vert et le rouge) et de raffinement dans l’apparat, signes visibles des désordres intérieurs qui l’assaillent, entre ivresse de la consommation luxueuse et aspiration impossible à l’affranchissement et à la liberté.

 

Parmi les adaptations, respectueuses du contexte historique du roman, après la noirceur et la désespérance de Valentine Tessier chez Renoir et la vulnérabilité d’une victime de l’hypocrisie et de la cupidité bourgeoises, Isabelle Huppert chez Chabrol, la mise en scène de Sophie Barthes met au jour une interprétation d’Emma aux accents empreints de modernité. L’actrice parvient à rendre vibrantes la mélancolie et la solitude de son personnage, moins amoureuse de l’amour qu’elle n’est éprise d’absolu et de radicalité dans une société et un temps qui ne laissent alors aucune possibilité aux femmes de satisfaire pareilles exigences. L’Emma Bovary de Sophie Barthes semble choisir la mort par refus de se soumettre à cet impératif catégorique. La cinéaste plaide en tout cas, avec ferveur, en faveur de son héroïne, en ces termes : ‘Malgré tous ses défauts et ses faiblesses, Emma Bovary est une héroïne tragique moderne. Elle s’accroche à un idéal de vie inaccessible’.

 

Tout en prenant ses distances avec le roman de Flaubert, le film de Sophie Barthes, porté par une haute ambition, le rapproche de nous. A ce titre, il mérite le voyage.

 

Samra Bonvoisin

« Emma Bovary », film de Sophie Barthes-sortie en salle le 4 novembre 2015

Sélections officielles, festivals de Deauville, Toronto, Telluride, Londres, 2015

 

 

 

Par fjarraud , le mercredi 04 novembre 2015.

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