Université d'automne du Snuipp : L'EMI, une urgence citoyenne et pédagogique 

De quels outils les enseignants disposent-ils pour réaliser l'Education aux média et à l'information (EMI) ? Sophie Jehel, maîtresse de conférences à l’université Paris 8 et chercheuse au CEMTI (Centre d’Etudes sur les Medias, les Technologies et l’Internationalisation), conseillère scientifique du Collectif Enjeux e-médias, et Christine Menzaghi – responsable « société de l’information » à la Ligue de l’enseignement et secrétaire générale du Collectif Enjeux e-médias, tentent de faire le tour de cette question à l’occasion de l’Université d’Automne du SNUipp-FSU 2015.

 

L’engagement de l’école dans le concept d’« éducation aux médias et à l'information (EMI) » est relativement récent. Le concept naît dans les années cinquante mais c’est surtout la déclaration de Grunswald en 1982 qui permet à l’UNESCO de lancer un appel aux politiques et de proposer des recommandations institutionnelles à l’international dans le domaine précis de l’éducation aux médias. Le CLEMI en France est créé en 1983 et ce n’est qu’en 2013 que le Loi de Refondation de l’école fait officiellement et clairement mention d’une nécessaire éducation aux médias (EMI). Il s’agit désormais d’une des missions fondamentales de l’Ecole. Cependant ce sont bien les attentats perpétrés à l’encontre de Charlie Hebdo en janvier 2015 qui fait basculer l’éducation aux médias dans une nécessité d’urgence, notamment à cause d’Internet et des nouvelles technologies.

 

Eduquer aux médias : une urgence citoyenne

 

Les enfants et les adolescents sont en contact avec Internet de plus en plus tôt. Internet ne remplace d’ailleurs pas les médias traditionnels mais se cumule à ces médias : à chaque fois qu’un nouveau média apparaît, on dit qu’il va révolutionner le domaine, en fait, on assiste surtout à un empilement des pratiques. Selon un sondage Ipsos Junior Connect de 2014, les 7-12 ans seraient environ 9h50 par semaine devant leur poste de télévision (un sondage de Médiamétrie fait état de 2h10 par jour, lui). Dans le même temps, 24% des enfants de cette tranche d’âge est sur Internet et 26% jeux vidéos. Nous ne disposons pour l’instant d’aucun chiffre sur l’utilisation des smartphones mais il est évident que toutes ces pratiques intéressent les industries médiatiques, notamment en ce qui concerne cette utilisation des « doubles-écrans ». On a tort de penser que les jeunes inventent leur pratiques complètement, elles sont observées et orientées par les dispositifs inventés par les industries médiatiques, industries qui mettent en place des stratégies pour récupérer l’audience.

 

Les chiffres dont dispose la recherche apparaissent effarants : en plus des heures passées devant la télévision, les 7-12 ans, en France, sont devant leurs jeux vidéos 4h50 par semaine, sur Internet 5h par semaine ; 19% ont une tablette et 10% un smartphone (ce chiffre est relativement faible par rapport aux autres pays car les parents se comportent avec l’accès au téléphone comme avec l’accès à la télévision dans la chambre, de manière peu permissive). 21% d’entre eux disposent d’un compte Facebook (ce chiffre augmente à 85% pour les adolescents de 16-18 ans) : cette statistique pose un problème par rapport à la loi de Facebook (la limite d’âge pour pouvoir ouvrir un compte Facebook est de 13 ans) car elle montre que les jeunes mentent sur leur âge lorsqu’ils créent leur compte FB.

 

Aujourd’hui, ce qui se développe de plus en plus c’est le réseau Snapchat, une application censée être éphémère sur lesquelles on partage des photos supposées s’effacer dans un délai de 4 à 10 secondes : c’est soi-disant sécuritaire et rassurant pour un adolescent de se dire que les photos s’effacent… sauf qu’il y a plein de façons de récupérer ces photos et que ces photos sont quand même stockées sur des clouds. Certaines ont déjà été récupérées et hackées ! Des enfants du primaire jouent également à des jeux vidéos interdits aux moins de 18 ans, tout simplement parce que les régulations étatiques ont été diminuées par l’Europe, et on s’attend à ce que les industries médiatiques se disciplinent et s’autorégulent d’elles-mêmes. On s’aperçoit également que, paradoxalement, il y a suréquipement des enfants des milieux défavorisés, populaires par rapport aux enfants des classes supérieures.

 

Bien sûr, ces nombres représentent des moyennes : tout dépend du milieu et tout dépend de ce qu’on fait de ces écrans, tout dépend des contrôles et médiations parentales mises en place. Tout dépend de l’âge aussi (on évolue beaucoup entre 7 et 12 ans). Cependant, il apparaît évident qu’il devient absolument nécessaire de faire de la prévention ! Cela est d’autant plus vrai qu’on assiste à une véritable explosion des pratiques à partir du collège en même temps qu’il y a un phénomène de dérégulation étatique et une diminution des standards de protection des mineurs sur Internet, c’est donc le moment idéal pour faire cette prévention et donner des repères.

 

Urgence sur les RSN (réseaux sociaux numériques)

 

Les jeunes sont tous sur les mêmes plateformes plus ou moins reliées les unes aux autres, toute aussi nord-américaines (ce qui pose problème pour des raisons politiques et légales, notamment en qui concerne les âges d’accès à ces plateformes). On observe que :

- les pratiques sont concentrées sur 4-5 plateformes principales, on y note la place centrale des Réseaux Sociaux Numériques ; or, sur les réseaux sociaux, on s’expose !

- les pratiques sont réellement dictées par les demandes des industries du numérique !

 

En favorisant l’exposition de soi, on s’expose également à la « surveillance », à la fois à la surveillance du réseau (pratiques de fichage et d’espionnage) mais aussi à la surveillance (ou caution) des groupes de pairs et à tous les contacts, voire amis des contacts. Cela se fait de moins en moins en grandissant, les 16 ans donnent à voir peu de publications, ils prennent conscience que Facebook leur a « menti » mais ces pratiques relèvent d’un désir d’exister et de s’exprimer et peuvent être rapprochées, dans l’esprit, de ce qui se fait avec la télé-réalité. Les jeunes eux-mêmes parlent d’espionnage. On n’hésite pas à fouiller dans les profils. On crée des dossiers et des fichiers sur les copains. Comme Snapchat est censé être éphémère, on en met plus, on se sent plus en sécurité mais les pratiques de fichage sont bien là ! A noter : les élèves des lycées d’excellence ne sont pas épargnés par ces façons de faire sur la toile.

 

Il y a également danger du fait des besoins qui naissent de « capitalisation » des amis, y compris des amis virtuels puisque les adolescents acceptent systématiquement les propositions d’invitations des plateformes, les jeunes éprouvent des difficultés à trier leurs amis. Tout cela est déjà bien difficile à gérer pour des adultes ! Sur le net, les jeunes sont exposés car ils ont des difficultés à maîtriser leurs identités numériques, à savoir l’identité agissante (je mets mon nom, mon âge, mais là-dessus, on peut apprendre à agir d’une façon responsable), l’identité calculée (le nombre de copains par exemple) et l’identité déclarative, qui est particulièrement difficile à gérer sur les réseaux sociaux car elle nous échappe (les tags, ce que les copains mettent sur moi).

 

Néanmoins, vers 16 ans, face au haut niveau d’inquiétude des jeunes par rapport aux virus, vol des données personnelles, escroqueries, hoaxes, insultes, harcèlement,… on assiste à des stratégies de repli et le choix de nouvelles plateformes dites plus « sécuritaires » comme Snapchat, avec tous les risques que cela comporte, réellement.

 

Une urgence pédagogique : accompagner les enfants face à une information chaotique

 

De quoi est faite réellement l’information à laquelle les jeunes ont accès sur les réseaux sociaux numériques ? Le fil d’actualité, c’est la source principale de l’information ! Le travail des algorithmes sur les fils d’actualité peut-être considéré comme un vrai danger : ces fils d’actualité ciblent en effet les préférences des adolescents et présentent des pages qui n’ont rien à voir les unes avec les autres, le soumettant à une multitude d’informations toutes plus différentes et parfois invérifiables les unes que les autres.

 

C’est un véritable pêle-mêle d’informations hétérogènes, sans aucune hiérarchisation, qui peuvent passer de la page « j’aime le chocolat » à des vidéos violentes postées par un copain, des vidéos sexualisées et misogynes ou des appels au harcèlement,… A ce titre, le discours de Facebook est très hypocrite : on censure une image à cause d’un sein nu ou de photos d’allaitement ; par contre, on laisse passer des vidéos hyper violentes, des vidéos de harcèlement voire même parfois des vidéos prônant le djihadisme.

 

Les ados se sentent impuissants face à tout ça. Parmi les adolescents rencontrés pendant la recherche, un seul d’entre eux raconte qu’il a signalé une vidéo qui lui a paru choquante et déplacée. Ce niveau de maturité et d’autonomie est exceptionnel et peut être ramené à un chiffre d’environ 1% !

 

En plus de tout cela, l’école doit se battre contre des programmes qui promeuvent une contre-école, de type télé-réalité !  A peine rentrée à la maison, une majorité d’adolescents allume sa télé et se retrouver face à la diffusion de valeurs contraires à celles de l’école, des valeurs faites d’artificialité, de stéréotypies, de culture du « clash », de trahison, d’exposition aux regards extérieurs, de compétition… Trois minutes de cette « télévision-poubelle » suffisent à anéantir tous les discours tenus par les enseignants dans une journée !

 

Face à tout cela, l’école semble bien impuissante. Dispose-t-elle des outils suffisants pour mener sa mission à bien ? Aujourd’hui, quelle définition pour l’Educations aux Médias et à l’Information ?

 

L’utilisation des outils numériques : un objectif insuffisant

 

D’emblée, il convient de rappeler que l’éducation aux médias, ce n’est pas une éducation avec les médias dans la classe : il ne suffit pas de mettre des ordinateurs dans les classes pour accroître les compétences des élèves dans les domaines des TICE. La récente étude PISA de septembre 2015 montre même que les résultats scolaires plutôt moins bons lorsque les écoles recourent beaucoup aux TICE, voire plus mauvais si les enfants passent plus de temps sur les ordinateurs que sur les supports écrits traditionnels. Faire « comme les médias » n’est pas non plus un objectif de l’Education aux Médias et à l’Information car on risque de caricaturer le pire des pratiques médiatiques (sensationnalisme, stéréotypie, simplisme, peoplisation) plutôt que de transmettre une véritable déontologie du journaliste !

 

De fait, selon Jacques Gonnet, fondateur du CLEMI, éduquer aux médias est « une initiation politique qui n’a de sens qu’en démocratie. En effet, la démocratie, à la différence de tous les totalitarismes, est fondée sur la reconnaissance de la pluralité des opinions. Dès lors, l’Ecole doit se former à une lecture exigeante de cette information plurielle. Cela revient à créer des ateliers de démocratie. »

 

L’Education aux Médias et à l’Information, c’est donc prendre en compte un champ d’étude très vaste et très difficile, y compris pour les adultes (presse, TV, RSN, jeux vidéos, radio,…), une pluralité des contenus (information, fiction, publicité, télé-réalité, cinéma, divertissement,…) et une pluralité des approches (historique, économique, morale et civique, analyse de l’image…) Il est d’ailleurs essentiel de ne pas négliger l’image car on s’est aperçu que dès qu’un enfant est debout, il s’avale des images en permanence et il n’a pas forcément les clés de décryptage.

 

Les objectifs de l’Education aux médias et à l’information : interroger l’éducation à la citoyenneté

 

Quand on réfléchit en termes d’Education aux médias, les enjeux sont fondamentaux. Il s’agit d’accompagner les élèves dans une approche complexe « économique, sociétale, technique, éthique ». :

- la construction d’une « opinion personnelle » autonome sur les contenus, capable de résister aux « manipulations » ;

- le développement d’une expression libre, adaptée aux contextes de communication et l’acceptation d’une liberté d’expression limitée en classe (pas de propos racistes, pas de propos discriminatoires, pas d’appels à la haine,…).

 

Les objectifs de l’Education aux Médias sont liés à l’éducation morale et civique mais ne doivent pas être perçus qu’à travers le prisme des problèmes religieux, comme le montre ces extraits du site Eduscol, qui sont en lien avec l’Educations aux Médias et à l’Information :

- la transmission des valeurs fondamentales des sociétés contemporaines est aussi à prendre en compte (dignité de la personne, liberté, égalité, fraternité, solidarité, refus des discriminations, respect) ;

 

- l’autonomie, qui, dans le glossaire de l’Education Nationale « ne signifie pas « faire sa loi » mais reconnaître et vouloir ce qui peut effectivement prétendre au statut de loi c’est-à-dire ce qui peut effectivement être voulu par tous sans contradiction » est également à promouvoir ;

- enfin, tout cela « exige une forme de décentration de sa propre personne, essentielle dans la régulation des relations interindividuelles » (encouragement à l’empathie).

 

Ces notions sont très utiles car aujourd’hui il y a un détournement des notions d’autonomie par le néo-libéralisme et les industries numériques : l’autonomie, par exemple, ne veut pas dire faire n’importe quoi sur l’impulsion, ce n’est pas de l’égocentrisme, ça se construit…

Et ça suppose des pratiques pédagogiques adaptées ! Il est ainsi nécessaire de :

- articuler Education Morale et Civique et Education aux Médias et à l’Information à la formation de l’esprit critique et à l’initiation au débat ;

- promouvoir un enseignement à quatre dimensions : une prise en compte de la sensibilité et des émotions, l’apprentissage du droit et de la règle, une dimension cognitive visant à la formation du jugement personnel par l’argumentation, enfin une dimension d’engagement.

 

Ainsi est-il primordial que des médiations et des stratégies pédagogiques se mettent en place pour favoriser l’esprit critique, pour développer des processus d’autonomisation, d’aider à la compréhension du fonctionnement des industries médiatiques et transmettre des valeurs qui permettent d’agir comme le respect de la dignité, le respect de la personne.

 

Alexandra Mazzilli

 

 

Par fjarraud , le mercredi 04 novembre 2015.

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