Rémi Brissiaud : Le nombre dans le nouveau programme maternelle : Deuxième partie 

Dans cet article, qui est une suite, Rémi Brissiaud aborde la progression de la PS à la GS dans l'étude des 10 premiers nombres. Il introduit deux nouveaux concepts clés : le comptage-dénombrement et le comptage-numérotage.



La trame d'une progression


 Dans la première partie de ce texte, nous avons vu que les 5 premiers nombres se construisent dans l'ordre, notamment à travers l'appropriation progressive de l'itération de l'unité (trois, c'est deux et encore un).  Nous avons vu également qu'il convient de privilégier l'étude des 10 premiers nombres en maternelle. Comment répartir ce domaine d'étude entre la PS, la MS et la GS ?


Rappelons tout d'abord que le premier impératif pour l'enseignant de maternelle est de s'adapter à ce que ses élèves comprennent effectivement plutôt qu'aux indications d'une progression censée valoir de manière générale. Dans deux ouvrages précédents, PPM (2007)et Acé (2013), il a été montré que le progrès des enfants dépend de la façon dont l'enseignant et les élèves dialoguent autour des nombres, la parole est donc l'une des composantes importantes du progrès. Or les enfants d'école maternelle sont loin d'avoir tous les mêmes compétences langagières et celles-ci contraignent les progrès possibles dans le domaine du nombre. Le premier impératif pour l'enseignant est donc de construire sa stratégie pédagogique en prenant en compte le niveau réel des élèves. Cela n'empêche pas de donner des repères, chacun d'eux fonctionnant comme idéal régulateur.


En PS, privilégier la compréhension des 3 premiers nombres

Concernant la PS, l'idéal serait que chacun des enfants quitte ce niveau en ayant compris les 3 premiers nombres. Il ne s'agit pas d'un objectif au rabais parce que tout observateur informé d'une classe de CP en début d'année, 3 ans après la PS, peut s'apercevoir que quelques enfants ne savent pas imaginer  mentalement ce qui reste lorsqu'on retire 1 objet à une collection de 3, ils ne maîtrisent pas le domaine numérique des 3 premiers nombres.


Quelle est la rationalité d'une telle limite à 3 ? C'est le domaine de ce qu'on appelle le « subitizing », phénomène souvent mal compris. En particulier, les pédagogues disent fréquemment que les enfants auraient la capacité de « voir » les 3 premiers nombres alors que les 3 premiers nombres n'offrent évidemment pas les mêmes possibilités de traitement perceptivo-cognitif qu'un objet ou une couleur qui, eux, se « voient » effectivement. Concernant le nombre, l'emploi du verbe « voir » ne convient pas, mieux vaut parler de « concevoir » et, mieux encore, de « conceptualiser ». En effet, les nombres se découvrent à travers la construction des relations qu'ils entretiennent entre eux (3 chaises, c'est 2 chaises et encore 1 ; c'est 1 chaise, 1 autre chaise et encore 1 autre) et nos sens ne nous donnent évidemment pas un accès direct à de telles relations : un travail cognitif s'impose qui est bien plus élaboré que lorsqu'il s'agit de « voir » une chaise, un chat... ou la couleur jaune pour les reconnaître.


En revanche, la découverte du nombre 3 se trouve considérablement facilitée du fait que, jusqu'à 3 unités (le sens de ce mot va être précisé), l'homme a la possibilité de les traiter en un seul focus de l'attention. Face à 3 cubes, par exemple, les concevoir comme 1, 1 et encore 1 se trouve facilité du fait qu'un seul focus de l'attention suffit pour les prendre tous en compte. Mais pour mieux comprendre ce qu'est le subitizing, il convient de noter que l'écolier de GS qui a compris le nombre 5, par exemple, et qui se trouve face à l'image ci-dessous, a toujours la possibilité de traiter ce nombre de points sous la forme de 2 points, 2 autres et encore 1 en un seul focus de l'attention et, donc, de reconnaître rapidement 5.

Cela s'explique du fait que le nombre de groupes ne dépasse pas 3 (il y a 1 groupe de deux, 1 autre groupe de deux et 1 « groupe » de un, c'est-à-dire 3 groupes en tout) et le nombre d'items à l'intérieur de chacun des groupes reste lui aussi inférieur ou égal à 3 (ici, son maximum est 2). Ainsi, lorsqu'on parle de 3 unités comme limite supérieure du subitizing, il faut comprendre que chacune d'elles peut-être une « grande unité » composée elle-même de 1, 2 ou 3 unités élémentaires, ce qui étend de manière considérable la plage numérique d'utilisation du subitizing. Ainsi, 3 points, 3 autres points et encore 3 autres peuvent être traités en un seul focus de l'attention par un adulte et, vraisemblablement, par un élève de GS (il y a 3 groupes de 3 : on ne dépasse pas les deux limites). Ce « phénomène des deux limites » (nombre de groupes et nombre d'unités à l'intérieur des groupes) a des conséquences fondamentales en MS et GS : il facilite chez l'enfant l'accès à un grand nombre de décompositions des nombres jusqu'à 9.

En MS, privilégier la compréhension des 5 premiers nombres

Concernant la MS, l'idéal serait que chacun des enfants quitte ce niveau en ayant compris les 5 premiers nombres. Là encore, il ne s'agit pas d'un objectif au rabais. Rappelons qu'au Japon, c'est seulement à la fin de la classe équivalente à la GS qu'on a la certitude que tous les enfants comprennent de façon approfondie les 5 premiers nombres. Il convient par ailleurs de remarquer qu'avec chaque nouveau nombre étudié, le nombre de décompositions croît : il est de trois pour l'étude du nombre 4 (1 + 3 ; 2 + 2 ; 3 + 1) et de quatre pour celle 5 (1 + 4 ; 2 + 3 ; 3 + 2 ; 4 + 1). Il serait de cinq pour le nombre 6, de six pour le nombre 7, etc. De plus, l'étude d'un nouveau nombre ne nécessite pas seulement celle d'un nombre croissant de nouvelles décompositions, mais aussi l'entretien dans la durée de la connaissance des décompositions de tous les nombres qui le précèdent et, donc, le nombre de décompositions qu'il convient d'avoir étudié pour maîtriser les 5 premiers nombres s'élève déjà à dix !


Notons de plus que le calcul précédent a été obtenu en prenant seulement en compte les décompositions en deux nombres plus petits alors que celles en trois nombres doivent également faire partie du programme d'étude. C'est évident dans le cas du nombre 3 que les élèves doivent conceptualiser sous la forme 1 + 1 + 1, mais c'est aussi le cas avec 5. En effet, les élèves doivent apprendre à reconnaître et à produire l'une et l'autre des deux constellations associées à ce nombre sous la forme : 2 points, 2 autres points et encore 1 (2 + 2 + 1).

 

De plus, la meilleure façon de se convaincre que chacune de ces constellations correspond à une collection de 5 points, bien que leurs configurations soient différentes, est de les analyser sous la forme 4 + 1 ou 2 + 2 + 1. On remarquera que pour chacune d'elles, cela se fait facilement de la manière suivante : dans le cas du dé, le cinquième point est placé à l'intérieur du carré formé par les quatre premiers, dans l'autre à l'extérieur. Le fait que de telles constellations différentes s'analysent de la même manière conduit les enfants à progresser vers l'idée que le nombre ne doit pas être confondu avec l'espace occupé, ni avec la répartition dans cet espace, idée que le programme invite à travailler (p. 14).


Il est important de souligner que, si la reconnaissance de ces constellations fait partie du programme, il ne faut pas se contenter d'une reconnaissance qui ne serait que figurale. Par exemple, pour reconnaître les 5 points en quinconce du dé, les enfants ne doivent pas se contenter de remarquer que, pris dans leur ensemble, ces points figurent une sorte de X. L'association du mot « cinq » avec l'image du X seulement est un savoir qui n'entretient aucun lien avec la notion de nombre et qui, même, éloigne de cette notion (PPM, 2007 p. 18-20 et ACé p. 79-81). Il faut faire en sorte que pour les élèves, ces images soient d'authentiques « nombres figuraux » et, donc, qu'ils sachent les analyser sous la forme « 4 et encore 1 » mais aussi « 2, encore 2 et encore 1 ».


Résumons : lorsqu'on s'en tient aux décompositions en deux nombres plus petits, nous avons vu que l'élève qui maîtrise les 5 premiers nombres doit savoir faire usage d'une dizaine de décompositions. Si l'on y ajoute les décompositions en trois nombres plus petits, le répertoire de ce que les enfants doivent savoir utiliser s'élargit encore alors qu'il s'agit seulement des 5 premiers nombres. Cela confirme ce que nous avions annoncé : cette appropriation n'est vraiment pas un objectif au rabais pour la classe de MS.


Les décompositions à privilégier en GS : 5 + n, doubles et itération de l'unité

Si l'on fait le calcul du nombre de décompositions qu'il faut savoir utiliser pour connaître de manière approfondie les 10 premiers nombres, on en trouve 45, toujours en se cantonnant aux décompositions en deux nombres seulement. Aussi n'est-il guère raisonnable d'espérer que l'ensemble des enfants se soit approprié les 10 premiers nombres en fin de GS. Comme 45 décompositions sont en nombre trop élevé, la question se pose de savoir lesquelles il convient de privilégier pour l'étude des nombres après 5. La réponse va pratiquement de soi : les décompositions qui ont partie liée avec l'itération de l'unité, évidemment, ainsi que celles qui sont privilégiées par les deux grands systèmes de constellations que l'école utilise depuis bien longtemps (voir figure ci-dessous) : en premier, celles du type 5 + n et, en second, les décompositions des nombres pairs en doubles et celles des nombres impairs en doubles + 1. L'accès aux décompositions suivantes, par exemple, doit être considéré comme prioritaire : 6 = 5 + 1 (itération de l'unité), 6 = 3 + 3 (double), 7 = 6 + 1 (itération de l'unité), 7 = 5 + 2 (repère 5), 7 = 3 + 3 + 1 (double +1), 8 = 7 + 1 (itération de l'unité), etc.

 


Deux autres concepts fondamentaux : comptage-dénombrement et comptage-numérotage


Le programme maternelle (p. 14) précise que : « Les activités de dénombrement doivent éviter le comptage-numérotage et faire apparaitre, lors de l'énumération de la collection, que chacun des noms de nombres désigne la quantité qui vient d'être formée ».


Et, un peu plus loin (p. 15) : « Pour dénombrer une collection d'objets, l'enfant doit être capable de synchroniser la récitation de la suite des mots-nombres avec le pointage des objets à dénombrer. Cette capacité doit être enseignée selon différentes modalités en faisant varier la nature des collections et leur organisation spatiale car les stratégies ne sont pas les mêmes selon que les objets sont déplaçables ou non »


« Dénombrer », comme le mot l'indique, c'est accéder au nombre. Comme nous l'avons vu, cela peut prendre la forme d'une stratégie de décomposition-recomposition s'appuyant sur des quantifications partielles : « il y a 2 unités là, 2 là et encore 1 là, 5 unités en tout », par exemple. Mais le dénombrement peut également s'effectuer en prenant en compte les unités l'une après l'autre, sans répétition ni oubli, c'est-à-dire en procédant à ce qu'on appelle une énumération de ces unités. Une telle procédure, lorsqu'elle s'accompagne de la récitation de la suite des mots-nombres, s'appelle un comptage. Mais il existe des façons différentes de compter et l'idée qu'un dénombrement 1 à 1 d'une collection d'objets devrait s'enseigner différemment que sous la forme d'un comptage-numérotage, comme cela est le plus souvent fait dans les familles, est une nouveauté importante du programme 2015. En fait, nous allons voir que là encore, c'est sur l'itération de l'unité qu'il s'agit d'attirer l'attention des élèves, du fait que cette propriété est la porte d'entrée dans le nombre.


Enseigner le comptage-dénombrement dans le cas d'objets déplaçables : théâtraliser l'itération de l'unité

Envisageons le cas où les unités de la collection qu'il s'agit de dénombrer sont des objets déplaçables et supposons par exemple que la tâche consiste à former une collection de 6 cubes à partir d'un tas de cubes situé en bord de table. Pour montrer à un enfant comment l'on compte, l'enseignant va les déplacer du bord de la table vers son centre. Il n'y a qu'une façon de commencer : l'enseignant dit « un » en déplaçant un cube. Pour continuer, en revanche, il y a deux possibilités de coordination entre le pointage du doigt et la prononciation du mot « deux » : soit l'éducateur dit « deux » dès le moment où il pose le doigt sur un nouveau cube du bord de la table, c'est-à-dire avant que celui-ci soit déplacé, et l'enfant comprendra qu'il va déplacer un cube qui s'appelle « le deux », le mot « deux » fonctionnant alors comme une sorte de numéro, soit l'éducateur ne dit « deux » qu'après que le cube a été déplacé, c'est-à-dire après que la collection de deux cubes a été formée, ce qui favorise la compréhension du fait que le mot « deux » désigne une pluralité. Les deux mêmes possibilités existent avec le cube suivant, évidemment : soit le mot « trois » est prononcé dès le moment où le doigt est posé sur un nouveau cube du bord de la table, soit il l'est seulement après que la nouvelle collection a été formée. Et ainsi de suite...


C'est la seconde façon de faire, à savoir ne prononcer le nouveau mot-nombre que lorsque la pluralité correspondante a été formée, qui correspond à ce qu'on appelle l'enseignement du comptage-dénombrement. Enseigner le comptage-dénombrement, c'est, par la façon dont l'on coordonne le pointage des objets et l'énonciation de la suite des mots-nombres, signifier explicitement aux élèves, que « chacun des noms de nombres désigne la quantité qui vient d'être formée » (programme p. 14). C'est donc théâtraliser la propriété d'itération de l'unité.


Ainsi, il faut considérer que le comptage-dénombrement est une stratégie de composition-décomposition : il consiste à composer des unités afin de former successivement de nouvelles quantités (composition) de sorte que le nom de chacune d'elles puisse être reconnu comme celui de la quantité égale à la précédente + 1 (décomposition). En sens inverse, cela peut également s'exprimer ainsi : comprendre l'itération de l'unité, c'est comprendre le calcul sous-jacent à un comptage (le calcul +1 réitéré) et c'est donc accéder à un comptage-dénombrement.


La recommandation d'enseigner le comptage-dénombrement n'est pas nouvelle. On la trouve par exemple en 1962 sous la plume de René Brandicourt, instituteur d'école d'application et pédagogue dont la renommée était bien établie à l'époque puisqu'il est co-auteur d'un ouvrage consacré aux premiers apprentissages numériques avec Jeanne Bandet, Inspectrice Générale des écoles maternelles et Gaston Mialaret, l'un des créateurs des Sciences de l'Éducation en France. Il écrit dans cet ouvrage  : « À ce sujet, comme pour d'autres exercices qui suivent, nous signalons le danger qu'il y a, dans le comptage, à énoncer les nombres en prenant les objets un à un. C'est en posant la 2e assiette sur la 1re que je dis 2, non en la prenant en mains (la 2e n'est pas 2, elle est 1) ; ibid. pour la 3e, la 4e... C'est en examinant la pile constituée que j'énonce 2, 3 , 4... 6. »


Il est important de remarquer que l'enseignement du comptage-dénombrement d'une collection d'unités déplaçables telles des cubes, par exemple, est encore plus explicite, c'est-à-dire « mieux porté par le langage », quand l'enseignant s'exprime comme suit (on laisse le lecteur imaginer ce que fait le doigt au moment où chacun des noms de nombres est prononcé) : « 1 », « et-encore-1, 2 », « et-encore-1, 3 », « et-encore-1, 4 »... Enfin, la forme la plus explicite qui soit est celle où, de plus, le nom de l'unité est prononcé : « 1 cube ; et-encore-1, 2 cubes ; et-encore-1, 3 cubes... », « et-encore-1, 4 cubes »... En effet, dans l'expression « 4 cubes », par exemple, la syntaxe de ce petit groupe nominal fait que le mot 4 réfère à une pluralité, il n'est pas un numéro. Or, la signification des mots-nombres que le comptage-dénombrement cherche à privilégier est celle de quantités, c'est-à-dire de pluralités.


Dans le dernier cas, le comptage aboutit à un « nombre de... »  : 6 cubes, 6 crayons, 6 images...  Or, nous avons vu que l'enfant rentre dans les nombres via les « nombres de... ». Ainsi, l'enseignant aura-t-il tout intérêt à commencer par enseigner cette dernière variante du comptage-dénombrement : « 1 cube ; et-encore-1, 2 cubes ; et-encore-1, 3 cubes..., puis celle où l'itération de l'unité est explicitée directement sur des nombres : « 1 », « et-encore-1, 2 », « et-encore-1, 3 »..., et enfin celle qui a été présentée la première, quand l'engendrement successif d'une nouvelle collection par ajout d'une nouvelle unité et la prononciation des mots-nombres sont coordonnés de façon à faire comprendre que chaque mot-nombre réfère à une pluralité. Celle-ci est de toute évidence la plus difficile à comprendre parce que c'est celle qui fournit le moins d'indices permettant d'appréhender la propriété d'itération de l'unité.


Enseigner le comptage-dénombrement dans le cas d'objets non déplaçables

Lorsque, pour enseigner le comptage-dénombrement, les unités sont alignées et non déplaçables, une file de points dessinés par exemple, on peut utiliser un procédé rapporté par divers pédagogues vers le milieu du siècle dernier, dont René Brandicourt (1962) : il consiste à masquer l'ensemble des unités avec un cache avant de découvrir successivement chacune d'elles tout en explicitant combien d'unités sont visibles après chacun des mouvements du cache.


Ce procédé ne doit être utilisé qu'avec des enfants qui ont compris les 3 premiers nombres. En effet, le pédagogue qui l'utilise s'appuie sur le phénomène du subitizing : lorsqu'il prononce le mot « deux », l'enfant comprend que ce mot désigne les 2 points visibles. De même, et toujours grâce au subitizing, lorsqu'il prononce le mot « trois », l'enfant comprend que ce mot désigne les 3 points visibles. Au-delà, l'enfant généralisera : le mot « quatre », comme les mots « un », « deux » et « trois » auparavant, désigne le nombre de points visibles. Là encore, on est dans une sorte de théâtralisation de l'itération de l'unité et, afin d'éviter toute ambiguïté quant à la signification de ce qui est dit, il faut recommander, en début d'apprentissage, d'être encore plus explicite en s'exprimant ainsi (on laisse le lecteur imaginer comment ce qui est dit se coordonne avec le mouvement du cache) : « 1 point ; et-encore-1, 2 points ; et-encore-1, 3 points ; et-encore-1, 4 points » .


Enseigner le comptage-dénombrement dans le cas d'une suite d'évènements

Et lorsqu'il s'agit de dénombrer une suite d'évènements, pour savoir combien de fois l'enseignant va frapper dans ses mains, par exemple, comment les élèves pourraient-il procéder à un comptage-dénombrement des sons produits ? À priori, cela semble impossible et, d'ailleurs, René Brandicourt, le pédagogue dont nous avons rapporté les propos concernant le comptage-dénombrement d'une pile d'assiettes, préconisait à l'époque de renoncer à tout comptage dans un tel cas : « nous (écartons), dans cette période d'acquisition de la notion de nombre, les exercices cependant amusants qui consistent à enregistrer par audition : 6 coups à l'horloge, 6 chocs à la porte, 6 chutes d'objets... Car on n'entend jamais qu'un bruit à la fois, et on a beau compter les bruits un à un, on ne perçoit que le 1er, le 2e, le 3e... le 6e, jamais les 6 ensemble, qu'on ne pourrait d'ailleurs pas distinguer. » Pour lui, le comptage visant à savoir combien il y a d'événements dans une suite ne pourrait être qu'un comptage-numérotage.


Il existe cependant deux solutions à ce problème. La première consiste à demander aux enfants de sortir un nouveau doigt sur leur main à chaque fois qu'ils entendent un nouveau son, mais, attention, sans compter verbalement. Ils sortent le pouce, par exemple, quand ils entendent le premier son, l'index quand ils entendent le deuxième, etc. Ayant réalisé une correspondance terme à terme entre les sons et leurs doigts, les élèves de GS comprennent assez facilement que pour savoir combien ils ont entendu de sons, il suffit de regarder combien de doigts sont sortis. Ce nombre sera évidemment déterminé grâce à une stratégie de décomposition-recomposition : 5 doigts et encore 2, c'est 7 doigts, par exemple.


Pourquoi ne pas compter verbalement les doigts, dans un premier temps du moins ? En privilégiant l'emploi des mots-nombres pour désigner des pluralités de doigts, comme c'est le cas dans les stratégies de décomposition-recomposition, on évite que les enfants procèdent à un comptage-numérotage de leurs doigts. C'est d'autant plus important d'adopter une telle stratégie que, la plupart du temps, les parents enseignent le comptage-numérotage sur les doigts : l'enfant dit « un » alors que son attention est portée sur un premier doigt, il dit « deux » alors que son attention est portée sur un deuxième doigt, etc. Chaque mot-nombre est alors utilisé pour numéroter un nouveau doigt.


En revanche, examinons le cas où, dans un premier temps, les mots-nombres sont utilisés pour désigner des pluralités de doigts et seulement des pluralités de doigts. Lorsque l'enfant comptera sur ses doigts, son attention sera successivement attirée par chacune des pluralités engendrées par l'ajout d'un nouveau doigt :


Dans ce cas, chaque mot prononcé réfère à la nouvelle pluralité résultant de l'ajout d'un doigt : l'enfant utilise l'itération de l'unité, il procède à un comptage-dénombrement des doigts.


La seconde solution permettant de dénombrer une suite d'événements fait également usage des doigts. Contrairement à la précédente, elle repose sur un comptage verbal mais, dans ce cas, il est essentiel que, dans un premier temps au moins, celui-ci soit de la forme (on laisse le lecteur imaginer le mouvement des doigts) : « 1 », « et-encore-1, 2 », « et-encore-1, 3 »... afin d'être sûr que l'enfant ne numérote pas ses doigts. Remarquons que, comme ce que dit l'enfant est assez long, il ne faut pas que le rythme de survenue des différents événements soit trop rapide, afin de lui laisser le temps de prononcer les paroles qui accompagnent un tel comptage-dénombrement explicite.


Concluons en insistant sur le fait que tous les usages des doigts ne se valent pas et c'est seulement lorsqu'il sont utilisés pour mettre en oeuvre des stratégies de décomposition-recomposition, dont le comptage-dénombrement, que leur intérêt pédagogique est assuré. Dans le cas contraire, c'est-à-dire dans les usages où les doigts sont numérotés, ils peuvent faire obstacle au progrès, ce que le bon sens populaire avait d'ailleurs perçu en empêchant certains enfants de compter sur leurs doigts.


Théâtraliser la correspondance 1 mot - 1 unité, c'est enseigner le comptage-numérotage

Disons quelques mots de l'autre façon d'enseigner le comptage, celle qui s'est trouvée préconisées entre 1985 et 2015 par la plupart des pédagogues français. Dans Acé (2013), on trouve une histoire de l'enseignement du comptage qui montre que c'est vers la fin des années 1980 que l'école française a renoncé à enseigner le comptage-dénombrement et s'est mise à recommander la façon de compter qui était rejetée par René Brandicourt, celle où chacun des mots un, deux, trois, quatre... réfère à une unité et une seule. À cette époque il était en effet demandé aux enseignants de théâtraliser la correspondance 1 mot - 1 unité afin que l'enfant respecte ce qu'une psychologue du siècle dernier appelait « le principe de correspondance terme à terme » (voir Acé, 2013 p. 13-20). Or, cette façon d'enseigner le comptage est celle qui est le plus souvent privilégiée dans les familles, c'est donc la façon de sens commun.


Ainsi, supposons qu'un parent demande à son enfant (3 ans, par exemple) de compter les cubes d'une collection qui en contient quatre. Il est fréquent d'observer l'enfant toucher chacun des cubes avec l'index tout en récitant la comptine numérique mais sans aucune coordination entre les deux, ce qui peut conduire l'enfant à dire : 1, 2, 3, 4, 5, 6 alors qu'il n'y a que quatre cubes. Dans ce cas, la plupart du temps, le parent prend le doigt de l'enfant en lui disant qu'il va lui montrer comment on compte, il pose le doigt sur l'un des cubes et dit « un » en appuyant sur le doigt de l'enfant, il pose ensuite le doigt sur le cube suivant et dit « deux » en appuyant à nouveau sur le doigt, etc. Il théâtralise ainsi la correspondance 1 mot - 1 unité. Lorsque le comptage est enseigné ainsi, les mots-nombres fonctionnent comme des sortes de numéros : « le un, le deux, le trois, le quatre... » et, donc, l'on peut parler de l'enseignement d'un comptage-numérotage (Brissiaud, 1989, 1995).


On trouve une critique détaillée de l'enseignement du comptage-numérotage dans les ouvrages précédents ainsi que dans PPM (2007) et Acé (2013). Une argumentation précise, prenant en compte les résultats des travaux scientifiques les plus récents, est avancée dans deux textes mis en ligne sur le site de la Commission Française pour l'Enseignement des Mathématiques (Brissiaud, 2014 a et b). Il y est notamment montré que l'enseignement du comptage-numérotage est d'autant plus dangereux qu'il conduit à des succès à court terme qui font obstacle au progrès sur le plus long terme. Rappelons que cette idée, elle, n'est pas récente puisqu'un couple d'instituteurs maîtres d'application qui travaillaient avec l'Inspectrice Générale Suzanne Herbinière-Lebert écrivaient il y a 50 ans (Fareng et Fareng, 1966) : «...cette façon empirique [le comptage-numérotage] fait acquérir à force de répétitions la liaison entre le nom des nombres, l'écriture du chiffre, la position de ce nombre dans la suite des autres, mais elle gêne la représentation du nombre, l'opération mentale, en un mot, elle empêche l'enfant de penser, de calculer ?». De fait, il est facile de montrer que cette façon de compter fait obstacle à l'accès à l'itération de l'unité et aux décompositions et, donc, à la compréhension des nombres (voir Brissiaud, 2014 a et b).


Rémi Brissiaud

Chercheur au Laboratoire Paragraphe, EA 349 (Université Paris 8)

Équipe « Compréhension, Raisonnement et Acquisition de Connaissances »

Membre du conseil scientifique de l'AGEEM


La 1ère partie


Bibliographie de la seconde partie

Brandicourt R (1962). Des principes à la pratique pédagogique. In J. Bandet (Ed) : Les débuts du calcul, 87-108. Paris : Éditions Bourrelier

Brissiaud, R. (1989) Comment les enfants apprennent à calculer : Au-delà de Piaget et de la théorie des ensembles. Paris: Retz.

Brissiaud, R. (1992) A tool for number construction : finger symbol sets. In J. Bideaud, C. Meljac & J.P. Fischer (Eds), Pathways to number (pp. 41-65).  Hillsdale :  Lawrence Erlbaum.

Brissiaud R. (2007) Premiers pas vers les maths. Les chemins de la réussite à l'école maternelle. Paris : Retz

Brissiaud, R. (2013) Apprendre à calculer à l'école - Les pièges à éviter en contexte francophone. Paris : Retz

Brissiaud, R. (octobre 2014) Pourquoi l'école a-t-elle enseigné le comptage-numérotage pendant près de 30 années ? Une ressource à restaurer: un usage commun des mots grandeur, quantité, nombre, numéro, cardinal, ordinal, etc. Texte mis en ligne à l'adresse : http://www.cfem.asso.fr/debats/premiers-apprentissages-numeriques/Brissiaud_UneRessource aRestaurer.pdf

Brissiaud, R. (décembre 2014) Vers la fin de la confusion entre le nombre et la quantité représentée par une collection de numéros ? Texte mis en ligne à l'adresse : http://www.cfem.asso.fr/debats/premiers-apprentissages-numeriques/BrissiaudCfem2.pdf

Fareng R. & Fareng, M. (1966) Comment faire ? L'apprentissage du calcul avec les enfants de 5 à 7ans. Paris, Fernand Nathan.



Par fjarraud , le vendredi 09 octobre 2015.

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