Denis Meuret : Une société faite pour l’école. Vraiment ? 

"Dire que la société doit être faite pour l’école suppose qu’on sait de source sûre ce que doit être l’école et qu’autour de cet invariant, il faut construire la société. On peut craindre qu’il n’y faille un gouvernement un peu autoritaire". Denis Meuret s'invite dans le débat engagé entre Philippe Meirieu et Régis Debray sur l'Ecole, dans les pages du Café pédagogique.

 

« Si, pour ma part, je me suis résolument engagé dans « la formation tout au long de la vie », c’est que je suis profondément convaincu, comme Gaston Bachelard, qu’il y là, loin de tout adéquationnisme économique, un projet grâce auquel nous pouvons nous « instituer » collectivement et solidairement afin que « la Société soit enfin faite pour l’École et non l’École pour la Société ». Ainsi, Philippe Meirieu conclut-il  la lettre ouverte à R. Debray, dont je suppose que c’est lui qui est cité entre guillemets.

 

L'école de Durkheim

 

Je voudrais discuter ici, non pas la possibilité que la « formation tout au long de la vie » nous rapproche de l’idéal ainsi posé, mais cet idéal lui-même : que la société soit faite pour l’école. Dans ce pays, il ne manque pas de groupes de pression, d’institutions, persuadés que la société toute entière doit se mettre à leur service.  L’entreprise en est un bon exemple. Il ne manque pas non plus de syndicats, d’associations qui considèrent, c’est humain, que leur objet doit être privilégié sur les autres. Il est rare, cependant, que ce genre de position s’exprime avec la radicalité dont usent  Debray et Meirieu.

 

Cette  outrecuidance peut être rapprochée du récit par lequel Durkheim justifie l’école française de la troisième république. Version laïque du récit catholique selon lequel l’école fabrique de bons chrétiens, l’école durkheimienne sauve la société de ses tendances anomiques, rend possible la République, de sorte qu’en effet la société doit montrer à l’école qu’elle est digne d’elle plutôt que l’école doive montrer à la société qu’elle est à la hauteur de sa mission.  Toutefois, Durkheim savait mieux que personne qu’une société ne peut être « faite » pour ceci ou pour cela, ceci ou cela fussent-ils aussi désirables et nobles qu’on voudra.  En outre, des récits alternatifs à celui de Durkheim existent qui mettent en effet l’école au service de la société et en proposent néanmoins une vision ambitieuse. Je puis au moins l’affirmer des Etats-Unis ou du Québec.

 

En vérité, le discours de nos deux auteurs s’appuie sur une élision qui est d’ailleurs une constante chez ceux qui critiquent l’ouverture de l’école (voir le rapport Béraud au colloque d’Amiens). Ce que nos deux auteurs appellent « société », c’est l’entreprise. Une école au service de la société est pour eux  une école « utilitariste ». Par là ils entendent, non pas une école qui assure aux enfants de l’élite sociale les récompenses pécuniaires attachées à la réussite scolaire, mais une école qui transmet aux élèves les compétences supposées étroites et serves dont ils ont besoin pour trouver du travail. Dans les récits alternatifs que j’ai étudié (aux Etats-Unis et au Québec), il va de soi que l’on a de la société et de la façon dont l’école peut la servir une conception bien plus ample et riche. Quant à la critique d’une école trop tournée vers les besoins du marché du travail, elle s’adresse depuis au moins la quatrième république (le projet de loi Billières de 1956)  à toutes les tentatives de modernisation de l’école.

 

La société bénéfique pour l'Ecole

 

Je vois trois difficultés à la proposition de nos deux auteurs.

 

La première est une difficulté logique. L’école est une des institutions de la société et vouloir que le tout se mette au service de la partie est problématique. Il y a eu dans l’histoire des tentatives de ce genre (le peuple au service du Chef, l’Etat au service du Parti) qui se sont soldées par des catastrophes précisément parce qu’elles reposaient sur cette contradiction.

 

La seconde est que l’histoire (et Durkheim lui-même dans l’Evolution Pédagogique en France),  nous enseignent que les évolutions de la société influencent les évolutions de l’école bien plus que l’inverse. A quoi il faut ajouter que les évolutions de la société ont été plutôt bénéfiques pour l’école. Depuis  deux siècles, ce que, oui, il faut appeler le progrès a dégagé du temps pour que les tous les jeunes puissent apprendre au lieu de devoir travailler aux champs, a enrichi les connaissances à transmettre, a fait évoluer l’école vers un fonctionnement moins autoritaire, plus rationnel. Pour évaluer vraiment la portée de l’assertion de Meirieu et Debray, il faut se demander ce que serait l’école –et la société- aujourd’hui si l’on avait obtenu vers 1850 ou 1900 que la société soit faite pour l’école (pour l’école de ce temps, puisqu’on n’en connaissait bien sûr pas d’autre).

 

La troisième, enfin, est politique.  On peut discuter démocratiquement de la façon dont l’école doit fonctionner pour rendre le meilleur service à la société. Martha Nussbaum le fait dans « Les émotions démocratiques » (2011). Le rapport du colloque d’Amiens (1968)  en France, le rapport Parent (1963)  au Québec le faisaient aussi et bien sûr les débats actuels autour du collège le font aussi. Mais dire que la société doit être faite pour l’école suppose qu’on sait de source sûre ce que doit être l’école et qu’autour de cet invariant, il faut construire la société. On peut craindre qu’il n’y faille un gouvernement un peu autoritaire, dont je ne pense pas que veuille vraiment Philippe Meirieu, pas plus sans doute qu’il ne voudrait d’un art, d’une science « faits pour l’école ».

 

Bref, la principale question est de savoir ce que nos deux auteurs craignent si fort pour le conjurer au prix d’une telle énormité, laquelle n’étonne pas de la part de Régis Debray mais davantage de la part de  Philippe Meirieu.

 

Denis Meuret

Professeur émérite en sciences de l’éducation, université de Bourgogne, IREDU.

 

La chronique de Philippe Meirieu

 

 

Par fjarraud , le vendredi 19 juin 2015.

Commentaires

  • Delafontorse, le 21/06/2015 à 08:19
    Monsieur Meuret, l'école est une institution politique et non une institution sociale.

    La vie sociale peut fort bien se passer de l'école (et elle le lui signifie tous les jours dans la moindre feuille de chou, par le mépris avec lequel elle la traite). Les singes, les abeilles et les bulots ont une vie sociale, et ils ne connaissent pas l'école.

    La vie politique, qui se subsume la vie sociale sous un idéal de rationalité et d'humanité ne peut en revanche pas se passer de l'école. L'école est une institution du savoir et de la raison émancipateurs. Elle ne s'adresse pas à des individus. Elle s'adresse à de futurs citoyens (munis juridiquement de droits et de devoirs) comme à autant de futurs législateurs en tous domaines théoriques et pratiques, ainsi qu'à des personnes (munies de sens moral). Là où la politique ne veut plus rien dire, l'école est morte. Et là où l'école ne veut plus rien dire, la politique se meurt et n'est plus que caricature, vulgarité et politicaillerie. Ecole et politique ont des destins liés. Voyez aujourd'hui l'état de l'une et de l'autre, depuis que les gouvernants, méprisant le gouvernement, ne gouvernent pas par et pour le peuple législateur, mais se gargarisent de gouvernance, valets d'intérêts économiques privés ne faisant que manipuler des masses à exploiter. Voyez aussi l'état de l'humanité ou de ce qu'il en reste depuis que la domination de sociologues et d'économistes ignares ou vendus l'ont transformée et traitée en masse d'individus relevant de la simple gestion biologique. 

    Debray et même Merieu entendent parfaitement ceci, que vous n'entendez pas et taxez d'"outrecuidance", parce qu'ils sont philosophes, parce qu'ils ont lu des auteurs dont manifestement vous n'avez pas lu le premier mot alors qu'ils sont pourtant législateurs de la culture humaine . Commencez par La République de Platon, la Politique d'Aristote, l'Emile de Rousseau, les Principes de la philosophie du droit de Hegel, la Krisis de Husserl. C'est aussi le meilleur moyen de comprendre la position de Durkheim sur ces questions. 
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