Le film de la semaine : « Mustang » de Deniz Gamze Ergüven 

Qu’est-ce qui fait courir les filles dans la Turquie d’aujourd’hui ? Comment gagner son indépendance et vivre en liberté alors que patriarcat et traditions s’y opposent encore ? Deniz Gamze Ergüven, jeune cinéaste d’origine turque, filme, en connaissance de cause, la résistance furieuse de cinq sœurs rebelles contre la domination masculine et l’obscurantisme. A l’image du mustang, cheval sauvage rétif à toute domestication par l’homme, la fiction énergique et rageuse épouse l’entrée en rébellion des jeunes filles contre leur destin de soumission. A travers une mise en scène remarquable, apte à figurer les flots d’énergie au-delà du carcan emprisonnant les aspirations, « Mustang » ne nous offre pas seulement un époustouflant parcours d’émancipation. Il met également en lumière la violence des conflits qui traversent la Turquie contemporaine : dans un pays où les femmes ont le droit de vote depuis les années 30, l’expression de leur désir continue à semer la ‘terreur’ chez les tenants de l’ordre.

 

L’Eden de l’école et des garçons

 

Premiers plans débordant d’émotions et de plaisirs. C’est la fin de l’année scolaire et les jeunes filles en uniforme (corsages blancs et jupes plissées bleu marine) font des adieux à leur professeure (qui part pour la grande ville, Istanbul), yeux humides et embrassades appuyées. Pour fêter le début de l’été, la bande de filles, à la grâce altière, décide d’un petit détour par la plage avant de rentrer à la maison. Au bord de la Mer Noire, sous le soleil lumineux, bousculades et éclaboussures se transforment en jeux aquatiques avec les garçons, certaines grimpant sur leurs épaules, toutes se retrouvant longues chevelures mouillées et vêtements trempés collés au corps.

 

Il n’en faut pas plus pour déclencher rumeur et ragots : une voisine a vu les cinq sœurs ‘frotter leur sexe’ contre le cou des garçons en quelque sorte. La grand-mère (les parents sont morts, elle a la charge de l’éducation) crie au scandale, les tance violemment l’une après l’autre. Nous comprenons, en quelques secondes, le gigantesque décalage entre la fougue et l’insolence de ses gamines rieuses et le poids colossal des préjugés et des schémas sexués. Cette scène de réprimande, que les ‘punies’ minimisent tout de suite à coups de fous rires et de roulades emmêlés dès leur chambre regagnée, signe en fait le début de l’enfermement et la fin du paradis. Les séquences lumineuses et joyeuses du début restent imprimées dans notre mémoire, comme le souvenir d’un Eden, devenu inaccessible.

 

‘Robes de merde’ pour filles à marier

 

Le déchainement de violence et de menaces de l’oncle (seule figure d’autorité masculine) contre le ‘crime’ commis par les filles et le supposé laxisme de la grand-mère donne la mesure de ce qui attend les effrontées : privées d’école et de sorties, elles sont reprises en main et préparées au mariage. Tenue du linge de maison, secrets des recettes de cuisine, port obligatoire de ‘robes couleur de merde’, tout est mis en œuvre pour en faire les meilleures futures épouses possibles. Dans le même temps, barreaux aux fenêtres, encadrements et portes à verrous supplémentaires n’en finissent pas de transformer la grande maison en bois, au milieu des arbres, non loin du petit village, en fortin barricadé.

 

Impossible de raconter toutes les ruses mis en pratique par les cinq sœurs en furie pour échapper à leur destin programmé de filles à marier. Elles ont toutes suffisamment d’imagination et de combattivité pour parvenir à rejoindre le car collectif qui conduit d’autres filles du village à un match de foot, interdit ce jour-là aux hommes, à la suite de violents débordements qui se sont produits lors de la rencontre sportive précédente ! Assister à un tel match est, aux yeux des adultes, une initiative plus grave que la participation à un bal. Et le processus, inexorable en apparence, de programmation des mariages s’accélère : l’aînée parvient in extremis à épouser celui qu’elle aime, les suivantes n’ont pas cette ‘chance’ …La benjamine (dont la caméra accompagne le point de vue critique) regarde, effarée et folle de rage, le saccage des élans, la barbarie du patriarcat en acte.

 

Au terme d’une évasion rocambolesque (sur laquelle plane de lourdes menaces), à l’initiative de la plus jeune, renseignée par le triste sort des plus âgées, la dernière promise au mariage (et la petite délurée) parviennent à rejoindre un nouvel ‘Eden’, Istanbul, filmée en plans larges, plein cadre, scintillante destination, gorgée de promesses.

 

Fureur de vivre

 

La jeune cinéaste capte les flux d’énergie débordant de corps féminins corsetés, montre les emballements physiques et émotionnels d’un groupe de filles  et leur sororité en fusion, mis à mal par les forces (maléfiques et mortifères) de la réaction. Sa caméra, embarquée, ouvertement du côté des opprimées, trace à toute vitesse, avec une vivacité, astucieusement relayée par la partition musicale du compositeur australien, Warren Ellis. Elle soutient ainsi les trajets surhumains, hors du commun, de jeunes filles, dans la Turquie d’aujourd’hui, de rébellion en défaite pour certaines, de révolte en émancipation pour d’autres. Et l’histoire tumultueuse (co-écrite avec la talentueuse Alice Winocour) conduit l’héroïne affranchie jusqu’au domicile de son ancienne professeure qui lui ouvre des bras protecteurs. Point de salut sans éducation ?  Fable réaliste aux accents mythologiques, « Mustang », dans son galop frénétique, transporte le flambeau de la résistance et l’étendard de la liberté des femmes, bien au-delà des bords de la Mer Noire et des rivages de la Méditerranée.

 

Samra Bonvoisin

 

« Mustang », film de Deniz Gamze Ergüven-sortie en salles le 17 juin 2015

Sélection ‘Quinzaine des réalisateurs, Cannes 2015

 

 

 

Par fjarraud , le mercredi 17 juin 2015.

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