Le film de la semaine : "La cité muette" de Sabrina Van Tassel 

Qui ne connaît le camp de Drancy, lieu d’internement et de transit, sur le territoire français, réservé aux juifs avant leur départ pour l’extermination, durant la Seconde Guerre mondiale ? La réalisatrice Sabrina Van Tassel a pourtant découvert une réalité bien plus complexe : la cité HLM, dite cité de la Muette, habitée aujourd’hui par des locataires modestes, est la même qui a fait office hier de camp de concentration, longtemps encadré par des gendarmes français.

 

Dépassant la stupeur qui la frappe devant ce constat douloureux, la réalisatrice enquête sur les conditions d’existence des habitants de cet ensemble décrépi, tout en convoquant témoignages de survivants et images ressurgies de ce passé tragique. Sans aucun pathos, éclairé par des explications historiques en voix off, « La Cité muette » nous fait voyager entre plusieurs temps de douleur et nous laisse, bouleversés, face à quelques interrogations essentielles : d’où vient le silence d’une nation, la nôtre, sur l’existence de cette cité ‘particulière’ où les autorités françaises ont parqué près de 80 000 juifs, adultes, et enfants, très tôt séparés, avant de les envoyer à la mort ? Est-il ‘moral’ que d’autres personnes, parmi les plus fragiles, y vivent aujourd’hui ? Comment la mémoire de cet endroit et de son usage inédit circule-t-elle entre les survivants internés d’alors et les habitants de maintenant ? Comment faire pour que la cité de la Muette ne signifie pas le silence d’un pays sur un pan de son histoire ?

 

Réalité stupéfiante

 

La réalisatrice, comme la voix off nous y incite, reprend, avec nous, par le regard, le chemin qu’elle a emprunté lorsqu’elle a pris conscience de la lourde histoire de la cité de la Muette. Aujourd’hui, devant le bloc de béton à quatre étages en forme de U, aux poteaux crasseux et à la peinture défraîchie, des enfants jouent et des passants circulent, dans le même espace, à peine transformé, plus de soixante-dix après la libération du camp (le 17 août 1944). Plutôt que de recourir à la déploration, la documentariste avance pas à pas et soulève un à un les voiles qui recouvrent la vie quotidienne de cet ensemble HLM, apparemment ordinaire. Vues aériennes de l’édifice d’origine (construit au début des années 30, inachevé en raison de la crise, destiné au logement social), et de sa ‘métamorphose’ en camp d’internement pour les juifs (quelques barbelés, un mirador à chaque angle, installés en peu de temps dans le courant de l’année 1941) et plans d’ensemble de la cité de la Muette de nos jours valent mieux, dans leur coexistence foudroyante, qu’un long discours.

 

Trois mille enfants sans parents

 

Plusieurs témoins âgés, parmi les rares rescapés, convoquent devant nous leur mémoire : leurs visages fatigués au regard douloureux alternent avec d’anciens portraits photographiques de gamins rieurs ou sérieux devant l’objectif, avant la tragédie. Ainsi Victor Perahia, interné à Drancy de 1942 à 1944, âgé seulement de 9 ans à son arrivée au camp, l’événement signant à ses yeux ‘la fin de son enfance’, l’évoque en ces termes : ‘c’est là que j’ai commencé à connaître des conditions de vie difficiles et notamment la faim. Bien sûr, plus tard à Bergen Belsen où j’ai été déporté, ce fut bien pire, j’ai côtoyé l’horreur, j’ai côtoyé l’enfer’. Succédant à la première phase, une année où les internés sont des hommes exclusivement, la ‘rafle du Vel d’Hiv’ (16 et 17 juillet 1942) marque le début de l’internement de femmes et d’enfants (3 000 dont certains ont moins de 2 ans). La réalisatrice complète les récits implacables des survivants, sur la malnutrition, l’absence d’hygiène, les mauvais traitements, par un témoignage expliquant la détresse de ces petits, sans leurs parents : des gamins crevant de solitude, à qui le règlement interdit les cris dans la cour où ils errent et dans le bâtiment où certains sont confinés, afin de ne pas perturber la tranquillité de leurs gardiens, des gendarmes français, dont un capitaine très zélé connu pour ses coups de cravache cinglants.

 

L’intensité dramatique du documentaire, parfois à la limite du supportable, vient aussi du retour vers le présent et le quotidien ‘gris’ des habitants d’aujourd’hui, parfaitement conscients, pour certains, du poids historique de leur lieu de vie. En dépit de la plaque commémorative, du wagon de déportés installé devant la cité de la Muette, des jeunes, parmi les derniers locataires, ne veulent pas, en revanche, entendre parler de cette histoire. Comme le souligne Viviane G, ancienne SDF et locataire de longue date : ‘le petit jeune du premier dit que ce n’est pas vrai tout ce qu’on raconte ; c’est que du baratin !’.

 

Faire parler au présent la cité de la Muette

 

Le travail considérable de l’historien Serge Klarsfeld a permis au mémorial de la Shoah de voir le jour à Drancy en 2012, tandis que d’anciens déportés et habitants du quartier s’efforcent encore de faire vivre la mémoire du lieu et d’en mettre au jour des aspects encore inexplorés. Cet homme, par exemple, a constitué une sorte de petit musée fermé et, soulevant une trappe, nous fait découvrir au bas d’un escalier, les vestiges intacts de la ‘prison’ du camp aux murs recouverts d’inscriptions laissées par les êtres humains ici enfermés par représailles. D’autres locataires ou témoins expliquent que chaque petit appartement, réhabilité à la hâte à la Libération, contient encore des secrets douloureux et des traces gravées sur les murs, recouverts de plâtre, brutalement révélés à la faveur de quelques travaux de rénovation.

 

Est-il supportable qu’un pan de l’histoire nationale soit maintenu ainsi en ce lieu de relégation, à travers ce lien de souffrance entre l’expérience impossible à oublier des survivants et l’existence précaire de ceux qui vivent aujourd’hui dans la cité de la Muette (familles pauvres, solitaires fragiles, anciens SDF, ex-pensionnaires d’hôpitaux psychiatriques) ? La documentariste, à travers ce film remarquable de retenue et de pudeur, pose à chacun d’entre nous bien des questions dérangeantes. Selon Serge Klarsfeld, ‘ce que représente Drancy est trop important pour que cet immense bâtiment disparaisse’. Et il le définit comme ‘à la fois maudit et sacré’ parce que c’est le dernier lieu en France où ‘nos parents, nos frères, nos sœurs ont pensé intensément à nous, ont souffert, ont été plongés dans l’angoisse, ont été rassemblés comme du bétail, avant d’être entassés dans des wagons à bestiaux et expédiés au centre de l’Europe vers des abattoirs d’êtres humains’.

 

« La Cité muette » de Sabrina Van Tassel, œuvre exemplaire dans sa forme exigeante, nous offre une occasion exceptionnelle d’éclairer un aspect ‘noir’ et méconnu de notre histoire commune et focalise notre regard sur les prolongements contemporains de cette ‘mémoire occultée’ dans la France de 2015.

 

Samra Bonvoisin

« La Cité muette », documentaire de Sabrina Van Tassel -sortie en salle le 13 mai 2015

Sélections officielles : Festival international du grand reportage d’actualité et du documentaire de société (FIGRA) 2015, Festival du film français de Los Angeles (COLCOA) 2015 – création soutenue par la Fondation pour la mémoire de la Shoah

 

 

Par fjarraud , le mercredi 13 mai 2015.

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