Le film de la semaine : « L’épreuve » d’Erik Popper 

Dans notre monde gavé d’images jusqu’à la saturation, quel sens donner aujourd’hui au métier de photographe de guerre ? Les clichés pris sur les lieux des conflits peuvent-ils soulever les consciences ? Qu’est-ce qui fait courir encore les photojournalistes, au péril de leur vie toujours, au détriment de leurs liens familiaux et sentimentaux, souvent ? Ancien photographe de guerre lui-même, le cinéaste norvégien, Erik Popper ‘documente’ la fiction sur grand écran pour amplifier un questionnement qui le taraude toujours. Dans la version féminine d’une profession majoritairement exercée par des hommes, Juliette Binoche prend son rôle à bras-le-corps et livre une interprétation vibrante des conflits intérieurs auxquels l’expérience du ‘terrain’ (Afghanistan, Kenya) l’expose. Au-delà du drame familial engendré par l’exercice de ce métier périlleux, et un traitement mélodramatique à l’excès, « L’Epreuve » vaut surtout par le cheminement intérieur de son ‘héroïne ‘ et l’interrogation ultime qu’elle affronte au détour de sa ‘chasse au scoop’ : quelle est la frontière entre la photographie d’un attentat-suicide, la mise en scène d’une mort annoncée et la complicité avec l’acte perpétré ?

Photographe ‘kamikaze’

 

Entre le désert de sable, les maisons en terre ocre et la poussière de la ville (Kaboul), la première séquence, impressionnante, nous place aux côtés de Rebecca, enveloppée dans une tenue noire, corps et tête recouvertes, en train de photographier à toute allure, avec un appareil muni d’un téléobjectif géant, une jeune femme  préparée par d’autres à commettre un attentat-suicide, la ceinture bardée d’explosifs. ‘Embarquée’ volontaire dans la voiture avec celle qui va commettre l’attentat et son chauffeur, elle saute au dernier moment hors du véhicule, a juste le temps d’alerter par un cri les passants avant de prendre encore un cliché et d’être elle-même soufflée par l’explosion. A l’hôpital où elle a été transportée, le regard vide, la peau blême, comme celle d’une revenante, elle retrouve Marcus, son mari, le visage fermé par-delà l’attention et la compassion. Ne supportant plus les répercussions terribles du métier à risques de sa femme Rebecca, star internationale du reportage de guerre, sur leur vie de famille (ils sont parents de deux filles de 8 et 13 ans), l’homme a en effet décidé de leur séparation. Serait-ce l’épreuve de trop ?

 

Normalité impossible

 

De retour dans le vert paradis des paysages irlandais, Rebecca renoue avec ses filles et tente de convaincre Marcus (et de se convaincre) qu’elle peut vivre dans la tendresse et le calme retrouvés l’amour conjugal et le bonheur familial, sans exercer son métier de photographe.  Rapidement, le besoin la reprend cependant. Une envie à laquelle elle cède d’autant plus facilement qu’il s’agit d’un reportage au Kenya dans un camp de réfugiés tenue par une ONG sans dangers au point qu’elle emmène, avec elle, pour cette mission ‘paisible’, sa fille aînée. Un événement imprévu (des rebelles attaquent les populations civiles rassemblées sous des tentes) bouleverse leur plan et Rebecca, renonçant à tout principe de précaution, met sa fille en sûreté et, en une fraction de seconde, se meut sous nos yeux, en reporter ‘shootant’ en direct les exactions commises, dans un état ‘second’ donnant la mesure de son addiction.

Le nouveau ‘retour’ en Irlande auprès de sa famille et de sa fille aînée, choquée par l’ambivalence maternelle, se transforme progressivement en quotidien infernal pour celle qui s’est montrée incapable de renoncer à sa trouble passion, a fortiori lorsque Marcus découvre l’attitude suicidaire qu’elle a manifestée en Afrique : il la chasse de la maison et elle se retrouve sur le seuil, barda d’appareils photos jeté à ses pieds.

 

Surenchère photographique, complicité médiatique

 

Nous tairons par quels rebondissements la ‘star’ du reportage de guerre finit par se retrouver au pied du mur, loin des siens, au plus près d’elle-même, à l’instant précis où elle croit accomplir le métier qu’elle aime par-dessus tout. En dépit d’une partition musicale sentimentale, soulignant inutilement les pics d’intensité dramatique et des contrastes chromatiques (le rouge du sang et de la mort, le vert comme un rêve de bonheur) esthétisants, la caméra accompagne Rebecca au plus près d’un visage et d’un corps mis en mouvement par l’acte photographique, au point de nous faire sentir les décharges d’adrénaline et l’oubli de soi, inhérents au métier. En pleine action, face à la préparation d’un (autre) attentat-suicide, la machine se détraque cependant et Juliette Binoche, en comédienne subtile, donne à voir le ‘gouffre’ qui s’ouvre devant le personnage qu’elle incarne. Le parcours de cette reporter photographe de guerre, dans sa complexité et son ambivalence, met au jour la dimension folle de pareil engagement aujourd’hui. Dans le monde de la diffusion immédiate et planétaire de toutes les images, de leur traitement indifférencié, de la plus anodine à la plus choquante, que vaut la volonté de ‘témoignage’ revendiquée par ceux et celles qui photographient et filment les lieux de guerre et les combattants de tous bords, a fortiori des terroristes ? Outre l’obscénité de l’entreprise, à quelles conditions, les ‘faiseurs’ d’images de terreur peuvent-ils exercer leur profession sans devenir des fauteurs de guerre ?

 

Samra Bonvoisin

« L’Epreuve », film d’Erik Popper-sortie en salle le 6 mai 2015

Grand Prix spécial du jury, festival international de Montréal, 2014

 

 

 

Par fjarraud , le mercredi 06 mai 2015.

Commentaires

Vous devez être authentifié pour publier un commentaire.

Partenaires

Nos annonces