Le film de la semaine : « Taxi Teheran » de Jafar Panahi 

Comment filmer encore, pour un cinéaste, depuis plusieurs années condamné à ne plus le faire, avec interdiction de sortir de son pays natal, l’Iran en l’occurrence ? Jafar Panahi, homme plein d’infinies ressources et sagacité, a plus d’un tour dans son sac. Déjà, en 2010, sous le coup des mêmes interdictions, il parvient à coréaliser un long métrage, tourné dans son appartement et narrant sa vie quotidienne d’artiste ‘empêché’, sobrement intitulé « Ceci n’est pas un film’. Cette fois, bravant de nouveau périls en tous genres et risques d’emprisonnement, il s’aventure hors de son domicile : transformé en conducteur de taxi, aidé d’une caméra discrète, il prend à son bord différents passagers, au cours de sa journée de travail. Peu à peu, au fil des échanges entre le chauffeur, bienveillant et moqueur, et ses clients, dans tous leurs états, ce sont des pans entiers de la société iranienne qui se dévoilent sous nos yeux.  Les conditions particulières du tournage, voulues par le réalisateur ‘opprimé’ et induites par un régime d’oppression, transforment les spectateurs, embarqués à l’intérieur de « Taxi Téhéran », en observateurs, tour-à-tour, intrigués, émus ou secoués de rire, face aux mille ruses déployées par tout un peuple, -cinéaste compris-, pour sauvegarder sa part de liberté.

 

Vues sur Téhéran de l’intérieur du taxi

 

Après un long plan fixe déroutant (vue plein cadre d’une grande cité animée), le mouvement et le changement d’angle de l’objectif nous font mesurer l’étrangeté du dispositif : une femme portant un voile coloré vient de s’installer à l’arrière du véhicule dont nous ne voyons pas, dans un premier temps, le conducteur. Nous sommes bien dans un taxi qui roule dans les rues de Téhéran et, un peu plus tard, le chauffeur s’arrête pour laisser monter un second client. Un homme agité, gros bras et parler fort, s’installe alors à l’avant et nous découvrons du même coup le visage du ‘taxi man’. Le nouvel arrivant, qui a manifestement un avis sur tout, apostrophe même la passagère, restée silencieuse sur la banquette arrière. Un débat s’engage à son initiative pour savoir à quelle peine la justice doit condamner des voleurs de pneus : tandis que la femme penche pour la clémence, notre homme sûr de lui juge, péremptoire, que la pendaison est le juste châtiment. Il somme son interlocutrice de révéler sa profession et, découvrant qu’elle est institutrice, métier expliquant à ses yeux pareille indulgence à l’égard des criminels, il demande à descendre du véhicule et clame, avant de refermer la portière, que lui aussi fait profession de voler son prochain (on croit comprendre que ces larcins sont supposés être des titres de gloire plutôt qu’objets de délits).

 

Situations retournées

 

Chaque course, avec son lot de nouveaux clients aux tempéraments opposés, aux aspirations contradictoires, nous fait voyager aux côtés de celui qui les mène vers une destination, pas toujours clairement énoncée ou compréhensible. Le chauffeur, pour sa part, souriant, affable, paraît demeurer dans une neutralité bienveillante. Il accélère, à la demande de deux femmes fébriles, transportant un bocal contenant deux poissons rouges, parce que leur arrivée à destination est une question de vie ou de mort. Plus tard, leur lien de parenté (elles sont sœurs) dévoile un autre secret lié à une superstition, elle-même dépendante des dits poissons. La petite nièce du chauffeur, qui va la chercher avec son taxi à la sortie de l’école, a beau, quant à elle, être bien mise et bien élevée sous son voile stricte, elle se met à donner des leçons de politesse à son oncle parce qu’il est arrivé en retard. Et nous ne sommes pas au bout de nos surprises avec cette pipelette : plus loin, dans le taxi arrêté, elle conseillera, par la fenêtre, à un petit voleur de rue de rendre le billet ramassé à son propriétaire afin qu’elle puisse le filmer en direct avec sa petite caméra portable et en faire un ‘film pédagogique’ (comprenez un film édifiant où le bien triomphe).

 

Tombées de masques

 

Impossible de décrire tous les passagers, de vrais personnages hauts en couleurs, excessifs dans leurs malheurs comme dans leurs joies, ambivalents dans leurs réactions. Ici, l’ami du conducteur n’ose plus retourner dans son commerce de peur d’être à nouveau rançonné par un couple d’amis, lequel s’est refait une santé financière et il n’ose les dénoncer de peur de les replonger dans le malheur. Plus loin, un vendeur de DVD de films piratés, pratiquant son commerce au grand jour ou presque, cherche à transformer le patron du taxi en associé : il l’a en effet reconnu comme le cinéaste (et pour les spectateurs ne connaissant pas le visage de Jafar Panahi, la révélation ne manque pas de sel) au point que ce dernier est obligé de faire descendre ce passager ‘cinéphile’ tout en ménageant sa susceptibilité. Plus loin, c’est une femme toute voilée de noir qui crie sa douleur et supplie qu’on conduise son mari couvert de sang et victime d’un accident à l’hôpital, tandis que dans le taxi l’homme blessé demande un portable pour enregistrer un message destiné à sa famille, la suppliant de ne pas dépouiller son épouse de leur maison car ‘sinon, à ma mort, elle n’aura rien’. Nous verrons un peu plus tard que le blessé a survécu mais que l’épouse éplorée harcèle le taximan pour récupérer le précieux enregistrement, toujours utile.

 

Mise en abyme

 

La simplicité apparente du dispositif de filmage –l’intérieur d’un taxi, les passagers à bord, la ville par les vitres- joue de plus en plus comme un révélateur extraordinairement puissant des forces de ‘subversion’ à l’œuvre au cœur de la société iranienne : les petits et grands écarts par rapport aux usages dominants, les transgressions quotidiennes d’interdits massifs. Tourné clandestinement, grâce à la maniabilité d’une caméra (Black Magic) qui se tient d’une main et au concours audacieux d’acteurs non-professionnels, « Taxi Téhéran » arpente généreusement le terrain (miné) de la fiction, transfigure la réalité terrible du quotidien, sous le regard fraternel, un brin narquois, du cinéaste Jafar Panahi. Sous ses dehors modestes, « Taxi Téhéran » nous mène au-delà des trompeuses apparences, jusqu’à une ultime et vertigineuse mise en abyme dont nous ne dirons rien. Comme le confie Jafar Panahi, il doit ‘continuer à filmer quelles qu’en soient les circonstances’, pour respecter ce en quoi il croit et ‘se sentir vivant’. En voyant « Taxi Téhéran », nous comprenons à quel point la vie est immense et pleine de dangers.

 

Samra Bonvoisin

« Taxi Téhéran », film de Jafar Panahi -sortie en salle le 15 avril 2015

Ours d’Or, Prix Fipresci, festival de Berlin

 

Par fjarraud , le mercredi 15 avril 2015.

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