Le film de la semaine : Jack, d'Edward Berger  

Imaginez un enfant de dix ans, soutien de famille, responsable d’un petit frère âgé de quatre ans, prenant la place d’une jeune mère célibataire, immature. Il ne s’agit pas d’un genre de Gavroche, tout droit sorti de l’esprit foisonnant de Victor Hugo. Jack, petit héros du grand écran, vit à Berlin, aujourd’hui. Pour son premier film, Edward Berger, cinéaste allemand, fuit cependant tout misérabilisme. Il aborde frontalement la défaillance parentale au cœur d’une société occidentale dite moderne, proche de la nôtre : la jeune femme et ses deux garçons habitent dans un quartier central de la ville et font partie de la classe moyenne, même si la précarité économique rôde. Tout en évitant forme illustrative et discours démonstratif, le récit accompagne, dans sa sécheresse et son dépouillement, le parcours semé d’épreuves, d’un jeune enfant de notre temps, adulte malgré lui. Le charme immédiat de « Jack », son courage et sa lucidité, jettent une lumière crue sur l’irresponsabilité des adultes dans un monde à la fois aveugle à la détresse de ses enfants et fanatique de l’éternelle jeunesse.   

 

Image paradisiaque, innocence perdue  

 

Première image, source d’émerveillement. Deux petits garçons, dos nus, allongés au soleil dans une chambre baignée de lumière. Un instantané- innocent, serein- qui ne nous sera plus jamais montré, comme si le paradis de l’enfance était englouti à jamais dès l’ouverture du film. Jack, 10 ans, a autre chose à faire que de jouer à l’enfant : gestes fébriles et saccadés, il prépare à la hâte le petit déjeuner de Manuel, son jeune frère de 4 ans, avant leur départ pour l’école, tandis que lui, le grand, avale sa tartine dans la rue. Pas de parents dans les parages, pour l’heure.

 

La mère, prénommée Sanna, fait son entrée assez tardivement dans une histoire, déjà dominée par la figure charismatique du petit homme en culottes courtes. Jolie et ‘déjantée’, elle nous apparaît davantage soucieuse de son plaisir immédiat que du bien-être de ces deux garçons, nés de pères différents. Ainsi la nuit où sa maman ramène à la maison un amant occasionnel, Jack ne se gêne pas pour entrer dans la chambre et réclamer jus d’orange et morceau de pain en répondant par la négative lorsque Sanna lui demande s’il est ‘rassasié’.

 

Comme la caméra, bienveillante, se tient toujours aux côtés de Jack, nous saisissons peu à peu l’ampleur de sa solitude : sans le secours d’une maman, de plus en plus dilettante et physiquement absente, il assume le quotidien, le sien, celui du plus petit que lui, avec panache et sans crainte.

 

Indifférence des services sociaux et survie en milieu hostile

 

Devant la défaillance maternelle, l’intervention des services sociaux ne nous surprend guère et la décision brutale tombe, plongeant le ‘soutien de famille’ en plein désarroi : la mère perdant ses droits de garde, le grand est placé dans une sorte de pensionnat et séparé du plus jeune. Jack n’est pas du genre à manifester son chagrin alors que, dès son admission dans le centre d’hébergement, il subit les coups, la violence et l’humiliation de la part d’autres pensionnaires.  Sans cesse, il est obsédé par l’idée de revoir sa mère (qui téléphone pour s’excuser de ne pouvoir le recevoir pendant le week-end) et hanté par le sort incertain de Manuel, le petit frère, dont il ignore tout.

 

Par un concours de circonstances tragiques, semant la peur et la culpabilité en lui, il parvient à s’enfuir de son lieu d’enfermement. Parcourant de jour comme de nuit les quartiers de Berlin, il constate la ‘disparition’ de sa mère de leur domicile commun, finit par retrouver le petit à protéger, pensionnaire involontaire d’une ‘famille d’accueil’ improvisée.

 

S’en suit une cavale à deux dans les dédales de la grande ville, de parties de cache-cache avec les autorités en planques impromptues dans une voiture garée au fond d’un sombre parking d’où les fugitifs seront délogés par un gardien menaçant. 

 

Nous redoutons continuellement que le petit poucet et son protégé si vulnérable ne croisent dans la nuit quelque méchant ogre ou ne disparaissent dans la jungle urbaine mais le réalisateur refuse d’appuyer sur la corde sensible : l’objectivité de son regard rend encore plus palpables l’absolue solitude des enfants et l’ingéniosité sans limites de l’aîné.

 

Regard décapant sur une société sans transcendance

 

 « Jack » d’Edward Berger ne se contente pas de renouer avec la grande tradition du cinéma dans la représentation des enfants ‘orphelins’, des « Contrebandiers de Moonfleet » de Fritz Lang aux « Quatre Cents coups » de François Truffaut en passant par « L’Enfance nue » de Maurice Pialat. En filmant à sa hauteur, un petit héros des temps modernes, sans père, affublé d’une mère-enfant, l’auteur capte un moment de l’histoire de nos sociétés, happées par le présent, en panne de transmission. Quels sont les fondements d’une communauté humaine dans laquelle les enfants ne constituent plus le bien le plus précieux ?  Comment des êtres en devenir, abandonnés ainsi à eux-mêmes, parviennent-ils à se construire comme sujets ? Edward Berger, le réalisateur, ne répond pas à ces questions abyssales mais Jack les pose en nous regardant dans les yeux. Osons soutenir ce regard.

 

Samra Bonvoisin

« Jack », film d’Edward Berger. Sortie en salle le 8 avril 2015

Festival de Berlin, Compétition officielle

 

 

 

Par fjarraud , le mercredi 08 avril 2015.

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