La philosophie au risque de la scène 

Un texte redoutable et sombre de quelques pages à peine, écrit peu avant sa mort par un jeune écrivain suédois en pleine gloire, deux classes de terminale Littéraire, et une jeune troupe de théâtre qui débute : ce sont les ingrédients du projet philosophique et théâtral mené au Parc culturel de Rentilly (77). À l'occasion d'une représentation de leur spectacle, Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, le dimanche 22 mars, les comédiens de la Compagnie l’Ère de rien et les élèves de philosophie du Lycée Van Dongen de Lagny sur Marne, évoquent à leur manière leur travail en commun.

 

 À l’origine du projet, un parcours conçu entre une jeune metteure en scène, Leslie Mitéran, et deux professeurs de philosophie de classe terminale : accompagner une troupe de  comédiens le temps d'un double spectacle, celui de la compagnie, sur le texte de Stig Dagerman, et celui des élèves, sur des textes écrits par eux en s'inspirant de l'auteur suédois. Rien d'évident au départ : l'ouvrage, un long et intense soliloque autobiographique, exprime de profondes angoisses, dans un style dense et peu narratif. Leslie l'a découvert par hasard : « J'écoutais de la musique sur internet quand je suis tombée sur la chanson des Têtes raides qui porte ce titre. J'ai été sidérée, dit-elle. C'était magnifique. Après quelques recherches, j'ai découvert le texte original et son auteur. Ses mots ne m'ont plus quittée. Je voulais en faire un spectacle, mais c'est un texte court, difficile, qui n'est même pas du théâtre, plutôt de la philosophie. Qui cela intéresserait-il ? Lors de ma dernière année à l’École Claude Mathieu (École d'art et techniques de l’acteur), j'ai décidé de le monter avec une équipe, constituée dans ce but. Ça a tellement bien marché qu'on a continué. »

 

 

« Si on m'avait proposé ça en terminale, j'aurais hurlé ! »

 

À la recherche d'un partenariat pédagogique pour sa Compagnie L'Ère de Rien, Leslie a tout naturellement repris ce texte, dont le questionnement moral et existentiel, sur le sort d'un écrivain pris en tenaille entre le monde du désir et le désir de la création esthétique, a semblé très porteur aux enseignants. Les élèves, qui l'ont découvert en cours de philosophie, ont dû s'en inspirer pour un travail de libre composition. Quelques textes ont été retenus par les comédiens pour être mis en spectacle et joués par les élèves au Festival Printemps de Paroles de Rentilly, le 23 mai 2015. « La confrontation est enrichissante, reconnaît Leslie qui n'avait jamais travaillé avec des élèves. Ils ne vont pas au théâtre toutes les semaines, ils ne lisent pas Dagerman tous les soirs, donc leur manière de comprendre le texte, leur écoute, leur réceptivité à l'égard de nos méthodes de travail, nous apportent un regard complètement neuf sur ce spectacle. » Pas toujours facile, pourtant, d'entraîner une quarantaine de lycéens diversement motivés. « En même temps, reconnaît-elle, je me mets à leur place. En terminale, si le prof m'avait dit, en arrivant à mon premier cours de philo, alors que je ne savais même pas ce qu'était la philo : « tu vas écrire un texte personnel sur la difficulté d'exister et après tu vas le jouer », J'aurais hurlé, j'aurais dit : mais laissez-moi tranquille ! »

 

Frustration et autodérision

 

Les jeunes comédiens, Ariane Bassery, Adrien Capitaine et Gisèle Worthington, ont été étonnés par la production des élèves, qu'ils ont sentie marquée par l'autodérision et par la frustration. « C'est curieux, le texte de Dagerman leur a inspiré des idées très différentes et très éloignées du point de départ : ils ont parfois développé un simple détail de manière incroyable. »  Pour Gisèle, c'est aussi l'occasion de mauvais souvenirs : «A l'école, on commence juste à être quelqu'un, mais on ne peut pas l'être vraiment. C'est comme si on ne nous permettait pas d'exploiter nos capacités principales, ce qu'on a profondément en soi, et qui commence à pousser. Je l'ai ressenti dans leurs textes, cette profonde frustration, quelque chose d'angoissant. » Pour certains élèves, pourtant, l'engagement a été immédiat et spontané ; mais d'autres n'accrochent pas. « Ils préféreraient sans doute faite autre chose, remarque Ariane, on ne peut pas les forcer à s'impliquer. » Le paradoxe d'une activité contrainte dans le cadre scolaire, là où rien ne peut se faire sans désir, est une découverte pour les jeunes acteurs. « Mais on crée le désir, aussi, ajoutent-ils. On voit bien qu'il se construit et s'éveille, au fur et à mesure. »

 

Une complicité dans toute la classe

 

Gabin, un élève qui s'avoue plutôt en délicatesse avec sa scolarité, reconnaît au projet deux atouts : « ça nous permet de voir un métier dont on n'a pas forcément l'approche directe, et d'avoir une vraie liberté de création, avec la construction de la mise en scène. Il y a toute une coordination qui est en train de se faire : des élèves qui n'étaient pas forcément motivés au début, sont très impliqués maintenant. » Lui-même, passionné de cinéma et de spectacle, estime avoir tout de suite « accroché » au projet, de même que d'autres élèves ayant déjà une pratique théâtrale régulière. Et les autres ?  « Ça a créé une complicité dans toute la classe, souligne Émilie. On a beaucoup discuté, en dehors des cours de philo, sur les textes qu'on avait produits. » Pour Pauline, l'idée de faire écrire des textes était intéressante : « on ne savait pas qui les avait écrits et on était parfois très étonné de découvrir les personnalités à travers l'écriture ». Quant à Dagerman, ils reconnaissent que le texte leur a posé des difficultés. « Mais à force de le relire, et grâce au travail avec les comédiens, je crois avoir réussi à le comprendre, estime Émilie. » « Ce texte, ajoute Pauline, on a besoin de l'entendre plusieurs fois pour le comprendre – et on le comprend différemment à chaque fois. »

 

 

« L'histoire d'un homme qui porte une lourde culpabilité collective »

 

Interrogés sur ce qu'ils attendaient de la lecture du texte par les élèves, les enseignants avouent y avoir vu, pour l'un, un « mélange de folie des grandeurs et de désespoir, de désir de vivre et d'appétit de la mort, qui correspond assez bien à l'univers adolescent, et qui n'a pas l’occasion d'être exprimé pendant la scolarité, bien que ça touche d’assez près certaines des questions qu'on aborde en philosophie. L'idée, c'était aussi de trouver moyen de garder les élèves bien motivés et mobilisés sur un projet commun jusqu'à la fin de l'année... » Pour l'autre professeur, qui connaissait ce texte depuis longtemps, il en avait gardé « le souvenir d'un propos chaotique qui va assez bien avec ce qu'on fait  en terminale, où on va un peu dans tous les sens. On a un programme dans lequel on doit dire à peu près tout sur tout, ça s'accorde bien avec cette diversité qui part dans tous les sens. Les acteurs, d'ailleurs, rendent bien cette impression dans leur spectacle :  dire le texte à plusieurs voix lui donne une vitalité intéressante. Mais c'est aussi l’histoire d'un homme, qui a vécu une époque difficile dans un pays qui s'est comporté de façon discutable, et qui porte une lourde culpabilité collective. C'est une chose que l'on peut commencer à comprendre à cet âge.»

 

 

« C'est dur de se dévoiler comme ça. »

 

Le plus difficile, pour les élèves ? « Écrire », disent-ils. « C'est dur de se dévoiler comme ça, certains n'ont pas voulu produire de textes parce qu'ils étaient encore trop sensibles à des souvenirs pénibles, que ce travail réveillait en eux. » D'autres semblent y avoir trouvé une forme d'exutoire, ou de reconnaissance. « À lire, et surtout à entendre les textes des autres, on se retrouve dedans. J'ai l'impression que j'aurais pu écrire certains des textes des autres élèves. Ce sont des thèmes universels qu'on retrouve dans les textes même les plus personnels, commente Émilie. » Des textes parfois violents, parfois durs ou d'un vocabulaire cru, parfois au contraire très écrits, dans un style classique... Un miroir de l'incroyable diversité des personnalités d'une classe de lycée ordinaire.

 

Jeanne-Claire Fumet

 

Compagnie l'Ère de Rien – vendredi 26 juin 2015 au Parc Culturel de Rentilly

Festival Printemps de Paroles

Dagerman, Notre besoin de consolation est  impossible à rassasier.

Lire le texte en ligne

 

 

Par fjarraud , le mardi 24 mars 2015.

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