Xavier Nau : Lutter contre les inégalités à l'école 

Ancien professeur de philosophie, ancien syndicaliste, Xavier Nau a été rapporteur en 2011 d’un rapport sur les inégalités à l’école (1). Il siège au Conseil Économique Social et Environnemental  et au Conseil national d’évaluation du système scolaire (CNESCO). Il répond à nos questions et avance 7 préconisations.

 

Le Premier ministre,  le 20 janvier dernier, a parlé d’un apartheid territorial, social, ethnique…  Quelles sont les retombées d’une telle réalité dans les établissements scolaires que vous connaissez en territoires dits sensibles ou difficiles ?

 

Le terme "apartheid" est sans doute abusif, car il désigne une volonté délibérée et explicite de séparer des populations, en raison notamment de la couleur de leur peau. Mais de fait, depuis maintenant plusieurs générations, certaines populations se trouvent reléguées dans certains quartiers. On peut certes expliquer de façon savante les échecs successifs pour enrayer ce mouvement… il n’en reste pas moins que ceux qui y habitent cherchent la plupart du temps à en partir, et que certains seulement y arrivent. Pour ceux qui ne le peuvent pas, dont la seule adresse fait a priori fuir l’éventuel employeur, tout fonctionne en fait « comme si » c’était voulu, « comme si » les responsables y consentaient : il suffit d’oublier le « comme si » et on obtient clairement un sentiment vécu d’apartheid. Il est bien difficile dans ce contexte de faire adhérer les jeunes aux vertus émancipatrices de l’école !

 

La redistribution à moyens constants des zones d’éducation prioritaires (ZEP)  l’éducation prioritaire proposée  par la ministre de l’Éducation Najat Vallaud Belkacem  vous paraît-elle susceptible d’infléchir la réalité des établissements scolaires dans les quartiers dits difficiles ou sensibles… ?

 

Ce qui n’est pas normal, c’est que des établissements restent désespérément en éducation prioritaire d’une part, et que quelque 20% des établissements soient dans ce cas ! Le budget étant ce qu’il est, on en arrive à du saupoudrage qui ne peut avoir d’effet substantiel. Il vaut mieux concentrer l’essentiel des moyens sur les 5% les plus en difficulté, ce qui correspond je crois aux actuelles REP+. Associée à la pondération des services et à un meilleur pilotage, pédagogique et territorial, cette mesure me semble aller dans le bon sens.

Pour autant une autre mesure devrait s’imposer, qui était d’ailleurs préconisée dans le rapport de 2011 du CESE : pour éviter les effets de seuil du tout ou rien, les dotations aux établissements (postes et fonctionnement) devraient être, pour une part substantielle, fonction de la population scolarisée et des efforts de mixité sociale en leur sein. Il me semble que cette idée fait son chemin aujourd’hui.

 

Dans les  territoires défavorisés, vous avez constaté que  l’école renforçait  la ségrégation et  la discrimination. Comment s’explique ce phénomène ?  Normalement elle devrait faire le contraire.

 

L’école augmente les inégalités déjà présentes dans la société, c’est un comble ! Les territoires sont déjà ségrégués socialement, notamment dans les zones urbaines et périurbaines, mais pas seulement. Il faudrait lutter contre cela. Qui plus est, bien des familles cherchent pour leur enfant une école, un établissement « un peu mieux » que celui du quartier et ainsi celles qui le peuvent inscrivent leur enfant un peu plus loin, laissant dans l’établissement local ceux qui ne peuvent ainsi « s’échapper ». Il en va de même un peu plus loin, et ainsi de proche en proche, les établissements se trouvent plus ségrégés que les territoires dans lesquels ils sont implantés ! Le privé peut être l’une des voies pour cela, mais la libéralisation de la carte scolaire a grandement accru ce phénomène au sein même de l’enseignement public. Ajoutons que cette ségrégation sociale et scolaire peut se retrouver entre les classes d’un même établissement, par le biais de classes « homogènes » en collège ou par le jeu des séries en lycée.

 

Tous les élèves ne réussissent pas de la même manière.  À la fin  des études certains seront savetiers et d’autres financiers…   Il  y aura nécessairement des inégalités. À quoi sert l’égalité dans l’école si elle n’ajoute pas de l’égalité dans la  société ?

 

Que certains soient savetiers et d’autres financiers n’est pas choquant en soi, d’autant que le savetier de la fable est plus heureux que le financier ! Ce qui l’est en revanche, c’est que la réussite scolaire soit de façon massive corrélée à l’origine sociale des élèves. Quand les enfants arrivent à l’école, ils ne sont déjà pas égaux : certains par exemple ont plus que d’autres été baignés dans la lecture, dans les histoires qu’on leur raconte le soir avant de dormir et on sait l’impact que cela peut avoir sur l’envie de lire et de comprendre, sur le niveau de vocabulaire, etc. Mais l’école ne sait pas bien contrer ces inégalités de départ et du coup celles-ci se transforment en inégalités de réussite scolaire et cela de façon cumulative. Non seulement donc l’école ne réduit pas les inégalités mais elle les augmente tout au long du parcours scolaire. Cela est d’autant plus choquant que le bagage scolaire initial est déterminant dans l’insertion sociale et professionnelle, beaucoup plus qu’avant et en France particulièrement. Pire même d’une certaine manière : alors qu’à l’évidence les raisons des difficultés scolaires sont systémiques, les élèves intériorisent leur échec en s’en attribuant la responsabilité.

 

Comment peut faire l’école pour atténuer  la force agissante  de la reproduction sociale ? Pourquoi 68,5% d’élèves de lycées professionnels proviennent de milieux modestes alors que ces mêmes couches sociales ne constituent que 12% de la société . (2)

 

Plusieurs pistes sont à articuler selon moi si l’on veut renverser la tendance. La première consiste à combler les déficits que connaissent certaines populations en difficulté, et c’est l’objectif de l’éducation prioritaire : scolarisation des moins de 3 ans, pédagogies adaptées pour les  primo-arrivants, dispositif du « plus de maitres que de classes » permettant de traiter la difficulté avant qu’elle  ne s’enkyste et devienne difficile à dépasser, et tout ce qui permet dans l’école et autour d’elle de faciliter le langage et plus généralement la conceptualisation. Mais une deuxième piste est tout aussi importante : il faut modifier un modèle scolaire qui ne reconnait qu’un certain type de compétences et néglige les autres, qui valorise abusivement la réussite individuelle, la comparaison et le classement, par le biais des notes et évaluations constantes, qui enferme ainsi certains dans l’échec. La loi de refondation de l’école et les mesures qui ont suivi semblent aller dans ce sens, mais sans un gros effort de formation continue des personnels d’éducation, elles ne donneront pas leur plein effet.

 

Pourquoi certains élèves sociologiquement défavorisés réussissent-ils en classe et pas leurs pairs  pourtant  dans les mêmes conditions ?

 

Heureusement que certains réussissent quand même ! L’éducation concerne des êtres humains et on ne peut parler d’un déterminisme strict. Mais quand 75% des enfants de cadres obtiennent un bac général contre seulement 33% des enfants d’ouvriers, cela veut dire deux choses : d’abord que 33% de ces derniers l’obtiennent, mais aussi que c’est beaucoup plus difficile pour eux. Et ce qui n’est pas normal, c’est que ce soit beaucoup plus difficile pour certains que pour d’autres. Les uns ont baigné dans une culture familiale homogène à celle de l’école, les parents ont « les codes » de l’école, de l’orientation, de la réussite ; les autres non. C’est cela qui explique aussi que les enfants d’enseignants ne font que 1% des effectifs de seconde professionnelle contre 12% des 1ères années de classes prépa (MEN, Education et formation n° 66-2003, http://media.education.gouv.fr/file/17/5/5175.pdf  p.9).

 

Propos recueillis par Gilbert Longhi

 

Notes :

1  http://www.lecese.fr/travaux-publies/les-inegalites-lecole

2 Repères, référence, statistiques sur les enseignements, la formation et la recherche, Paris, Ministère de l’éducation nationale et Ministère de la Recherche, 2001.

 

 

Sept préconisations de Xavier Nau pour plus d'égalité scolaire

 

1-         Priorité au premier degré : essayer de dépasser les difficultés avant même qu’elles s’enkystent et deviennent quasi-impossibles à traiter.

 

2-         Favoriser une pédagogie coopérative qui reconnaisse toutes les aptitudes et respecte les temps d’acquisition de chacun ; rompre avec un modèle qui régulièrement note et trie ceux qui sont au dessus de la moyenne et ceux qui sont au dessous, en général les mêmes.

 

3-         L’hétérogénéité des classes : elle est un gage de réussite, en tout cas de meilleurs résultats non seulement pour les plus faibles, mais aussi pour tous. Sans parler au-delà de la formation strictement scolaire, à la formation humaine au sens large. Toute la question de l’éducation civique et morale tient dans cet aspect : si les élèves ne découvrent pas entre eux les différences, il ne sert à rien à l’adulte de leur apprendre « intellectuellement » que les différences existent et sont respectables… C’est quand ils les vivent entre eux, sensiblement, émotionnellement,  que les adultes peuvent leur fournir les outils intellectuels et rationnels leur permettant de les comprendre, de les évaluer, et de s’accepter dans leurs différences tout en découvrant l’aspiration à des valeurs communes.

 

4-         La formation, initiale et tout autant continue, des personnels. Si l’initiale est en train de se remettre en place, difficilement, reste la formation continue  très déshéritée voire en grand péril. Il est évident que le métier d’enseignant doit changer, cela doit se faire avec les enseignants et non contre eux si l’on veut que ça réussisse.

 

5-         Les dotations, qui doivent être fonction de la population scolarisée et favoriser la mixité sociale et scolaire.

 

6-         L’articulation de la politique scolaire locale et des Projets Éducatifs De Territoires (PEDT), car l’enfant ou le jeune est un tout qui ne quitte pas un habit pour un revêtir un autre quand il change de lieu. La question des rythmes qui ne peut se limiter à celui de la journée ou de la semaine, est à envisager dans ce cadre.

 

7-         L’intégration du privé sous contrat dans cet effort de mixité et d’articulation avec le territoire : c’est indispensable, tant il est vrai qu’en bien des endroits, il joue le rôle de « soupape » pour favoriser l’homogénéité des publics, que ce soit d’ailleurs des publics en difficulté ou des publics favorisés (plus souvent il est vrai).

 

 

 

Par fjarraud , le mercredi 18 mars 2015.

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