Près de 19 000 jeunes Français suivent leurs études à la maison. Ce chiffre est en constante augmentation. L’instruction parentale (l’école à la maison) est légale puisque l’instruction est obligatoire, mais pas la fréquentation d’un établissement. Mais en France le Home Schooling reste une exception que le législateur a strictement encadrée. Jean Yves Seguy, maître de conférences en sciences de l’éducation à l’université de Saint Étienne, travaille avec André Robert (université Lyon 2) sur les origines de l'instruction dans la famille. Les deux chercheurs ont fait récemment une communication au colloque de l’ATRHE (Association transdisciplinaire pour les recherches historiques sur l’éducation) qui s’est tenu à Corte du 9 au 11 octobre 2014 sur ce sujet.
Vous faites une approche historique de l’instruction dans les familles… Précisément quelle définition peut-on en donner ?
Définir cette notion suppose justement que l’on porte un regard sur le passé. L’instruction dans les familles est paradoxalement intimement liée à l’idée d’obligation de l’enseignement primaire. La loi Ferry du 28 mars 1882 marque un tournant essentiel de l’histoire de l’école. Elle permet en effet de redéfinir le rôle respectif de l’Etat, des familles et de la religion dans l’éducation. L’article 4 précise ainsi que l’instruction est obligatoire pour les enfants des deux sexes âgés de six à treize ans. Elle peut être donnée soit dans les écoles publiques ou privées, soit « dans les familles, par le père de famille lui-même ou par toute personne qu'il aura choisie. ». Ce qui est fondamentalement nouveau dans cette loi, c’est que l’Etat prévoit explicitement ce mode de formation et se propose de contrôler sa mise en œuvre. On organise ainsi un examen que les enfants recevant l’instruction à domicile doivent subir chaque année à partir de la fin de la deuxième année d'instruction obligatoire. Cet examen doit porter sur les matières de l'enseignement correspondant à leur âge dans les écoles publiques.
L’instruction dans les familles se définit donc clairement dès l’origine comme une forme de liberté contrôlée. Jules Ferry, comme le rappelait récemment Mona Ozouf, tente ainsi « d’incarner tout à la fois l’autorité de l’Etat et l’autonomie de l’individu » . La situation actuelle est clairement héritière de cette conception : accepter le principe d’une instruction assurée par les familles tout en préservant le pouvoir de contrôle de l’Etat et des mairies, au nom de la sauvegarde de l’enfance.
Pourquoi consacrer des recherches aux études faites à la maison ? N’y a-t-il pas assez de questions à traiter à propos l’École habituelle ?
A l’heure actuelle, on note de fortes remises en causes de l’école ou tout au moins de ce que Guy Vincent appelle la « forme scolaire ». La forme scolaire, qui se stabilise en XIXe siècle en France et dans une partie du monde, se définit par la délimitation d’un espace spécifique séparé, et surtout par la prédominance de normes, règles et règlements collectifs (temps minutieusement réglé, exercices générant de la discipline…). Aujourd’hui, cette organisation apparaît bousculée par le développement des outils numériques, certaines innovations pédagogiques (classe inversée, MOOC…). L’ouvrage récent de François Durpaire et Béatrice Mabilon-Bonfils, au titre évocateur (la fin de l’école), atteste de cette évolution. Le développement actuel de l’instruction dans les familles s’inscrit dans cette logique. Encore faut-il comprendre ce phénomène, qui a encore été peu étudié en France. S’il apparaît aux Etats-Unis que le phénomène de « home schooling » en pleine expansion est souvent justifié par des raisons idéologiques, en France ces considérations apparaissent de manière moins marquées. Dans un ouvrage récent à caractère pratique, Charlotte Dien , fonde son argumentation sur l’idée que certains enfants peuvent éprouver des difficultés à s’adapter à l’école, se réfère de manière très claire au cadre légal, en invoquant même des principes pédagogiques susceptibles de relever de l’éducation nouvelle.
Les mouvements récents de « retrait de l’école » peuvent toutefois constituer de nouveaux modes de justification de l’instruction à domicile, que l’institution devra apprendre à comprendre. Le regard historique, vers les origines du principe d’instruction dans la famille, donne un éclairage sur ces jeux argumentatifs et permet de voir s’il existe une pérennité des raisons invoquées, ou bien si des arguments nouveaux se dégagent. Nous avons trouvé dans les archives des manifestations fortes de rejet de l’instruction obligatoire s’appuyant sur des arguments religieux qui ne sont pas sans rappeler certains des propos extrémistes tenus au printemps dernier.
Quelle est l’importance du phénomène ? Quelques observateurs notent un développement de l’instruction à domicile en Europe. Qu’en est-il de la France ?
On sait que le phénomène prend de l’ampleur aux Etats-Unis. En France, quelques données montrent une augmentation, mais cela reste encore très marginal. Jean-Yves Dupuis et Pierre Polivka, inspecteurs généraux précisaient en 2006 qu’il y avait 2869 enfants suivant une instruction à domicile. En 2010-2011, le ministère note qu’ils sont 5063. Ce dernier chiffre correspond aux enfants qui ne sont pas inscrits au CNED. Si l’on considère le nombre total d’enfants suivant l’instruction à domicile (bénéficiant ou non de l’enseignement du CNED), on arrive à 18818.
La législation française rend l’instruction obligatoire mais pas la scolarisation. Comment les pouvoir publics contrôlent-ils la factualité et la qualité de l’enseignement donné à domicile à l’initiative des parents ?
Comme je mentionnais précédemment, dès le début, l’Etat affiche une volonté de contrôle. Les conditions ont en fait très peu changé depuis 1882. A ce moment, un examen écrit est prévu chaque année. « Les épreuves écrites consistent, soit en devoirs écrits sous la dictée et sous le contrôle du jury, soit dans les devoirs faits à domicile et communiqués avec une attestation d'authenticité par le père de famille ». Aujourd’hui, la logique est sensiblement la même. La circulaire du 26 décembre 2011 précise ainsi que le contrôle doit porter à la fois sur la réalité de l'instruction dispensée et sur les compétences et connaissances acquises par l'enfant.
Hier comme aujourd’hui, il s’agit avant tout de ne pas abandonner l’enfant au risque de l’ignorance. Comme l’affirmait avec force Ferdinand Buisson en 1913, « ainsi, même dans ce cas extrême [de l’enseignement familial], on ne saurait parler d’absolue liberté d’enseignement. En est exclue, tout au moins, la liberté du non-enseignement.
Propos recueillis par Gilbert Longhi