Rok Bicek : " Dans toutes ses dimensions, la crise de l’école prend de l’ampleur" 

Ancien professeur, Rok Bicek, réalisateur de "L'ennemi de classe", a une conception particulière de l'Ecole qui nourrit son cinéma. Né en 1985 à Novo Mesto, en Slovénie, et diplômé de l’université de Lubiana, Rok Bicek se signale, très jeune, par la qualité de ses courts-métrages réalisés dans le cadre de l’école de cinéma PoEtika. Après l’immense succès rencontré auprès des jeunes dans son pays d’origine, « L’Ennemi de la classe » est récompensé dans de nombreux festivals en Europe. A l’occasion de la sortie de son premier long métrage en France, Rok Bicek répond aux questions du Café pédagogique.

 

Le cinéma doit, selon vous, traiter des ‘sujets sociaux’. Pourquoi ces choix de stylisation à mi-chemin entre le fantastique de la réalité et la saisie documentaire ?

 

 Le cinéma, comme tout art, doit en premier lieu refléter la vie dans toutes ses dimensions, et les sujets sociaux en font partie. De la même façon, le réalisme ou le fantastique s’inscrit dans la palette des formes d’expression. Je n’ai jamais songé à des frontières entre les styles avec l’idée d’en privilégier un seul par rapport aux autres. Sans doute avez-vous pensé à la façon de filmer caméra à l’épaule qui donne la perception d’une approche documentaire ; et, dans le même temps, le spectateur a l’impression d’une stylisation de l’image parce que les fenêtres de la salle de classe sont blanches sans offrir de vision du monde extérieur. Il s’agit en effet d’une stylisation justifiée par le fait que la salle de classe représente un microcosme de la société moderne, comme une scène accueillant la représentation de deux acteurs ou un ring le combat de deux boxeurs. Ici une classe et un professeur. Ils peuvent jouer ou combattre, à leur guise, à l’intérieur de ces quatre murs exclusivement. Le monde extérieur est hors de propos, risque même de détourner l’attention. Voilà pourquoi la fiction ne se déplace jamais à l’extérieur de l’école et la raison pour laquelle je n’ai pas voulu montré le paysage par les fenêtres. Il s’agit d’une décision conceptuelle et esthétique. A vous d’évaluer la pertinence de ce choix.

 

En quoi votre expérience de lycéen et d’enseignant a-t-elle nourri la fiction ?

 

L’histoire est fondée sur des événements réels que j’ai personnellement vécus au lycée lorsqu’une des lycéennes s’est suicidée. Cette tragédie a déclenché une révolte spontanée de ses camarades contre le système scolaire et les enseignants. Les lycéens rebelles n’avaient pas d’ennemi désigné à combattre, dans la mesure où personne ne pouvait être accusé d’être directement responsable de la mort de leur camarade. Allumer des bougies posées sur les escaliers intérieurs de l’école, lire un manifeste à la radio de l’établissement, boycotter les cours leur ont fourni des occasions de donner libre cours à leurs frustrations personnelles. Des images si fortes qu’elles sont encore imprégnées dans ma mémoire, dix ans après. J’étais fasciné par la façon dont une classe d’élèves constituée en groupe s’unissait autour d’une seule idée, contre un ennemi commun unique, et comment, une la victoire obtenue, les élèves se disputaient entre eux. C’est un fondement classique de la révolution, laquelle a besoin d’un ennemi commun pour porter collectivement un groupe. Et la personnalité de mon professeur de mathématiques a inspiré le personnage du professeur d’allemand, dans sa façon exigeante d’enseigner et sa fermeté. Je reconnais cependant que nous avons dû inventer ce rôle pour porter le conflit à son point d’incandescence ; un tel personnage n’a jamais existé et, si ces lycéens avaient d’avantage l’expérience de la lutte contre le système, ils auraient été capables de se réconcilier avec leur professeur.

 

J’ai été enseignant, il est vrai, devant des classes de lycée, en pratique cinématographique de la réalisation et du montage, un an avant le début du tournage. Par une étrange coïncidence, je me suis surpris alors en train de parler comme le professeur dans le script en cours d’écriture, même si j’étais trop jeune pour me conduire comme lui. C’était cependant une expérience riche d’enseignement pour moi d’avoir été ‘de l’autre côté’ avant la réalisation de ce film. Sinon, je n’aurais jamais réussi à tenir les plateaux de la balance en équilibre entre les deux côtés, un équilibre crucial à mes yeux.

 

Pourquoi avez-vous centré le récit sur la figure, complexe, ambivalente, du professeur d’allemand ?

 

Tout pays qui a été occupé, à un moment ou à un autre, par les Allemands, qui a des problèmes avec sa jeunesse, pourrait se reconnaître dans « L’Ennemi de la classe ». Je crois que chaque professeur d’allemand, dans les territoires concernés, a probablement été appelé Hitler au moins une fois dans sa carrière. Si Robert n’avait pas enseigné l’allemand, il n’aurait pas pu être traité de nazi. Ses cours en auraient cependant perdu un contenu sous-jacent, essentiel.  Les propos de Robert sont pleins de sagesse mais, dès qu’il commence à parler en allemand, il fait automatiquement émerger en nous une mémoire ancienne. Le fait qu’il soit professeur de langue ouvre davantage de potentialités à la fiction : avec des références à la littérature, aux héros romanesques, des parallélismes sont possibles. Il est logique pour le professeur Robert de choisir l’étude de Thomas Mann, compte tenu de l’œuvre et de la vie de ce dernier.

 

Seul quelqu’un qui ne subit pas la société comme un fardeau est apte à lui tendre un miroir. C’est pourquoi le lycéen immigré d’origine chinoise, lorsqu’il lance ‘vous les Slovènes soit vous vous suicidez soit vous vous entretuez’, résume bien les frustrations de la société slovène dans son ensemble.  Nous, les Slovènes, détenons en effet quasiment le record du monde des suicides. D’autre part, l’affirmation se fonde également sur les meurtres de masse qui se sont produits immédiatement après la Seconde Guerre mondiale, lorsque les partisans ont pris leur revanche sur les collaborateurs vaincus. Ces deux problèmes imprègnent encore fortement la société slovène aujourd’hui et ne semblent pas prêts d’être surmontés.

 

En quoi votre fiction (institution scolaire en difficulté, rébellion confuse de la jeunesse) est-elle le fruit de tensions traversant la société slovène ?

 

Il me semble que cette histoire pourrait aussi bien se dérouler dans votre société, à conditions d’opérer quelques adaptations. En réalité, « Entre les murs » [de Laurent Cantet, Palme d’or, Cannes 2008], chef d’œuvre exemplaire en matière de films sur l’école, a constitué une grande référence pour mon travail et celui de mes jeunes acteurs. « L’Ennemi de la classe » est une histoire inscrite dans la société occidentale et, pour cette raison notamment, le film a commencé à trouver son chemin auprès d’amateurs de cinéma européens et américains.

 

Comment percevez-vous l’évolution de l’école aujourd’hui dans votre pays ? Et dans d’autres pays d’Europe ?

 

Dans toutes ses dimensions, la crise de l’école prend de l’ampleur, j’en ai peur. Je songe à une analyse, écrite par un directeur d’école dans mon pays, en forme de réflexion sur « L’Ennemi de la classe ». A ses yeux, le film avait une dimension historique dans la mesure où de tels événements ne pourraient même plus se produire dans notre société aujourd’hui.  En tant que directeur d’école, il aimerait que des jeunes lycéens soient capables de se forger leur propre opinion, qu’ils soient formés à la défendre ou à risquer l’exclusion au nom de cette dernière. J’ajoute que la responsabilité n’en incombe pas seulement au système scolaire mais elle repose aussi sur la cellule de base de notre société, la famille. C’est déjà le sujet de mon prochain film.

 

Propos recueillis et traduits de l’anglais par Samra Bonvoisin.

 

Auteur de la photo du réalisateur : Fabio Stoll

 

 

 

 

Par fjarraud , le mercredi 04 mars 2015.

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