Après Charlie : L'exception philosophique 

Un professeur expérimenté, connu pour ses engagements militants en faveur des plus défavorisés, suspendu de ses fonctions à Poitiers pour « apologie d'actes de terrorisme ». La nouvelle a fait grand bruit, sans que les propos tenus par l’enseignant soient révélés – il ne saurait pas lui-même lesquels on lui reproche. Pour les professeurs de philosophie, les risques d'une discussion « à chaud » avec les élèves, au lendemain de l'attentat contre Charlie Hebdo, étaient évidents. Les injonctions ministérielles le demandaient ; les élèves l'attendaient. Difficile de faire valoir le nécessaire recul de la réflexion pour ajourner les échanges. Le cours de philosophie n'est pas une cellule d'écoute psychologique ou un lieu de catéchèse. C'est un laboratoire d'hypothèses, un lieu d'exercice de la réflexion. Ouvrir la parole, dans le contexte d'une actualité aussi tragique, c'était envisager des débordements de la part des élèves et de possibles maladresses de la part des adultes. C'était aussi l'occasion d'un moment d'authentique pensée vive. Mais comment imaginer que cet échange se solde par une sanction disciplinaire ?

 

Des humains inhumains ?

 

Chacun peut tenter de se remémorer ce qu'il a pu dire ce jour-là, face aux réactions des élèves. Et chacun peut se demander honnêtement s'il ne pourrait pas se retrouver accusé sur la foi de témoignages indirects. On ignore quels propos sont reprochés à l'enseignant, et en quels termes ils ont été rapportés au Rectorat par les parents, qui les tenaient eux-mêmes de leurs enfants... Tentons un exemple : dans les classes, le caractère « inhumain » des actes terroristes a souvent conduit les élèves à invoquer la peine de mort, la légitimation de la torture, etc. N'était-ce pas l'occasion, en philosophie, de rappeler que l'inhumain est toujours le fait d'êtres humains, des personnes dont on peut supposer que leur parcours aurait pu être différent, qu'ils auraient pu faire d'autres choix ? Réfléchir à l'altérité de celui qui semble le plus autre possible, l'ennemi irréductible, prend pleinement sens dans la réflexion sur les notions de justice et de vengeance, ou encore de la valeur absolue de l'humanité en tout homme. Mais était-ce le moment ? Fallait-il laisser libre court au défoulement des émotions pour ne pas heurter le sens commun ? Était-ce justifier les actes terroristes que d'en aborder cet aspect ?

 

Discuter aussi les thèses consensuelles

 

Un cours de philosophie tient souvent de la haute voltige. On peut le déplorer ou s'en offusquer, mais c'est la condition d'un enseignement vivant. Le professeur qui ne lit pas ses notes mais qui cherche à donner vie aux idées, même anciennes, même momifiées par la tradition et l'usage scolaire, prend à tout moment le risque de tenir des propos qui dérangent. Il y a toujours une question d'actualité derrière un vieux problème. Toute thèse est discutable ; c'est le principe d'une démarche de réflexion critique. Et parmi les thèses discutables, il y a aussi celles qui font consensus et rassemblent le plus large assentiment. Mettre en question des opinons dont on estime qu'elles protègent de l'inconfort moral ou intellectuel, c'est justement l'enjeu de cet enseignement particulier. C'est ce qui fait son attrait et suscite aussi parfois sa violente mise en cause. C'est aussi sa principale difficulté. L'exercice de la réflexion philosophique n'est pas un parcours tranquille. Il s'y passe des choses, on s'y décale et parfois aussi on s'y heurte aux idées qui exigent un effort d'appropriation, de recul intellectuel, d'abstraction. On y est parfois conduit à expérimenter des positions contestables. L'institution ne l'ignore pas. Elle valorise l'intégration de cette démarche au parcours des lycéens en fin de cycle. Comment peut-elle, dans le même temps, adopter des sanctions contre un enseignant à la demande des familles, sans la moindre démarche d'explication ou d’éclaircissement entre les protagonistes ? 

 

Reprendre et expliquer ce qui n'a pas été entendu

 

Même par temps calme, les propos tenus en classe de philosophie, plus qu'en d'autres cours,  risquent à tout moment de donner lieu à des interprétations faussées. Le travail de distinction conceptuelle, l'effort de définition des termes, la mise en perspective des thèses, le recours à des exemples choisis pour leur force significative constituent des parcours longs et souvent complexes. Sortie de son  contexte, chacune des étapes  peut résonner à contre-sens aux oreilles de témoins indirects. On sait combien les idées évoquées en cours peuvent réapparaître métamorphosées dans la bouche ou sous la plume des élèves. On réexplique alors, on rectifie, on reprend ce qui n'a pas été entendu. Mais comment faire quand l'incompréhension prend la forme d'une délation menée auprès d'autorités rectorales, qui ne voient pas le décalage possible entre ce que des parents croient comprendre de ce que leurs enfants ont cru comprendre, et ce qui a pu réellement être dit ? Certes, l'enseignant doit faire en sorte de réduire les équivoques et de clarifier les ambiguïtés. Mais les tensions récentes sur des sujets de société importants, ont assez montré combien le poids des convictions peut rendre le raisonnement inaudible.

 

Il serait absurde de prétendre qu'un enseignant de philosophie a tous les droits, en particulier celui de choquer gratuitement son auditoire. Il y a fort à parier pourtant qu'on est bien loin de cette situation. Le travail d'analyse et de discussion sur les valeurs admises suppose au contraire un profond respect de la capacité d’intellection de l'interlocuteur. S'il n'est plus tolérable de discuter, avec tous les moyens de la pensée en acte, les convenances morales et sociales de l'opinion, de lutter contre les intimidations des courants dominants ou de discuter les pseudo-évidences, alors il faudra se résoudre à un enseignement rhétorique et standardisé  Où l'on évitera d'évoquer, par exemple, la figure de Socrate.

 

Jeanne Claire Fumet

 

Un rappel des faits dans Libération du 30 janvier

 

 

 

Par fjarraud , le lundi 02 février 2015.

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