Le Tribunal Pour Enfants tient son audience ordinaire dans une salle impressionnante toute en boiseries tarabiscotées, fenêtres démesurées, tapisseries luxueuses et immenses lustres à pendeloques. Des gens en toges noires et bavettes plissées vont et viennent sans avoir l’air de plaisanter.
Est appelé à la barre : Mathieu Boraine, mineur, habitant chez ses parents rue Montalembert, né le … etc. Aussitôt, la présidente détaille les faits incriminés … C’était le dernier jour de l’année scolaire au collège Anatole France : professeurs introuvables, récréations interminables et désœuvrement incontestable. Les surveillants fermaient les yeux sur les parties de cartes où les gagnants au Mistigri infligeaient des gages aux perdants : monter un étage à cloche pied, réclamer un préservatif à une fille, braire des insanités dans le couloir de l’administration …
Dans la débandade générale, l’ultime sortie de dix-sept heures se transforme en immense charivari le long du canal Saint-Paul, bousculant au passage une mamy pincée qui fait trotter (crotter) son chienchien ; trébuchant plus loin, sur un monsieur à rollers…
Subitement Mathieu se souvient qu’Alexandre n’a pas exécuté son gage au Mistigri. Aussitôt, il se rapproche de lui et l’allège de son cartable en faisant semblant de vouloir le jeter dans l’eau verte du canal … Alexandre se méfie tout en se persuadant que le jeu, justement, consiste à le faire paniquer, sans que la menace ne soit exécutée. Alors il cède au gage, donnant son T-shirt, ses chaussures, son mobile mais sauvant son slip de justesse. Néanmoins, il reste serein car Mathieu n’est pas du tout violent…
Mais ce calme n’était qu’un piège ! Tout d’un coup Alexandre se retrouve précipité dans l’eau immonde du canal et Mathieu s’enfuit à toutes jambes pour raconter ce gage extraordinaire aux copains qui sont plus loin. La victime se débat, boit une tasse ou deux mais ne parvient pas à s’agripper aux berges glissantes, il crie…
Aujourd’hui, devant le tribunal, Alexandre raconte la suite. Il a été sauvé par le monsieur aux rollers qui a plongé, puis la dame au chien, avec son mobile, a appelé les pompiers qui ont dû le conduire pour quelques heures à l’hôpital. Depuis cette agression, les nuits d’Alexandre sont peuplées des cauchemars et s’il doit se déplacer dans la rue une frayeur horrible l’envahit aussitôt.
Après cette déposition, la présidente et ses deux assesseurs écoutent un psychiatre qui a interrogé Mathieu. Puis, la parole est au procureur. Terrible. Il demande un châtiment exemplaire. Monsieur Mathieu Boraine confond la vie réelle et les dessins animés et tente de noyer un camarade pour s’offrir un spectacle et ce sans penser aux conséquences grave qu’aurait pu avoir son agression. Ce garçon est un irresponsable qui, à 16 ans, devrait faire preuve de plus de discernement. Et le procureur de grossir encore plus sa voix de stentor : on n’a pas le droit de faire tout ce qui passe par la tête. Il faut que ce garçon le sache. Le tribunal doit le lui signifier avec sévérité… L’homme furieux jette son regard menaçant vers Mathieu en finissant son accusation implacable par quelques politesses à la présidente et aux deux assesseurs.
C’est le moment de la plaidoirie de l’avocat de Mathieu. Il défend l’inconscience de l’âge, parle des remords de ce mineur qui ne mange plus, ne dort plus et vit torturé par son geste qu’il qualifie lui-même d’idiot… Il n’a jamais voulu noyer Alexandre, son geste stupide n’est pas prémédité. Il faut le croire…
Le tribunal se retire. Longtemps après, il réapparaît. Tout le monde se lève. Mathieu est coupable ! Pendant que la présidente égrène des termes de droit incompréhensibles, l’avocat explique à l’oreille de Mathieu qu’il n’ira pas en prison mais qu’il devra exécuter une peine de cinquante heures de travail d’intérêt général en faisant quelques corvées dans une association. Mathieu prononce un petit merci en regardant timidement la présidente, puis aussitôt il plonge son visage couvert de larmes sur l’épaule de sa mère qui le serre fort dans ses bras.
Gilbert Longhi