Faut-il maintenir l'Education prioritaire ? 

« Depuis 1981, en dépit des moyens humains et matériels spécifiques qui lui sont alloués, l’éducation prioritaire ne parvient pas à réduire les écarts entre les élèves qui lui sont confiés et les autres ». Bruno Garnier est professeur de sciences de l’éducation  à l’Université de Corse Pasquale Paoli. Alors que Najat Vallaud Belkacem vient de prendre ses fonctions, il  répond au questions du Café Pédagogique  sur les enjeux et l’avenir de l’éducation prioritaire, un dossier qui, à l’arrivée de Vincent Peillon, a connu de nombreuses vicissitudes.

 

La réforme de l'éducation prioritaire présentée par le ministère en janvier 2014 a donné lieu à l’élaboration d’un référentiel qui permet aux équipes sur le terrain de se référer à six priorités.

1 - Garantir l’acquisition du "Lire, écrire, parler" et enseigner plus explicitement les compétences que l’école requiert pour assurer la maîtrise du socle commun

2 - Conforter une école bienveillante et exigeante

3 - Mettre en place une école qui coopère utilement avec les parents et les partenaires pour la réussite scolaire

4 - Favoriser le travail collectif de l’équipe éducative

5 - Accueillir, accompagner, soutenir et former les personnels

6 - Renforcer le pilotage et l’animation des réseaux

 

Y a-t-il des priorités oubliées ?

 

Deux éléments essentiels sont oubliés : d’abord la notion de projet. Ensuite, paradoxalement, le partenariat, qui est évoqué implicitement dans quatre priorités sur six, ne mentionne ni les politiques ni les acteurs de la ville. Ces deux facteurs doivent être articulés ensemble parce qu’à eux deux, ils constituent la principale raison pour laquelle il faut conserver une éducation prioritaire située dans des territoires et non pas seulement fondée sur des seuils scolaires et des critères sociologiques. L’action éducative est l’un des facteurs de l’ensemble des paramètres de la zone géographique d’implantation de l’école (1). De ce principe, découle la notion de projet : sa conception suppose une analyse approfondie des besoins, le choix d’objectifs, la programmation d’actions et leur évaluation, que le ministère ne peut pas faire depuis Paris, ni même le recteur, depuis son bureau au siège de l’académie. Ces opérations requièrent que se constituent des équipes de terrain incluant les représentants des élus et les services municipaux, pour coordonner tous les projets de la zone considérée.

 

Ce centralisme est un problème ?

 

On peut s’étonner que cet aspect systémique de l’éducation prioritaire ne soit pas énoncé dans l’une des six priorités ministérielles (même si on le trouve à l’état de traces dans le corps des textes d’accompagnement). On peut y voir une forme de retour frileux ou d’attachement maladif à la verticalité des appareils administratifs (héritière de l’histoire de l’école d’État depuis le lycée impérial de 1802), alors que cela induit sur le terrain un fonctionnement cloisonné gravement préjudiciable aux objectifs déclarés (qu’il s’agisse des services extérieurs de l’État, des politiques des collectivités territoriales et des divers degrés de l’Éducation nationale). Or l’horizontalité des politiques publiques sur un territoire ciblé est indispensable à la réussite des projets de l’éducation prioritaire, où doivent interagir les acteurs locaux de plusieurs administrations de l’État et des collectivités locales. Mais il est sans doute plus aisé de chanter les louanges de la décentralisation que de la faire vivre réellement et de la soutenir véritablement, lorsqu’on est ministre de l’éducation nationale.

 

Les discours  et les faits sont-ils en contradiction parfois ?…

 

C’est ainsi qu’il y a lieu de s’étonner que les établissements REP+  aient été choisis en février 2014 sans savoir si effectivement, dans leur environnement, se situeront les quartiers dits prioritaires , ou les zones de renouvellement urbain. Les critères de définition de ces super ZEP prennent exclusivement en compte un certain nombre d’indicateurs sociaux et scolaires propres à l’Éducation nationale (taux de boursiers, hétérogénéité sociale, revenu des parents, etc.) (2). Le gouvernement d’aujourd’hui aurait-il peur, à l’instar de ses prédécesseurs d’hier, de permettre aux acteurs locaux travailler ensemble à la définition des partenariats et aux objectifs opérationnels de l’éducation prioritaire ? Les politiques de la ville et les programmes en faveur des quartiers périurbains déshérités, qui figurent en bonne place dans les discours des candidats à l’élection présidentielle depuis une vingtaine d’années, n’ont-ils pour finalité que d’être de vains mots ?

 

La loi d’orientation et de programmation pour la refondation de l’École envisageait d’amener à moins de 10% les écarts de réussite entre les élèves de l’éducation prioritaire et les autres élèves de France (3)…

 

Fixer l’objectif d’amener à moins de 10% les écarts de réussite entre les élèves de l’éducation prioritaire et les autres élèves de France constitue donc un véritable retour aux objectifs fondamentaux et à ce titre, on peut dire que la loi se veut refondatrice à juste titre. Toute la question est de savoir comment y parvenir. Il faut se souvenir que la mise en place des ZEP en 1981 au début du premier septennat de François Mitterrand, correspondait à la finalité de l’égalité des chances. Au nom de cette finalité, on a décidé de donner plus de moyens aux établissements dont la population scolaire était moins favorisée, d’où le noms de politique compensatoire qui ne devait pas s’appliquer seulement à l’école, mais aussi aux politiques de la ville, aux transports, aux infrastructures économiques, culturelles, aux associations de quartiers, etc. Ces moyens accrus, en rupture avec le principe de l’égalité de l’offre de formation sur tout le territoire de la République, ont été attribués à des zones géographiques, majoritairement périurbaines, où les politiques catastrophiques du logement des années 1970 et 1980 avaient concentré des populations cumulant toutes les difficultés, et notamment, immigrées de date récente.

 

Trente ans après  la création des ZEP  où en est-on ?

 

L’éducation prioritaire concerne environ  un élève sur cinq environ de 6 à 16 ans (18% des écoliers et 20% des collégiens).  Les trois quarts ont des parents ouvriers ou inactifs.  Les élèves de l’éducation prioritaire en retard scolaire dès l’entrée en sixième sont deux fois plus nombreux que les autres. Sans doute, ne peut-on pas demander à l’école seule de réparer les fautes politiques qui ont abouti à la situation des quartiers Nord de Marseille ou d’Amiens, pour ne prendre que deux exemples. Mais renoncer à promouvoir l’égalité des chances de tous les enfants par l’école, ce serait renoncer aux finalités d’une école démocratique. Or aujourd’hui, trente ans après leur mise en œuvre, les politiques de l’éducation prioritaire n’ont cessé de réviser leurs objectifs à la baisse : de l’égalité des chances, on est passé, plus modestement, à la lutte contre l’exclusion sociale et, au plan scolaire, à la prévention des risques de décrochage et de violence.

 

La politique d’éducation prioritaire veut corriger l’impact des inégalités sociales et économiques sur la scolarité des élèves…   Les dispositifs  visant les élèves défavorisés ne constituent-ils pas une école à deux vitesses ?

 

La France est devenu le pays développé où le poids du déterminisme social sur la réussite scolaire de sa jeunesse est le plus grand. Je ne voudrais pas citer trop de chiffres, mais il faut savoir que selon les évaluations PISA (4) réalisées 2012, l’écart de score des élèves associé à la variation d’un point de l’indice SESC  (5) est de 57 points en 2012 (il n’est que de 39 points pour la moyenne des pays de l’OCDE), contre 30 en Italie, 33 en Finlande, 35 aux Etats-Unis, et 43 en Allemagne. Et si on le compare au résultat de la précédente enquête de 2003, on voit que la France est, de loin, le pays de l’OCDE où son augmentation a été la plus forte (14 points contre une quasi-stabilité pour la moyenne des autres pays).  En termes plus simples, cela signifie que l’école française, en dépit des coûteux dispositifs de son éducation prioritaire, ne cesse d’augmenter les inégalités scolaires entre enfants socialement favorisés et défavorisés.

 

Il y a donc un grand chemin à parcourir si l’on veut corriger l’impact des inégalités sociales et économiques sur la scolarité des élèves …

 

Toute la question est alors de savoir s’il faut persévérer dans la démarche de l’éducation prioritaire telle qu’elle existe aujourd’hui, c’est-à-dire dans l’idée qu’il faut donner plus, en termes d’éducation, à ceux qui ont moins, sur les plans sociaux, culturels et économiques, sur un territoire donné.  Mais vous avez raison de souligner que cette louable intention peut produire une école à deux vitesses. Implantées le plus souvent dans des quartiers périurbains de grande précarité où les difficultés sont nombreuses, les zones d’éducation prioritaire et autres réseaux analogues doublent souvent la ségrégation sociale d’une ségrégation scolaire spécifique. La faute n’en incombe d’ailleurs pas seulement à l’école. Certains promoteurs immobiliers n’hésitent pas, pour vendre les logements qu’ils construisent, à vanter la qualité de certains établissements de proximité plutôt que ceux qui sont éligibles aux politiques de l’éducation prioritaire. C’est pourquoi, parmi les conseillers de Vincent Peillon, avant la promulgation de la loi, certains poussaient à l’abandon du zonage de l’éducation prioritaire, pour tenter d’échapper à la stigmatisation sociale et scolaire des quartiers ainsi durablement ciblés, au profit de l’attribution de moyens spécifiques à certains établissements en fonction d’indicateurs et de résultats périodiquement révisés. Les syndicats d’enseignants s’y sont vivement opposés.

 

Le système scolaire n’aurait-il une part de responsabilité  dans l’inefficacité relative de l’éducation prioritaire ?

 

En effet,  il ne s’agit pas seulement d’un problème de stigmatisation des territoires dits « sensibles ». L’école elle-même n’est pas exempte de responsabilité dans cette situation. La manière dont l’éducation prioritaire prend en compte les enfants des milieux populaires a fait l’objet de critiques récurrentes depuis une dizaine d’années. Car en voulant « compenser » le « handicap » des enfants résidant dans ces territoires, on a parfois la tentation de mettre en œuvre une pédagogie aux objectifs bornés, voire étriqués. Cette analyse constitue l’une des explications d’un phénomène étonnant : les enfants de milieux défavorisés ou connaissant des difficultés scolaires particulières s’en sortent finalement mieux dans des établissements ordinaires que dans des établissements relevant de l’éducation prioritaire.

 

Les enfants défavorisés  réussissent mieux leurs études hors éducation prioritaire… 

 

Les politiques de l’éducation prioritaire ne sont ni suffisamment expliquées, ni suffisamment évaluées, et elles manquent de cohérence dans la durée, ainsi qu’un regard historique sur la période récente le montre clairement. Un danger bien particulier vient de l’expérimentation permanente. La succession incessante de nouveaux dispositifs en établissements situés dans des réseaux de l’éducation prioritaire s’est beaucoup développée ces dernières années, à un rythme tellement soutenu qu’ils sont souvent abandonnés avant d’avoir été évalués. Les exemples abondent : l’accompagnement éducatif au collège, l’accompagnement éducatif en primaire, la « mallette des parents », le plan « Sciences », l’opération « Cours le matin, Sport l’après-midi », etc. Cette situation inquiète l’OZP  (6) qui redoute que les élèves et les parents soient considérés comme les cobayes... Par ailleurs, la concentration des moyens sur un plus petit nombre d’établissements, de préférence à ce qui a été dénoncé autrefois comme le saupoudrage des fonds publics sur une grande quantité de zones dites sensibles, a renforcé, dans les dispositifs récents, l’impression de l’abandon des objectifs initiaux de l’éducation prioritaire.

 

La refondation  (7) de la politique d’éducation prioritaire entrera en vigueur à la rentrée 2015 sur l’ensemble des réseaux (8). Six priorités ont été fixées par le ministère (voir encadré). Quel est le regard historique   que vous portez sur elles ?

 

Les six priorités ministérielles ont l’incontestable mérite d’une forte cohérence interne, et aussi celui de tenir compte des travaux des sociologues et des historiens de l’éducation. Mentionner le socle commun dans la première d’entre elles, c’est affirmer que les exigences pédagogiques doivent être les mêmes pour tous les établissements. Tel que le socle est défini dans la nouvelle loi d’orientation, est un socle commun de connaissances, de compétences et de  culture (9). Ce n’est pas un SMIC culturel, c’est une base nécessaire pour tous les élèves, ce qui justifie le rappel de l’exigence fondamentale de l’acquisition universelle du lire – écrire – parler (10)… 

 

Alors que de nombreux observateurs ne parlent que d’instruction basique, vous insistez sur l’idée de culture…

 

Si le socle commun ne devient pas un vain mot, un slogan, mais une réalité pédagogique, il délivrera à tous les élèves, qu’ils soient dans ou hors l’éducation prioritaire, une culture commune indispensable à l’exercice de la citoyenneté et à la poursuite d’études, des études qui peuvent être aussi bien professionnelles que technologiques ou générales, pourvu qu’elles soient choisies par les élèves et leurs familles.  Les historiens de l’éducation savent que l’idée remonte au plan Langevin-Wallon de 1945, et qu’elle était alors portée par Paul Langevin lui-même, qui définissait la culture commune comme incluant, sans hiérarchie, les humanités classiques, les humanités modernes, les humanités techniques et professionnelles .(11)

 

La maîtrise du socle commun est fondamentale…

 

C’est à cette première priorité énoncée aujourd’hui par le ministère que se rattachent toutes les autres. Dire que les exigences sont les mêmes pour tous les établissements, c’est vouloir inverser la tendance d’une école à deux vitesses.  Mais, bien évidemment, les moyens humains et matériels, ainsi que les méthodes pédagogiques pour y parvenir diffèrent selon les milieux. On doit enseigner la même chose, mais on ne peut pas le faire de la même manière devant des publics situés aux marges de la société, dans des zones dites de « non-droit », où sévissent des trafics en tous genres et où tout l’univers social des élèves se réduit aux bagarres dans les cages d’escalier dégradées, et dans les lycées huppés de centre-ville où les enfants fréquentent les musées, vont au théâtre et passent leurs vacances à l’étranger. La formation des acteurs, au premier rang desquels les enseignants, est essentielle, comme le rappelle la cinquième priorité ministérielle. Pourtant, dans les faits, la formation des maîtres adaptée aux publics des zones prioritaires est complètement absente des formations des ESPÉ, telles que tout un chacun peut les consulter sur internet.

 

Propos recueillis par Gilbert Longhi

 

Notes :

1 Viviane Isambert-Jamati le disait déjà seulement neuf années après la création des ZEP en 1981 : l’éducation prioritaire trouve son sens dans une approche globale des problèmes. Viviane Isambert-Jamati, « Les choix éducatifs dans les zones prioritaires », Revue française de sociologie, 1990, n°31, p. 75-100.

2  85 de ces établissements se situent en métropole et 17 dans les DOM-TOM.

3   http://www.education.gouv.fr/cid187/l-education-prioritaire.html

4  Program for International Student Assessment (« Programme international pour le suivi des acquis des élèves »), organisé sous l’égide de l’OCDE, qui a concerné 65 pays pour la session de 2012.

5  Indice du statut économique, social et culturel des familles des élèves ayant participé à l’enquête.

6   Observatoire des Zones Prioritaires.

7  http://www.education.gouv.fr/cid78780/refondation-education-prioritaire-rencontre-avec-les-102-reseaux-rep-prefigurateurs.html

8  Les professionnels des 102 réseaux d’éducation prioritaire ont été réunis en Sorbonne pour une journée nationale de travail le mercredi 9 avril 2014.

9  Mot ajouté par Vincent Peillon à l’ancien intitulé du socle commun sous le ministère Fillon en 2005)

10  On ne sait pourquoi manque le verbe « compter », alors que l’innumérisme est une réalité presque aussi préoccupante que l’illettrisme.

11  Voir Bruno Garnier, Figures de l’égalité. Deux siècles de rhétoriques politiques en éducation, Louvain-La-Neuve, Academia Bruylant, 2010, p. 373.

 

 

Par fjarraud , le mardi 04 novembre 2014.

Commentaires

  • Franck059, le 04/11/2014 à 13:18
    "C’est pourquoi, parmi les conseillers de Vincent Peillon, avant la promulgation de la loi, certains poussaient à l’abandon du zonage de l’éducation prioritaire, pour tenter d’échapper à la stigmatisation sociale et scolaire des quartiers ainsi durablement ciblés, au profit de l’attribution de moyens spécifiques à certains établissements en fonction d’indicateurs et de résultats périodiquement révisés. Les syndicats d’enseignants s’y sont vivement opposés."

    C'est le bon sens même, mais en France on a vraiment les syndicats les plus stupides que l'on puisse imaginer...
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