Philippe Meirieu : Pédagogie traditionnelle, progressisme administratif et progressisme pédagogique 

Jean Houssaye vient de publier, successivement, deux ouvrages importants. D’une part, chez ESF et en collaboration avec Le Café Pédagogique, il nous permet d’accéder à des textes aujourd’hui introuvables ou totalement inédits sur le fameux « triangle pédagogique » : cette notion – qu’il a introduite - permet, en effet, de comprendre bien des questions et des débats pédagogiques à travers un modèle qui met en relation l’élève, le maître et le savoir. On peut ainsi repérer la manière dont ces trois pôles s’articulent, identifier les situations où l’un de ces pôles « prend la place du mort » et repenser utilement, à la lumière de ces analyses des questions aussi importantes et débattues que l’autorité, le cours magistral ou la gestion des classes hétérogènes.(1) 

 

Que nous apprend la « pédagogie traditionnelle » ?

 

Mais Jean Houssaye a aussi publié, il y a quelques mois, un ouvrage dont je recommande également la lecture, intitulé La Pédagogie traditionnelle (2).  Il faut lire cet ouvrage, d’abord, parce qu’il est l’un des très rares à s’intéresser à ce qui fait fonction de « repoussoir » pour bien des militants pédagogiques, en particulier depuis l’émergence, au début du 20ème siècle, de « l’Éducation nouvelle ». Jean Houssaye se reconnaît, d’ailleurs, largement dans l’Éducation nouvelle et avoue avoir été un des pourfendeurs de la « pédagogie traditionnelle » sans la définir toujours précisément ni expliciter suffisamment à quelles doctrines et à quels auteurs il faisait allusion. Il le fait ici, de manière extrêmement rigoureuse et argumentée et en nous livrant une très étonnante et suggestive histoire de la pédagogie « à l’envers » : l’exposé de l’histoire de la « pédagogie traditionnelle » commence, en effet, en 2010 avec le débat sur « les compétences », se poursuit, en remontant le temps, par « la mise à mort de la pédagogie différenciée par la pédagogie de soutien » (et par tous les « dispositifs » qui externalisent hors de la classe le traitement des apprentissages et de l’accompagnement pédagogique des élèves), pour examiner « le mythe Ferry », passer par Jean-Baptiste de La Salle et arriver jusqu’au Moyen-Age où triomphaient le « proférer » et le « réciter ».

 

Au terme de ce parcours, Houssaye conclut que la « pédagogie traditionnelle » existe bel et bien – « elle ne vacille pas et se porte bien », « elle est dominante et l’a toujours été », nous dit-il – et l’on peut en donner une définition précise. En effet, au-delà du simple caractère « réactif » auquel nous ont habitué les anti-pédagogues - lutter contre les errances du présent pour revenir aux certitudes du passé ! – la pédagogie traditionnelle s’inscrit dans une histoire et une philosophie qui lui permettent de faire efficacement de la résistance par rapport aux « militants pédagogiques » qui ont, depuis bien longtemps, cherché à la subvertir. Cette « pédagogie traditionnelle » s’incarne dans une conception chosifiée du savoir, développe une conception autoritaire de l’apprentissage, s’appuie sur une conception formaliste de l’intelligence et promeut une conception verticale de l’enseignement. Toutes conceptions, qui peuvent apparaître très négatives, cumulent, en réalité, beaucoup de séductions : celle de l’unité de l’État face aux initiatives débridées des pédagogues, de la philosophie de l’absolu face au relativisme que peut susciter toute réflexion sur la motivation des élèves, de la sécurité face à un avenir qui pourrait nous échapper et à des jeunes générations que nous ne parvenons pas à contrôler…

 

Et je crois, pour ma part, que l’on aurait tort de négliger toutes ces « séductions », au double risque d’en sous-estimer la prégnance et la pérennité et d’en ignorer les salutaires alertes : la pédagogie traditionnelle rappelle, en effet, l’importance de la construction du « commun » - tant au plan social que dans le domaines des savoirs de référence – que ne garantit pas nécessairement l’émergence d’une multitude de « projets pédagogiques », fussent-ils créatifs et généreux ; elle souligne aussi l’importance du critère de vérité et de la nécessité d’une hiérarchisation des apprentissages et des savoirs alors que la recherche systématique de la motivation des élèves peut entrainer l’éducateur vers des replis démagogiques ; elle nous invite, enfin, à ne pas abandonner toute réflexion sur la norme, les règles et la loi qui garantissent l’existence et le caractère formateur de toute « institution » scolaire… En réalité, d’ailleurs, les pédagogues les plus lucides ont, tout au long de l’histoire, intégré ces dimensions et c’est cela qui, à mes yeux, a contribué à les faire progresser (3).

 

Aussi les pédagogues d’aujourd’hui doivent-ils – et ce n’est pas un des moindres intérêts de cet ouvrage que de le démontrer – comprendre la « pédagogie traditionnelle » et, même, en intégrer les inquiétudes et les interpellations : sans renoncer à leurs convictions et à leur combat, mais en évitant de renouveler, à chaque génération, les mêmes anathèmes dogmatiques en un « bégaiement » – comme dirait Daniel Hameline – qui ne peut que bloquer la réflexion sur la complexité de l’éducation telle que Jean Houssaye, précisément, la décrit grâce au « triangle pédagogique ».

 

« Progressisme pédagogique » et « progressisme administratif »

 

Mais, au-delà de son propos central - et essentiel -, il faut lire aussi cet ouvrage de Jean Houssaye pour la multitude des informations et des analyses qu’il nous livre. J’en ai retenue particulièrement une, que je trouve tout à fait d’actualité : la distinction, voire l’opposition, entre le « progressisme administratif » et le « progressisme pédagogique ». L’auteur consacre, en effet, quelques pages à l’exemple de l’Amérique du Nord, en reprenant les travaux de recherche sur l’évolution de son institution scolaire et de ses pratiques pédagogiques. Il montre que si les innovations pédagogiques ont eu leur heure de gloire aux États-Unis dans la première moitié du vingtième siècle (avec toute une série d’initiatives sur la personnalisation des parcours d’apprentissage, le travail en groupe, la « pédagogie de projet », etc.), à partir de 1945 et avec « la tourmente de la guerre froide et l’hystérie du maccarthysme », la pédagogie traditionnelle fait un retour en force, avec l’hégémonie du couple « exposé magistral / exercice individuel d’application » au détriment des situations de découverte, d’interaction, de formalisation collective, etc. Ce « retour » s’effectue sous le signe de « l’exigence de qualité » que seules semblent pouvoir garantir les méthodes impositives « qui ont fait leurs preuves », associées à des processus de sélection censés promouvoir « l’égalité des chances ».

 

Mais, en réalité, la situation reste paradoxale : en s’appuyant sur les travaux de Labarée (4) , Houssaye montre que « la pédagogie nouvelle a bien gagné la bataille des idées dans la formation, mais qu’elle a perdu la bataille des pratiques face à un autre mouvement de réforme éducative au tournant du XXIème siècle, mouvement qui signe l’ancrage dans la pédagogie traditionnelle ». Les idées pédagogiques nouvelles ont eu un immense impact sur la rhétorique éducative des formateurs et des intellectuels, des journalistes et des politiques eux-mêmes, mais elles sont devenues progressivement lettre morte. Leur succès médiatique est symétrique de leur défaite pratique : on continue à parler partout d’une « pédagogie basée sur le développement de l’enfant », mais c’est le modèle impositif, ajusté sur des programmes stricts et accompagné de dispositifs de sélection draconiens qui s’est imposé dans les faits.

 

Néanmoins, les décideurs ne se résignent pas à assumer publiquement ce retour à la pédagogie traditionnelle qu’ils encouragent pourtant en sous-main : on rechigne toujours à se présenter comme « réactionnaires » ou, alors, il faut le faire pour répondre aux exigences de la modernité ! C’est pourquoi ils doivent se prétendre, eux aussi, « progressistes ». Et c’est ainsi que Labarée distingue le « progressisme administratif » et le « progressisme pédagogique », distinction que je trouve particulièrement féconde pour comprendre ce qui se passe sous nos yeux.

 

Le « progressisme pédagogique », en effet, s’inscrit dans la tradition revisitée de l’Éducation nouvelle et promeut une transformation des pratiques de classe par la mise en place de situations d’apprentissage associant découverte et formalisation, cours magistraux, expérimentations, recherches documentaires, travaux de groupes, tutorat entre pairs, appropriations individuelles, exposés d’élèves, etc. ; il développe des projets interdisciplinaires et une évaluation fondée plus sur l’aide à la progression de chacun que sur le classement et la sélection ; il tient compte du niveau et des intérêts des élèves, non pour les y enfermer, mais pour les conduire, de manière exigeante, vers des objectifs culturels mobilisateurs.

 

Le « progressisme administratif », lui, se pare de toutes les vertus de la modernité et ne va guère chercher son inspiration dans la tradition pédagogique du début du XXème siècle. Il mobilise la « théorie des organisations », le management et les théories de l’apprentissage qui, comme le behaviorisme, en rendent les résultats facilement observables et quantifiables. Il gère des cohortes d’élèves et des carrières d’enseignants avec pour finalité essentielle « l’efficacité sociale » dans une perspective purement utilitariste : il faut montrer à l’opinion publique et aux enquêteurs internationaux que l’investissement éducatif est rentable. Il faut donc « rationaliser » la gestion de l’institution scolaire. Les « progressistes administratifs » regardent ainsi la pédagogie comme une sorte de « variable parasite » : ils préfèreraient « neutraliser » les facteurs humains aléatoires (qui constituent la relation pédagogique dans son essence même) pour n’avoir qu’à décider de l’usage des « méthodes scientifiquement validées » et à en évaluer tout aussi « scientifiquement » les résultats. La question fondamentale de la transmission de la culture et de ses conditions institutionnelles, didactiques et relationnelles est ainsi complètement écartée. Les concertations et les débats éducatifs ne portent plus que sur les problèmes de « tuyauterie ». Mais tout cela avec la bonne conscience que procure le sentiment d’être « moderne » !

 

Reste la question que pose Houssaye : pourquoi le progressisme administratif l’emporte-t-il sur le progressisme pédagogique ? « Parce qu’il a pu se couler dans le lit de la pédagogie traditionnelle, la digérer et la renforcer » ! Voilà une conclusion à méditer… Et voilà, plus généralement, quelques réflexions suscitées par deux ouvrages importants à mes yeux qui me semblent particulièrement d’actualité en cette période de rentrée. Non, pour se réfugier dans la posture cynique ou désabusée de celui « qui ne s’en laisse pas conter » et qui est « revenu de tout », mais pour nourrir nos nécessaires débats et nous armer au mieux pour poursuivre notre travail éducatif quotidien…

 

Philippe Meirieu

A partir d’ouvrages, de films, d’événements pédagogiques, Philippe Meirieu nous livrera, deux fois par mois, une chronique sur les enjeux éducatifs d’aujourd’hui.

 

Jean Houssaye, Le triangle pédagogique, ESF Editeur, ISBN 978-2-7101-2672-0

 

Le Café reviendra prochainement sur cet ouvrage co-édité avec ESF et fera bénéficier ses lecteurs d'une offre promotionnelle.

 

 

Notes :

1  Jean Houssaye, Le triangle pédagogique – Les différentes facettes de la pédagogie, Paris, ESF, 2014.

2  Jean Houssaye, La Pédagogie traditionnelle – Une histoire de la pédagogie, suivi de « Petite histoire des savoirs sur l’éducation », Paris, Fabert, 2014.

3  Cf. Philippe Meirieu, Pédagogie : des lieux communs aux concepts clés, Paris, ESF éditeur, 2013

4  D.-F. Labarrée, « Progressisme, écoles et éducation schools – Une romance américaine », in R. Hofstetter et B. Schneuwly, Passion, fusion, tension. Éducation nouvelle et Sciences de l’éducation, Berne, Peter Lang, 2006

 

 

 

 

 

 

Par fjarraud , le vendredi 05 septembre 2014.

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