Le film de la semaine : « Salvo »  

« Un miracle, dans un monde d’où les miracles ont été bannis, est-il encore possible ? ». Tel est le point de départ de Fabio Grassadonia et Antonio Piazza dans l’élaboration de leur premier long métrage, un thriller sicilien hors des sentiers battus. En pulvérisant les codes du genre, les jeunes réalisateurs réussissent un superbe film noir aux lignes épurées ; une abstraction lyrique, également propice à l’évocation originale d’un amour tragique. «Récompensé par le Grand Prix et le Prix de la Révélation de la Semaine de la Critique au festival de Cannes 2013, « Salvo » signe l’émergence d’un talentueux duo de nouveaux cinéastes italiens.

 

Pleins feux en banlieue de Palerme

 

Les scènes d’ouverture nous saisissent par surprise. Nous percevons à peine un homme seul, le regard fixe, couché dans l’obscurité d’une chambre dépouillée et le silence rompu par la sonnerie d’un réveil électronique. Puis au volant d’une voiture en plein soleil, -la radio de bord signale une température de 40° et des incendies ravageant Palerme-, le même homme, les yeux clairs dans le rétroviseur et le revolver sorti de la boîte à gants, engagé dans une course poursuite, accompagnée d’échange de tirs avec le conducteur d’une moto puis d’autres automobilistes également armés, suivie d’une chasse à l’homme achevé d’une balle en pleine tête.

 

Au-delà de la figure esquissée du tueur professionnel, solitaire et taiseux, les premiers plans frappent par l’audace des partis-pris : sous le soleil caniculaire d’une journée sans ombre, dans un silence de plomb où résonnent les crissements de pneus, les coups de feu et les cris étouffés des victimes, nous sommes loin de la capitale touristique aux monuments de style byzantin ou baroque ; nous sommes embarqués sans coup férir dans ses quartiers crasseux, ses ruelles non bétonnées, ses terrains vagues, ses constructions éventrées. Et au cœur de la « culture » de la mafia ordinaire : le crime au quotidien comme mode de vie, l’engrenage sanguinaire gangrenant toute relation sociale et la loi du silence.

 

Hors champ du crime, logiques de perception

 

Salvo, le tueur froid, suivi au plus près par la caméra, dans sa traque du caïd -responsable du guet-apens auquel il vient d’échapper sous nos yeux-, nous rappelle son frère en cinéma, Jef, le héros hiératique, le « Samouraï » de Jean-Pierre Melville. Tous deux partagent le même refus des émotions, la même vie privée de tout. Le destin du personnage énigmatique imaginé par le cinéaste français en 1967 porte une interrogation métaphysique ; Fabio Grassadonnia et Antonio Piazza, quant à eux, choisissent de faire basculer le destin de Salvo dans une autre dimension, existentielle, et charnelle. Parvenu dans la maison de sa « cible », il tombe sur la sœur de ce dernier, occupée dans la cave à compter les billets. Bientôt, il se rend compte que la jeune fille est aveugle et l’observe en silence tandis qu’elle perçoit cette présence dangereuse par des frottements et des bruissements presque indiscernables. Le retour du frère appelant sa sœur (« Rita tu es là ? ») précipite sa mort. L’assassinat, au terme d’une lutte longue, acharnée, ponctuée du choc des corps et des coups de feu, se déroule loin de notre regard. Ce hors champ du crime, uniquement sonore, suggérant une violence extrême, nous fait entrer dans un registre de perception spécifique : chez Rita, tous les sens sont en éveil hormis la vue. Encore que…Sous le choc d l’assassinat ou de la rencontre avec l’assassin, des formes contrastées, d’abord floues puis de plus en plus précises, surgissent dans le champ de vision de la jeune fille auquel nous avons accès.

 

Est-ce le « miracle » suggéré par les deux cinéastes comme fondement de leur création ? En renouvelant aussi la figure de la femme fatale, chère au film noir, les réalisateurs donnent en tout cas naissance à une liaison amoureuse inédite et risquée.

 

Amour tragique, geste de liberté

 

Au lieu de tuer Rita, Salvo l’enlève, la séquestre dans une usine désaffectée, la nourrit et la protège. Le rapt se meut progressivement en huis clos amoureux, rempli de silence et de non-dits. Un amour paradoxal puisqu’il porte en lui sa propre condamnation : comment aimer l’assassin de son frère pour l’une, le témoin gênant du crime pour l’autre, comment s’inscrire dans la durée face à l’imminence d’une élimination programmée par le gang rôdant alentour ?

« La mort viendra et elle aura tes yeux » aurait dit Pavese. Nous ne la verrons pas. Au lieu de quoi, pour la première fois, aux côtés des amants sans voix, assis face à la mer et au ciel, nous voyons poindre l’aurore et, tandis que l’un reste cloué dans son fauteuil, un trou rouge au flanc droit, l’autre se lève et quitte notre champ de vision. Dans ce suspense envoutant, les « miracles » ne manquent pas : le crime se commet en plein soleil, l’amour s’accomplit dans la pénombre, la richesse sonore suggère l’invisible et le lever du jour vaut tous les matins du monde.

 

Samra Bonvoisin

« Salvo », film de Fabio Grassadonia et Antonio Piazza, sortie en DVD le 25 juin chez Blaq out. Grand Prix et Prix de la Révélation de la Semaine de la Critique, Cannes 2013

 

 

 

 

Par fjarraud , le mercredi 25 juin 2014.

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