Numérique : obsolescence vs vieillissement 

La vitesse de renouvellement des technologies se traduit dans le numérique par un sentiment désagréable : "on arrivera jamais à suivre". Quand on parle d'obsolescence programmé on rappelle l'histoire des ampoules à filament dont la qualité avait été pensée dès le départ pour tomber en panne au bout d'un temps déterminé par avance. Toutefois, le terme obsolescence est mal employé dans ce cas, puisque c'est plutôt de la panne, ou la détérioration programmée. Par contre l'obsolescence, pour tous ceux qui ont vécu les quarante dernières années d'émergence du numérique dans le quotidien cela prend le sens initial : le produit continue de fonctionner, mais il est devenu "lourd à utiliser", lent, un peu comme s'il avait vieilli prématurément...

 

Regardons les tablettes et leur vitesse de renouvellement actuelle. Reprenons nos vieux numéros de "l'ordinateur individuel" dans les années 1980 et regardons la tourmente des annonces et des évolutions présentées depuis. Mais surtout regardons les parcs machines et logiciels de nos entreprises, de nos établissements et constatons simplement qu'il y a quelque chose d'indécent dans ce processus. Indécent mais pourtant accepté, voire même courtisé au nom de la sacrosainte "innovation", du progrès. Il suffit d'observer le suivi des "keynotes" des constructeurs ou développeurs pour s'en rendre compte.

 

Les machines vieillissent, les humains aussi ! Pas étonnant que la métaphore anthropomorphique soit aussi bien acceptée. On accepte volontiers l'idée que ce matériel est désormais "inutile", mais pas "inutilisable". Parfois recyclé pour un deuxième bout de vie encore plus court : cette école primaire qui joyeuse de recevoir ces matériels, recyclés, d'une entreprise, d'une mairie ou d'un lycée professionnel a rapidement déchanté quand elle s'est aperçue qu'hormis quelques usages bureautique elle ne pourrait pas en faire grand-chose, et en plus il n'y a aucune capacité sonore, photo ou vidéo.... Comme les familles pensent aussi qu'il faut investir dans ce domaine, elles rendent la compétition technique avec l'école encore plus redoutable : rappelons ces dotations en ordinateurs ou en tablettes qui reçoivent un accueil plutôt mitigé des enfants qui à la maison disposent de "beaucoup mieux"... Ce sont parfois les familles qui rendent obsolète l'école !

 

Ce qui est étonnant dans ce mouvement quasi perpétuel c'est qu'on l'observe aussi dans des domaines voisins où il opère un peu différemment. Par exemple les livres. La durée de vie "commerciale" d'un livre est très courte. Cela ne serait rien, si une fois sorti de ce cycle un grand nombre d'ouvrages ne disparaissaient pas purement et simplement des catalogues et devenaient ainsi inaccessibles. Il arrive de temps à autre que l'on trouve sur Internet dans des libraires en ligne ces anciens ouvrages, mais à des prix étonnants, quand ils ne sont pas simplement catalogués, mais indisponibles. Entre les droits d'auteurs, la propriété financière et la durée de vie commerciale, un grand nombre d'écrits sont désormais inaccessibles et non rééditables. L'obsolescence, la disparition, voire les destructions programmées font partie du quotidien de nos sociétés contemporaines...

 

Si nous reprenons l'image cyclique imposée par ces évolutions, nous serions tentés de dire que c'est "normal", c'est "naturel" comme le cycle des saisons. Mais c'est justement parce que ces produits ne sont pas "naturels" qu'on s'étonne qu'ils soient soumis aux mêmes règles de saisonnalité. On voit poindre ici l'idée du marché et de la croissance permanente hors de laquelle nous ne pouvons survivre... confortablement. On voit aussi poindre l'idée du progrès systématiquement classé dans ce qui est forcément meilleur... qu'avant. En éducation, on ne peut que s'étonner de voir combien cela ne pose que peu problème et combien sont nombreux ceux qui courent à la nouveauté systématique. Une nouvelle technologie apparaît, il faut être le premier à l'utiliser dans sa classe... Ces attitudes sont soigneusement encouragées par ceux qui ont charge de vente, car elle leur permet de justifier de nouveaux achats. Et dans le monde scolaire, ce qui est paradoxal c'est que, dans le même temps, la forme scolaire change peu, très peu, comme si elle était garante d'une sorte de permanence de la tradition (cf. le dernier livre de Jean Houssaye).

 

L'évolution des savoirs est devenue un impératif imposé dans nos sociétés contemporaines. Il se traduit par un flot constant, et souvent contradictoire, de nouveautés. Que ce soit les savoirs scientifiques ou simplement les informations du quotidien, aucun humain ne peut parvenir à s'en saisir tant il y en a, tant ils sont diffusés et accessibles partout. Du coup il y a aussi une obsolescence, pas forcément programmée, mais effective. A commencer par le classement chronologique qui enfouit au plus vite ce qui n'est pas d'actualité. Cette dernière étant plus importante dans sa nouveauté que dans sa qualité... A continuer par l'accumulation de documents stockés pour lesquels il faut désormais adjoindre des systèmes de plus en plus complexe de classement, d'ontologies, pour pouvoir les retrouver. A continuer aussi par l'exigence de plus en plus forte d'une ouverture d'esprit transdisciplinaire. Le travail des savoirs "en largeur" est désormais de plus en plus difficile. Travailler en silo est plus rassurant, car il limite le champ, mais il limite aussi la compréhension du monde.

 

L'obsolescence s'amplifie avec les moyens numériques et les contenus auxquels ils permettent d'accéder. L'obsolescence c'est aussi l'oubli, la perte de mémoire, c'est accepter qu'une information, un savoir, ait disparu dès lors qu'il ou elle n'est plus "présente". Plus nous avons de mémoire externalisée plus le risque d'obsolescence des connaissances est grand. Autrement dit, apprendre de l'expérience, par construction progressive est concurrencé par les savoirs de l'instant. Lorsque je vais remiser ma tablette au placard parce que le système nouveau de ces tablettes n'en permettra plus l'usage, je perdrai peut-être une partie de moi. Mais dans une société de l'obsolescence programmée, nombreux sont ceux qui pensent qu'il vaut mieux ne pas avoir de mémoire.... la nouveauté est si attirante.

 

Bruno Devauchelle

 

Par fjarraud , le vendredi 06 juin 2014.

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