Numérique, ingénierie, design, scénarisation 

" L'ingénierie pédagogique n'est pas simple. Elle est indispensable. Mais dans le contexte actuel d'introduction du numérique, elle s'enrichit d'un paramètre devenu plus complexe : l'incertitude. En d'autres termes, les moyens numériques imposent à l'enseignant de renoncer à une mécanisation presqu'inconsciente de sa pratique". Bruno Devauchelle montre comment le numérique remet en cause la scénarisation du cours.

 

 L'éducation et en particulier l'enseignement et la formation, se sont progressivement industrialisés avec la massification, des lois diverses permettant le développement d'un service public d'une part, d'un marché privé de l'autre. Cette industrialisation a imposé progressivement une organisation scolaire qui aujourd'hui semble être encore très pesante ou au moins très présente (cf. l'ouvrage de Salman Kahn, l'éducation réinventée). Or cette organisation porte en elle une vision de ce qu'est enseigner/apprendre, bref une ingénierie. Dès les travaux de Skinner et plus généralement sur l'enseignement programmé comme le montre Pierre Oléron , on a pu mesurer comment l'informatique et plus généralement les moyens technologiques audiovisuels et informatiques pouvaient participer de cette vision, voire de la renforcer en la prolongeant ou simplement en la copiant. C'est Helmar Frank qui, dans son ouvrage "Pédagogie et cybernétique" (Gauthier Villars éditeur, 1967) met le plus en évidence ce lien en écrivant : "On peut ainsi décrire la pédagogie comme l'une des branches de la cybernétique" (p.9). Dans ce même ouvrage on peut lire ce qui est devenu une représentation sociale du lien entre informatique et apprentissage très partagée, qui est fondée sur le mythe non pas de la machine à enseigner, mais de celui du cerveau machine. A partir d'une analyse mathématique et neurophysiologique, l'auteur nous fait entrer dans cette vision qui semble réapparaître de manière récurrente chez nombre de chercheurs de ces domaines. Ainsi il suffirait de modéliser informatiquement le fonctionnement du cerveau pour rendre possible l'enseignement/apprentissage de manière mécaniste. On pourra, avec intérêt se pencher sur l'un des derniers projets parus, "ScénoForm" (c) de notre collègue Jacques Rodet, qui vise à nous proposer un "Outil de scénarisation pédagogique et tutorale d’une formation hybride ou à distance".

 

Cette entrée en matière peut paraître éloignée de l'intitulé de ce propos. Pourtant l'apparition de la notion de scénario de cours, associée aux termes design et ingénierie peut très bien s'envisager avec cette vision mécaniste. Certains chercheurs n'ont pas hésité à envisager un cours, un enseignement comme une sorte de mécanique qu'il suffirait d'observer, de démonter puis de la modéliser pour l'implémenter dans une machine qui pourrait aller jusqu'à remplacer l'enseignant. Fort heureusement à coté de cette approche restrictive des notions de scénarisation, design ou ingénierie, il y a d'autres façons d'envisager la conception des enseignements. On trouve d'ailleurs des éléments essentiels de cette approche dans un texte intitulé "Méthodes et pratiques de design pédagogique" (écrit par Josiane Basque, professeure, TÉLUQ-UQAM, Julien Contamines, chargé d’encadrement, TÉLUQ-UQAM, Marcelo Maina, professeur, Université ouverte de Catalogne (Espagne), © Télé-université, Université du Québec à Montréal, 2010). On trouve dans ce texte la définition suivante : "Nous entendons par méthode de design pédagogique une description du processus de design pédagogique, c’est-à-dire des différentes tâches que les concepteurs pédagogiques doivent accomplir pour concevoir un système d’apprentissage (cours, programme, leçon, module, matériel d’apprentissage, etc.) d’une manière efficace et efficiente. "(p.5). Ainsi peut-on considérer que les bases sont posées : plutôt que de rechercher la mécanique d'un enseignement, on cherche simplement à envisager son déroulement de manière à répondre au mieux aux besoins des situations auxquels il s'applique.

 

Chaque enseignant, chaque responsable éducatif, chaque concepteur de produit pour enseigner est à un degré plus ou moins avancé dans une démarche de "conception" qui s'appuie en partie sur une scénarisation qui soit suffisamment explicite pour guider celui qui le met en oeuvre, mais qui soit suffisamment souple pour permettre une adaptation aux "aléas" de la situation réelle. Car si l'on peut décrire la mécanique d'un enseignement, vu de l'extérieur, on s'aperçoit qu'en y regardant de plus près, il s'y opère quantité d'adaptations, de modifications, plus ou moins importantes. Ces changements par rapport au scénario, surtout s'il est très précis, ne sont que "l'art de faire". Cela va de la simple interaction non prévue, réponse à une question, à un abandon complet du scénario au profit d'une re-scénarisation en direct. La différence entre un cours filmé en studio et un cours en direct réside exactement là.

 

Avec le développement des classes inversées, Moocs, Cloms et autres vidéos de cours, d'enseignement en ligne, on s'aperçoit que l'on oublie trop souvent ce paramètre de la scénarisation avancée qui n'a que peu à voir avec la description sommaire de ces dispositifs trop souvent montrés comme simplement, pour les classes inversées, la vidéo en ligne d'un côté, le temps d'exercice accompagné de l'autre. Ce scénario minimaliste en deux étapes recouvre en fait des réalités beaucoup plus complexes qui se vivent au sein de chacun des côtés. D'une part, concevoir une vidéo d'enseignement ce n'est pas, comme on l'a vu parfois, quelques panneaux et quelques commentaires. D'autre part organiser le passage du contenu à la compréhension, l'apprentissage, ce n'est pas non plus se limiter à donner des exercices et à aider ceux qui apprennent à les faire. Malheureusement ces visions simplistes ont souvent traversé nombre de reportages voire même d'articles plus soucieux de spectaculaire que de pertinence. On peut même considérer que les conférences courtes si séduisantes (Ted Talks) disponibles sur le web sont des vecteurs de ces raccourcis et de ces approximations du fait même du format imposé : 20 minutes pour exposer des années de projet pour certains. Aussi est-il indispensable d'aller voir "derrière" le spectacle ce qui fonde ces propos (les autres publications de ces orateurs).

 

Chaque enseignant est un concepteur de cours, un ingénieur pédagogique, en quelque sorte. Si les scénarios qu'il utilise sont parfois très rudimentaires, cela a fait croire et penser à nombre d'élèves (et à leur parents) qu'une machine ferait aussi bien. L'ennui à l'école ressenti par nombre d'entre nous ne repose-t-il pas sur ce sentiment d'indigence de l'ingénierie pédagogique ? De fait, à regarder nombre de projets innovants dans l'enseignement, on s'aperçoit que c'est souvent de la sophistication de l'ingénierie. Avec le numérique il est devenu encore plus urgent de penser cette scénarisation. En effet d'une part le numérique apporte des contraintes qu'il faut prendre en compte (quand, comment, combien de temps etc...), d'autre part le numérique introduit une autre forme d'incertitude liée au fonctionnement et dysfonctionnement technique. Or c'est en grande partie cette incertitude qu'ajoute le numérique au scénario prévu qui freine l'envie d'aller plus loin en classe avec ces moyens. La multiplication des paramètres de perturbation du scénario prévu rend prudent nombre d'enseignants. Du coup s'ils trouvent des moyens techniques qui les rassurent, alors ils leur donneront plus volontiers une place (Vidéoprojecteur, TBI - hors logiciel- tablettes) au numérique, tout en rappelant les bienfaits des outils papiers/craie/tableau... Mais c'est alors qu'une autre incertitude apparaît : si ces instruments s'avèrent performants, il va falloir réinventer la scénarisation des cours car ils vont apporter dans l'espace d'enseignement deux autres formes de perturbation : la contestation des contenus, la multiplication des formes d'activités possibles, sans compter ce que les élèves eux-mêmes peuvent alors proposer, à l'aise qu'ils sont avec des moyens qu'ils sont adaptés à leurs manières de faire, bien souvent peu scolaires.

 

L'ingénierie pédagogique n'est pas simple. Elle est indispensable. Mais dans le contexte actuel d'introduction du numérique, elle s'enrichit d'un paramètre devenu plus complexe : l'incertitude. En d'autres termes, les moyens numériques imposent à l'enseignant de renoncer à une mécanisation presqu'inconsciente de sa pratique au profit d'une réflexion plus avancée pour concevoir des enseignements qui servent vraiment les apprentissages des élèves et pas seulement le déroulement d'une programmation technique soutenue par des "programmes officiels" qu'il faut bien terminer... Peut-être un jour verra-t-on les programmes officiels publiés sous la forme d'un ensemble de petites vidéos de trois à 10 minutes que les enseignants pourront utiliser comme les briques d'un jeu de construction dans lequel leur rôle redeviendra enfin celui d'accompagnement de ceux qui apprennent. Cela n'est plus une utopie, il suffit de la vouloir... car techniquement c'est faisable...

 

Bruno Devauchelle

 

Les chroniques de B Devauchelle

 

 

 

Par fjarraud , le vendredi 18 avril 2014.

Commentaires

  • Jean Agnes, le 18/04/2014 à 08:03

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