Individualisme et individualisation avec et par le numérique 

Plus qu'une pratique pédagogique, l'individualisation est aussi une évolution de nos sociétés. On peut même considérer que c'est une des grandes tendances de la fin du XXè siècle, fondatrice d'un XXIè siècle qui verrait le passage de groupes sociaux à des groupes d'individus reliés par des moyens numériques, en lieu et place de leur espace de vie et de leurs relations directes. Car c'est bien un des effets du développement de tous les moyens de communication d'avoir amené à repenser la notion de groupe social, de groupe d'appartenance. Les départements ont été créés en référence à la distance d'une journée de cheval pour accéder à son point central. Aujourd'hui, l'instantanéité des communications électroniques, met l'ensemble de la planète à portée d'écran. La notion de collectif n'étant plus physiquement perceptible, c'est donc l'individu qui est devenu premier.

 

L'une des images fortes de l'informatique est celle de la personne seule devant son écran, parfois considérée comme coupée du monde. Cette représentation sociale de l'usage individuel de l'ordinateur comme forme dominante semble perdurer. La question revient avec force avec les équipements personnels que sont les tablettes, smartphone et ordinateurs portables. Et pourtant l'impression qui prévaut est que, comme avec le livre, où le journal, s'isoler dans une bulle d'action individuelle est essentiel pour chacun de nous, mais très nouveau non plus. La différence qui apparaît désormais avec les écrans connectés, c'est que, outre l'attrait lié au caractère visuel et animé de la surface de lecture, ils offrent désormais des possibilités d'interactions à distance.

 

Ainsi s'isoler, avec la machine, ce n'est pas toujours se couper des autres. Parfois même bien au contraire. Lorsque l'on croise dans la rue quelqu'un qui parle à haute voix sans se soucier des personnes qui, physiquement, l'entourent, on comprend ce phénomène nouveau, que confirme la vision dans les transports en commun du nombre de pouces et de doigts qui circulent sur les écrans des smartphones (pour écrire, mais aussi pour jouer). Car la particularité de l'environnement numérique c'est d'instaurer le primat de "l'individu relié", comme un paradoxe entre celui qui est là et qui se coupe du là, pour être ailleurs, sorte de triomphe de l'individu sur le contexte dans lequel il évolue.

 

Mais alors comment peuvent se développer des individus pris par ces nouvelles formes d'interaction humaine instrumentées par la technique ? L'individuation, pour reprendre ce terme cher à Gilbert Simondon, peut-elle s'opérer. Autrement dit comment le numérique interfère avec cette équation du développement humain : la dialectique individuel/collectif. Ou encore, est-il possible, dans le monde envahi par des moyens numériques qui ignorent les frontières, les territoires, que chacun se sente membre d'un collectif et si oui, de quel genre ? In fine, quelle éducation proposer, quelle forme d'action éducative proposer alors que les repères anciens (états, nations, voire famille) s'estompent progressivement. Pour le petit enfant exposé à l'image d'un grand parent sur l'écran de l'ordinateur de ses parents alors qu'il est à l'autre bout du monde, les notions de distance, d'espace et de temps, fondatrice du moi situé, sont à construire différemment que lorsque ces éléments n'étaient perceptibles qu'au prix de "médiations lentes" que sont les lettres postales, ou simplement les voyages longs.

 

En 1989, lors des entretiens Condorcet, la montée de l'individualisme a été clairement exprimée et située comme un fait acquis à prendre en compte pour l'éducation. Les moyens informatiques en cours de développement dans le grand public ont été alors associés à cette évolution. Depuis Internet et les terminaux personnels mobiles connectés (TPMC) se sont développés et sont devenus des objets du quotidien, des objets individuels. Mais le paradoxe est là, comme l'ont montré plusieurs analyses (cf. Stefana Broadbent ou encore Danah Boyd), que ces moyens de l'individualisme sont aussi des moyens de nouveaux collectifs, de nouvelles communautés. Mais dans le même temps notre système scolaire, fondé sur l'élitisme républicain au sein d'une massification (voulue par Condorcet lui-même), ne sait encore comment construire la réponse à cette équation, pas plus que nos gouvernants qui en évoquant les stratégies numériques qu'ils veulent mettre en place oublient en partie que c'est la forme scolaire qui porte en elle-même l'ancienne approche, issue du livre et de l'école du XIXè.

 

On peut penser que la réorganisation fondamentale du monde scolaire est souhaitable dans un tel contexte. Si tel est le souhait, il est probable qu'il faudrait d'abord penser l'apprentissage comme une activité qui va du collectif à l'individuel et non pas l'inverse. Mais c'est aussi un système qui inscrit le collectif non pas comme un institué dans lequel on doit se "mouler", ce qui est le modèle traditionnel, mais comme un construit à recommencer tout au long de la scolarité (et bien sur tout au long de la vie). En d'autres termes c'est permettre à chaque individu, aussi individualisé soit-il dans ses usages des moyens de communication, de participer à la construction du collectif qui commence par le groupe d'élève avec lequel chaque enfant va progresser. L'enjeu est de taille : refaire société, refaire la cité, dans un monde largement numérisé.

 

Bernard Stiegler insiste beaucoup sur l'américanisation du monde par le numérique (et la puissance de ses sociétés privées - cf. Esprit, janvier 2014). On peut aussi aisément entendre que ce modèle de la réussite individuel est inscrit dans ce projet de société. Ainsi ni singer, ni s'opposer, construire le monde demain dans nos pays (en particulier "l'ancien monde !") qui ont des traditions longues, variées et complexes, le numérique peut être une occasion de repenser la forme du vivre dans la cité. L'école, comme lors des débats de l'assemblée en 1791 sur l'instruction publique, y est une des pierres fondatrices. Mais pour l'instant l'instrumentation des élèves (tablettes) passe avant la compétence à instrumentaliser les moyens numériques au service d'un projet collectif.

 

Bruno Devauchelle

 

 

Les chroniques de B Devauchelle

 

 

Par fjarraud , le vendredi 11 avril 2014.

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