Le film de la semaine : «Charulata » : Une Madame Bovary bengali 

En quoi les émois d’une épouse délaissée tentée par l’écriture et l’adultère dans le Bengale de la fin du XIXème siècle peuvent-ils nous toucher en plein cœur ? Il suffit de regarder « Charulata », un des chefs d’œuvre de Satyajit Ray, pour tomber sous le charme : doté des plus beaux atours d’une version restaurée, le film, réalisé en 1964, nous livre le portrait subtil d’une femme en quête d’émancipation et la radiographie du mouvement des âmes dans le huis clos d’une maison, microcosme du monde. Le maître du cinéma d’auteur indien, amoureux de Jean Renoir et admirateur des néo-réalistes italiens, a été longtemps à lui seul un « continent » dans son propre pays, du fait du caractère protéiforme de son œuvre, avant de connaître la reconnaissance nationale et la notoriété internationale. Aujourd’hui, « Charulata », que son auteur lui-même considérait comme son plus beau film, nous revient, comme neuf, dans l’absolue modernité de son sujet et de sa forme.

 

Une histoire simple en apparence

 

Fruit d’une adaptation d’un roman de Rabindranath Tangore, le récit parait relever du canevas d’un drame «bourgeois » confrontant  à l’intérieur de la demeure conjugale un trio classique. Dans les années 1880, au Bengale, Charulata est la femme, oisive et férue de littérature bengali, de Bhupati, riche et actif directeur d’un petit journal d’opinions libérales,  édité en anglais, « La sentinelle » ; absorbé par son engagement, l’époux fait venir auprès d’eux son jeune cousin Amal, fin lettré, à qui il confie la mission secrète d’aider son épouse à concrétiser son aptitude à écrire. De la complicité à l’amitié, de la passion partagée pour l’écriture à la palpitation d’un cœur solitaire, insidieusement la présence du charmant poète bouleverse en profondeur la jeune femme et met à mal l’équilibre de façade du couple. Tout entier pris par le combat progressiste véhiculé dans le journal qu’il a fondé, Bhupati confie aussi au frère de sa femme des responsabilités au sein de la publication et croit faire d’une pierre deux coups puisque l’épouse de ce dernier peut ainsi tenir compagnie à Charulata. Autre erreur de jugement puisque le collaborateur piochera bientôt dans la caisse ! Mais le scenario ne saurait se réduire aux mésaventures d’un homme trahi. Le pivot du récit, c’est Charulata : c’est à travers ses yeux que nous percevons le monde, c’est vers elle que les regards du cinéaste et du spectateur convergent.

 

Un écheveau complexe et souterrain

 

Les premiers plans, programmatiques, se concentrent sur un « ouvrage de dame », la broderie d’un mouchoir tendu sur un tambour que la jeune femme à la chevelure sombre et aux grands yeux charbonneux est en train de confectionner ; après la broderie et la lecture sur le lit de la chambre, elle va chercher un autre livre dans la bibliothèque du salon lorsqu’un bruit venu du dehors détourne son attention ; elle utilise ses jumelles et, derrière les persiennes, observe ainsi les mouvements du monde extérieur et la marche d’un jeune inconnu portant parapluie avant de revenir, songeuse, vers le salon. Entendant les pas de son mari, elle retourne sur le balcon mais son époux, plongé dans une lecture, passe et repasse à côté d’elle sans lever les yeux ni la voir.

 

L’arrivée du jeune Amal se fait, en revanche, sous le signe du déchaînement des éléments : noirceur des cieux, force du vent, chute d’objets et bris de glace, accompagnés des mouvements saccadés de la caméra avant qu’un zoom avant aille chercher le poète échevelé à l’autre bout du balcon pour sa première rencontre avec la maîtresse de maison. Dès lors, le petit monde confinée des deux femmes –Charulata et sa belle-sœur, entre complicité et rivalité- s’ouvre progressivement à cet « objet » d’attention manifeste et de désir inavoué, ce fou de poésie et d’écriture. Pas d’événement majeur mais une succession de petites actions, par touches minuscules, pour suggérer, à travers la joute littéraire, l’attirance grandissante de l’héroïne pour le jovial rêveur en écriture. C’est que l’histoire intime tisse de secrètes correspondances avec le contexte culturel et historique de  l’Inde. Charulata, attachée à la langue bengali, drapée dans le sari à l’indienne, « bourgeoise » cultivée et femme au foyer, porte le deuil d’une liberté qui reste à conquérir tandis que son mari, habillé à l’européenne, publiant en langue anglaise, s’affiche comme le défenseur d’un idéal politique progressiste. Ainsi, le personnage d’Amal -tiraillé entre son attachement à la poésie bengali et son envie d’ascension sociale à travers un départ pour Londres et un riche mariage-apparait-il comme le symbole de la tension entre deux « mondes » qui traverse alors la société.

 

Une mise en scène dans la pénombre des âmes

 

Ecrivain, scénariste, compositeur, Satyajit Ray, en véritable « homme-orchestre » sait ce que le cinéma doit aux autres arts : la littérature, la musique et la danse. Il sait aussi ce qu’il doit aux cinéastes qu’il a aimés : Jean Renoir, qu’il assista un temps sur le tournage du « Fleuve », aux environs de Calcutta, sa ville natale, Vittorio de Sica pour « Le voleur de bicyclette »,  dont la vision dans une salle à Londres fut déterminante. Il partage, en effet, avec les cinéastes européens, les néo-réalistes en particulier, ce regard humaniste, cette infinie attention aux êtres et à leurs aventures intérieures, que l’on retrouve dans « Charulata ».

 

Ici le visage de l’héroïne, tantôt saisi en gros plans fixes, tantôt en plans plus larges et mouvants, s’apparente à une plaque sensible dont la caméra capte les moindres frémissements, dont la musique, composée par Ray lui-même, transcende les sentiments à travers la variété thématique et la tonalité dominante. Pour donner à voir la perception du temps et la durée d’une transformation en profondeur, -la marche lente d’une femme à la découverte d’elle-même et l’effritement irréversible d’un couple-, le cinéaste invente sans cesse des mouvements d’appareil audacieux  - travellings, zooms et superpositions de plans fixes- en une sorte d’harmonie imitative des états successifs de la conscience. L’évolution des lumières à l’intérieur de la demeure, ses variations du noir et blanc contrasté et chatoyant aux clair-obscur prégnants, crée ainsi une atmosphère de désenchantement qui gagne. Et le visage de Charulata en larmes, terrassée par le départ d’Amal, penchant sa tête en bordure du lit, fait revenir l’image d’un autre visage, celui d’Henriette, juste après le baiser du séducteur dans « Une partie de campagne » de Jean Renoir : des lèvres entrouvertes, un regard douloureux qui se déplace vers un ailleurs et l’humidité de la joue sous la paupière perlée de larmes.

 

Samra Bonvoisin

 

« Charulata », un film de Satyajit Ray, sortie le 9 avril,  en même temps que deux  autres de ses films en versions numériques restaurées,  « Le Lâche » (1965) et « Le Dieu éléphant » (1978)

 

 

 

Par fjarraud , le mercredi 09 avril 2014.

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