Numérique : Détourner ou contourner ? 

Les observations que l'on peut faire des pratiques réelles du numérique dans le milieu scolaire révèlent que loin de traduire le simple prescrit, en particulier institutionnel, les détournements et les contournements sont légion. Certains argueront de l'indocilité enseignante, d'autres de l'irréductible liberté pédagogique, d'autres encore de l'insuffisance des outils mis à disposition, d'autres aussi la faiblesse de la maintenance voire de la formation. Or les analyses que nous pouvons faire à partir des enquêtes diverses et variées sur les usages et non usages des TIC dans les classes montrent que maintenance et formation arrivent le plus souvent au premier rang des obstacles aux usages. Mais si cela peut expliquer des non usages ou des sous-usages, cela n'explique pas (ou seulement partiellement) les contournements et les détournements.

 

Les contournements se caractérisent par l'emploi de solutions qui ne sont pas officielles, agréées, prescrites. Dans les établissements scolaires ils sont souvent présents mais peu avoués. Quelques exemples illustrent ces contournements : l'accès à l'ENT semble peu souple, l'interface est perçue comme triste et difficile. Du coup on se tourne vers les outils dont on a l'habitude comme ceux proposés par Google. L'utilisation de vidéos est difficile sur le réseau de l'établissement. Impossible de déposer de gros fichiers vidéo ou audio. Les espaces publics de diffusion ou de dépôt de documents sont convoqués et mis en oeuvre de manière simple souple et rapide. De quoi interroger ces développeurs "locaux" qui sont confrontés à ces produits sophistiqués développés par des sociétés de taille mondiale. Évoquons aussi ces élèves qui utilisent leurs réseaux sociaux pour travailler en groupe, trouvant les outils qui leurs sont proposés peu adaptés à leur mode de communication.

 

Les détournements sont eux moins fréquents car souvent plus difficiles à mettre en place. Détourner c'est utiliser un appareil, un logiciel d'une manière non prévue par les prescripteurs. Ceux-ci sont soit les concepteurs de logiciels, soit les responsables informatiques qui ont affectés des outils à des tâches précises, ou tout simplement des supérieurs hiérarchiques. L'exemple le plus parlant est celui du traitement de texte qui est devenu le couteau suisse numérique de nombreux enseignants. Relisons l'ouvrage "l'établi" de Robert Linhart pour comprendre que ces détournements sont souvent intéressants même pour ceux qui les subissent (les hiérarchies devraient parfois s'y attarder...). Il y a certaines entreprises qui avaient autorisé de manière officieuse et mesurée le "perruquage" pratique qui consiste à utiliser des moyens de l'entreprise pour les besoins personnels des salariés. On trouve aussi dans certaines démarches de boites à idées, de cercles de qualité, les tentatives pour prendre en compte la valeur de ces détournements. Quand on parle de "twittérature" on détourne un outil non scolaire pour l'utiliser dans un tel contexte. On trouve souvent des détournements, modestes mais précis qui permettent d'agir au quotidien. Parfois un simple trombone (clin d'oeil à Sir Ken Robinson) coincé dans la fente d'un lecteur de disque suffit à rendre compatible ce qui ne l'était pas. Parfois c'est simplement le forum d'un ENT d'établissement qui sert pour organiser le covoiturage entre enseignants ou l'organisation d'une soirée d'élèves.

 

Détournements et contournements sont les deux facettes d'une "créativité ordinaire" que l'on voit bien souvent dans les établissements scolaires. A l'instar du braconnage célèbre depuis que Michel de Certeau, dans "les arts de faire", a fait l'éloge de ces formes différentes d'action, on s'aperçoit que dans le monde envahi par le numérique, il y a une lutte entre les normes et les pratiques. Même si les objets numériques sont extrêmement normés, ils autorisent des démarches autres que celles prescrites. Si dans un univers mécanique, il y a peu de place pour cela, dans un univers humain il y en a beaucoup. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle le modèle industriel ne s'impose pas en éducation, malgré de nombreuses tentatives depuis le XIXè siècle avec l'école massive et désormais au XXIè siècle avec des tentatives comme les Moocs et autres dispositifs visant à massifier la conduite des apprentissages.

 

Si la forme scolaire maintient très largement le cadre, une observation plus fine des réalités quotidiennes montre que les enseignants, les élèves, les personnels des établissements se battent de manière contradictoire : d'une part ils maintiennent la forme, d'autre part ils la contournent ou la détournent. En le faisant de manière peu visible ou marginale ils confortent, paradoxalement, le système scolaire. D'ailleurs celui-ci s'en empare dès lors que ces détournements sont efficaces et les transforme en "bonnes pratiques" voire en "innovations". Mais au lieu de laisser aller à l'essaimage, l'institution tente de normer. C'est sa tendance "naturelle", ou plutôt sa forme fondatrice, la normalisation.

 

Le déploiement du numérique dans l'ensemble de la société est en train d'avoir progressivement des conséquences importantes dans le système scolaire. Ce sont les attitudes divergentes, disruptives (disent certains savants) qui progressivement font bouger les formes. Pour l'instant, et au moment ou se prépare le "forum des enseignants innovants" du mois de mai, force est de constater que le système ne sait toujours pas quoi faire des détournements et des contournements. Il aurait à gagner à laisser d'abord des espaces de liberté d'action accompagnés plutôt que de vouloir à tout prix normaliser les contournements et les détournements, numériques, parmi d'autres.

 

Bruno Devauchelle

 

Les chroniques de B Devauchelle


Par fjarraud , le vendredi 28 mars 2014.

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