Rémi Brissiaud : Programmes : Organiser le débat 

"Depuis 20 ans environ, on observe un usage renforcé de méthodes d’enseignement basées sur la conception classique, ce qui est très vraisemblablement à l’origine de l’aggravation de l’échec chez les enfants de milieu populaire". Ami d'André Ouzoulias, Rémi Brissiaud revient sur le report de la réforme des programmes au primaire. Pour lui, le débat doit s'ouvrir sur le contenu des futurs programmes qu'il craint devoir suivre une pente engagée depuis 20 ans.

 

Il y a bientôt deux ans, nous nous sommes mis à espérer en une refondation de l’école. Et nous étions nombreux à penser que cette refondation devait avoir une dimension didactique. Depuis longtemps, en effet, des arguments sérieux invitaient à suspecter que certains choix didactiques dans les programmes de 2002 et de 2008, avaient renforcé l’échec scolaire dans son ensemble et celui des enfants des milieux populaires plus particulièrement. Depuis, le débat a été différé, puis réduit à une simple consultation et, enfin, relégué au second plan. Pire : depuis presque deux ans, via la « révolution numérique » de l’école, les choix didactiques anciens se trouvent confortés semaine après semaine. On apprend aujourd’hui que la réforme des programmes est reportée. Le plus grave serait qu’un authentique débat concernant ces programmes le soit aussi.

 

Un débat différé, réduit à une simple consultation puis relégué au second plan

 

Il y eut d’abord la concertation « Refondons l’école ». Des thèmes importants y furent débattus mais pas les programmes récents de l’école primaire, ceux de 2002 et de 2008. Un collègue, universitaire proche du ministère, que je questionnais à ce sujet me répondit que le but de cette concertation était de préparer la loi de refondation de l’école et que l’on voyait mal des députés parler de pédagogie et de didactique, peut-être à tort, ajoutait-il d’ailleurs.

 

Il y eut, bien sûr, la consultation sur les programmes de 2008, mais organisée sous une forme qui ne favorisait absolument pas un recul critique. Les retours en sont d’ailleurs parfois contradictoires. En mathématiques, par exemple, les enseignants seraient nombreux à se plaindre de l’accent mis sur les mécanismes et tout aussi nombreux à se réjouir de programmations annuelles qui répartissent l’installation des mêmes mécanismes (ce n’est pas l’existence de telles programmations qu’il faut critiquer, mais l’absence de choix entre diverses programmations).

 

Il y eut enfin la réforme des rythmes scolaires, un dossier qui, dans l’état où l’ancienne majorité l’avait laissé, était piégé. Depuis, un grand nombre de professionnels de l’école passent le plus clair de leur temps à faire en sorte que le périscolaire soit géré du mieux possible. On aurait envie de dire : recentrons-nous un peu sur le scolaire !

 

Un ministère qui, à son insu, semble conforter les choix actuels

 

En effet, ce n’est pas seulement de retard dont il s’agit : notamment via le numérique, les choix didactiques actuels, ceux qui ont accompagné l’aggravation des inégalités ces 20 dernières années, se trouvent aujourd’hui régulièrement confortés.

 

Concernant les mathématiques, c’est par exemple la fondation de l’opérateur Orange qui subventionne un cours en ligne, la Kahn Academy, dans lequel il est expliqué qu’il faudrait enseigner l’addition et la soustraction aux jeunes enfants en s’appuyant sur une file numérotée. Eduscol relaie l’information de cette mise en ligne, sans d’aucune façon s’intéresser au contenu du cours correspondant. Aujourd’hui, de façon générale, tout produit numérique est accueilli comme innovant et son contenu peu questionné. Ainsi, il y aurait beaucoup à dire concernant certaines des petites vidéos appelées « les fondamentaux » récemment mises en ligne sur le site du CNDP. Mais c’est aussi le ministère lui-même qui, sur le site Eduscol, met en avant les programmations annuelles figurant à la fin des programmes de 2008. Il les met plus en avant qu’elles ne l’étaient, sans qu’aucune programmation alternative ne soit proposée.

 

Concernant l’apprentissage de la lecture, c’est par exemple la série « Une année au CP » sur le site du CNDP. Elle est bien faite, elle a beaucoup de qualités mais les principaux choix didactiques actuels, s’y trouvent confortés. Dans un commentaire de la 1ère séquence de classe enregistrée, Roland Goigoux a beau rappeler l’importance de la production d’écrit, cette séquence et un certain nombre des suivantes sont très différentes de celles d’une méthode d’écriture-lecture, par exemple. De plus, dans un autre enregistrement vidéo de la même série, Johannes Ziegler ne juge pas pertinent de rapporter qu’en sciences cognitives les questions suivantes sont loin de recevoir des réponses unanimes : faut-il d’abord que l’enfant analyse les sons en phonèmes, avant de pouvoir en apprendre le code écrit ? (conception « classique ») Ou bien n’est-ce qu’à partir du moment où l’enfant comprend ce que sont les lettres qu’il parvient à décomposer la parole en sons élémentaires (conception « alternative ») ? Johannes Ziegler tranche sans le dire en faveur de la conception classique, ce qui a pour conséquence que les méthodes d’écriture-lecture, qui sont basées sur la conception alternative, se trouvent, de fait, exclues.

 

C’est d’autant plus grave que les recherches les plus récentes conduisent à penser que l’écriture est un miroir nécessaire à l’analyse de la parole en phonèmes (conception alternative), confortant l’analyse d’André Ouzoulias : depuis 20 ans environ, on observe un usage renforcé de méthodes d’enseignement basées sur la conception classique, ce qui est très vraisemblablement à l’origine de l’aggravation de l’échec chez les enfants de milieu populaire.

 

Et maintenant ?

 

Ainsi, depuis bientôt deux ans, ce n’est pas seulement du retard qui a été pris : faute d’avoir signifié aux enseignants que d’autres choix pédagogiques et didactiques sont possibles, faute d’avoir favorisé un débat au sein des équipes d’écoles, dans les circonscriptions, chez les formateurs et les enseignants chercheurs des ESPE, le ministère actuel a semblé avaliser les choix qui étaient ceux des ministres précédents. Et cela d’autant plus que, dans les faits, il n’est guère de semaine sans qu’un produit numérique quelconque, cohérent avec les choix antérieurs, soit considéré par les enseignants peu informés comme participant de la refondation de l’école, via sa « révolution numérique ».

 

Dans le dernier texte qu’André Ouzoulias a rédigé, il s’exprimait ainsi concernant les futurs programmes : « Tout en fixant des objectifs de fin de cycle consensuels et atteignables par tous, (ils) devront aussi, dans un document d’accompagnement lisible, proposer diverses voies pédagogiques et didactiques, dont des voies alternatives aux pratiques actuelles. » La réforme des programmes reportée, il n’est plus possible d’attendre : et si un tel document devenait la base du débat nécessaire dès aujourd’hui ?

 

Rémi Brissiaud

Laboratoire Paragraphe

Équipe « Compréhension, Raisonnement et Acquisition de Connaissances »

Université Paris 8

 

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Par fjarraud , le lundi 03 mars 2014.

Commentaires

  • tchabel, le 03/03/2014 à 10:23
    En effet quelle hypocrisie dans cette refondation via le numérique!

    Comme si l'outil suffisait à transformer la pédagogie!  C'est d'une refondation de la didactique/pédagogie qui doit précéder et/ou accompagner impérativement cette "révolution" numérique. Sinon ça sera encore un pétard mouillé, beaucoup de bruit pour pas grand chose, surtout pour peu de résultats,  sauf pour quelles utilisations intelligentes par des enseignants…formés à la didactique ...et pas seulement au maniement de l'outil!
  • Viviane Micaud, le 03/03/2014 à 08:50
    C'est vraiment bizarre. Je perçois une contradiction entre la phrase d'André Ouzoulias cité et les propositions de Rémi Brissaud.
    Voici ce que dit André Ouzoulias
    « Tout en fixant des objectifs de fin de cycle consensuels et atteignables par tous, (ils) devront aussi, dans un document d’accompagnement lisible, proposer diverses voies pédagogiques et didactiques, dont des voies alternatives aux pratiques actuelles. » 
    Je comprends
    Action 1 : il faut donner des objectifs de fin cycle consensuels et atteignables par tous. (il y a un consensus pour dire que les programmes de 2008 sont infaisables et qu'ils n'auraient jamais dû être faits en toute opacité dans un coin d'un bureau de la rue Grenelle.
    Action 2 : Proposer diverses voies pédagogiques et didactiques.
    André Ouzoulias suggère de laisser les enseignants choisir entre les diverses voies proposées. Rémi Brissaud suggère de proposer comme une unique voie, la géniale voie construite par son laboratoire. 
    Personnellement, je pense qu'Ouzoulias a raison, il faut donner les moyens aux enseignants de construire la méthode adaptée pour permettre au maximum d'enfants de progresser. Ce n'est pas en imposant des méthodes mais en donnant la compétence à l'enseignant de choisir la méthode qui est efficace pour lui dans une situation particulière. 
    • delacour, le 03/03/2014 à 10:20
      En ce qui concerne la lecture, depuis 1970, après avoir compris pourquoi les élèves avaient tant de difficultés à apprendre à lire, je suggère d'abord, je propose plus tard et maintenant à 76 ans je n'en peux plus de crier sur tous les toits qu'il y a erreur, non pas de pédagogie, mais de cheminement.
      Non les lettres ne représentent pas des sons uniques. Non, on ne doit pas apprendre que "en" se décode /en/.
      Lorsque l'élève comprend, à l'instar de la naissance historique et progressive de l'écriture, que les sens-sons de la langue sont représentés par des signes, alors (grâce aux neurones miroirs probablement) il peut relire facilement ce qu'il vient d'écrire : "mentir, examen, mener, portent, solennel" en s'appuyant sur les codages réalisés et surtout pas sur un  décodage standard de "en" qui n'existe pas. L'orthographe française n'est pas un système alphabétique pur !
      La pédagogie de la lecture actuelle est la seule qui part de l'inconnu pour aller au connu. On met l'enfant devant un texte qu'il ne peut lire et on voudrait qu'il apprenne à lire !
      En math, on essaie de faire naître le concept en manipulant, on ne présente pas un tas de billes en disant directement : combien y-en a-t-il ? On essaie de faire comprendre le concept d'addition, on ne présente pas directement 5 + 4...
      Tous les pédagogues, même Vygotski (avec la Z.P. D.) et surtout Buisson professent qu'il faut conduire l'apprenant du connu à l'inconnu.
      L'enfant qui sait parler peut écrire (voir Montessori et Freinet) mais il ne peut pas lire. Aidons-le à écrire, à coder les sens-sons et il pourra lire ce qu'il a écrit. 
      C'est alors seulement, lorsqu'on aura accepté de reprendre le chemin logique : parole, écriture, lecture, qu'on pourra laisser les enseignants proposer des chemins différents plus ou moins "fleuris", mais surtout pas des chemins "à l'envers". 
      L'urgence c'est d'arrêter le délire : enseigner que la lettre "a" se décode /a/ (c'est vrai uniquement quand on a écrit /a/ avec "a", c'est à dire dans seulement 20% des occurrences de "a" visible  dans un texte.
      Consultez le site "ecrilu" pour plus de renseignements.
      Il commence à y avoir des pédagogues éclairés qui indiquent non pas la pédagogie mais le bon chemin, Ouzoulias était de ceux-là.
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