Innover dedans, innover avec, innover par... 

Avec le numérique, le terme innovation a repris de belles couleurs, aussi bien dans les médias que dans le quotidien de certains enseignants. Toutefois il faut, si ce n'est interroger le terme, au moins interroger le processus qui y est associé. En effet l'innovation, considérée comme quelque chose de nouveau dans une situation existante (nouveau dedans) n'est pas l'invention  qui est l'arrivée de quelque chose de nouveau qui vient percuter un système(nouveau dehors), une sorte de corps étranger qui tente de s'imposer. Pour certains les objets numériques sont des inventions, pour d'autres se sont des vecteurs d'innovations. Est-ce compatible? peut-on passer de l'un à l'autre ?

 

A coté de ce questionnement, il y en a d'autres dont celui du périmètre de mise en oeuvre d'une innovation. On peut être tenté d'associer innovation à individu. C'est souvent ce qui se produit dans la classe où l'enseignant, considéré parfois comme seul maître à bord, va donc changer quelque chose par rapport à l'existant (introduire l'ordinateur dans sa classe). Mais on peut aussi parler d'innovation institutionnelle ou organisationnelle lorsque tout ou partie d'une organisation décide de changer l'existant. Cela peut produire deux effets différents : soit simplement à la périphérie sans toucher le noyau; par exemple on change l'organisation globale de l'établissement (affichages numérique, sites web, etc...) sans toucher au fonctionnement de la classe. Soit imposer au noyau des changements internes du fait de changements à la périphérie; par exemple on décide de modifier la durée de chaque séance de cours et d'annualiser l'organisation des enseignements, ce qui impose à chacun de modifier son organisation dans (les séances sont plus courtes ou plus longues) et hors la classe (l'emploi du temps personnel varie).

 

Deux exemples peuvent illustrer ces deux modes de l'innovation : la classe twitter, le cahier de texte numérique.

 

L'invention de twitter a permis à nombre d'enseignant de (re) découvrir l'intérêt des jeunes pour l'écrit. Rappelons ici que twitter ne fait pourtant que proposer la même possibilité que jadis les tattoo et plus récemment les sms, en y ajoutant cette dimension de réseau ouvert et partagé. L'innovation qui conduit à amener twitter en classe peut se lire de deux manières : d'une part le souci de la nouveauté technologique, d'autre part le souci d'une expression nouvelle. On a d'ailleurs parfois du mal à distinguer les deux dans les différents exemples médiatisés. Car, au delà des pratiques en classe, la médiatisation met en avant ce lien de modernitè technologique et d'innovation. Parce que la seule innovation pédagogique ne parle pas au grand public, elle sert en fait de seconde caution de modernité. Prendre en compte les pratiques sociales des jeunes pour les intégrer au processus scolaire n'est pas une nouveauté en soi. Il y a bien longtemps que nombre d'éducateurs (Dewey parmi les premiers) ont évoqué cette question. Intégrer l'écrit court comme nouveau mode d'accès au texte est, lui, issu du possible que permet le dispositif numérique twitter. Facilitant, augmentant le potentiel, le dispositif numérique permet de renforcer des choix pédagogiques et se traduit par ce qui est nommé une innovation.

 

Le cahier de texte numérique est une forme d'innovation à double sens. Elle vient aussi bien de l'intérieur que de l'extérieur. Elle vient de l'extérieur car la notion de cahier de texte est bien antérieure au numérique et surtout qu'elle a une fonction de régulation de l'activité d'enseignement apprentissage, outil d'abord de médiation instrumentale institutionnelle (le cahier de texte ne pouvait sortir de l'établissement scolaire). Mais le développement des moyens numériques connectés par internet a amené progressivement à l'émergence d'usages détournés d'outils tels que la messagerie ou les annonces des LMS ou encore des forums de discussion par les enseignants, en vue d'en faire le cahier de texte numérique. Cette innovation est donc la rencontre des acteurs et de l'institution autour d'un objet symbolique d'une part et d'une évolution de la relation enseignants/élèves d'autre part. Le succès (à relativiser dans le temps) du cahier de texte numérique (le premier des usages des ENT, statistiquement) est donc la preuve du passage progressif à la banalisation de l'outil.

 

Ces deux exemples tendent à mettre en évidence un processus fort et indispensable de notre système éducatif : le droit à l'essai. Car l'innovation c'est d'abord un essai (pas forcément une expérimentation), parfois peu pensé, d'un changement du quotidien, pour tenter de dépasser une situation existante. L'intention de l'innovateur n'est pas forcément l'innovation elle-même. La situation existante que l'on veut changer est parfois un prétexte, c'est souvent le cas avec le numérique. Dans certains cas on observe que c'est l'innovateur lui-même (la personne ou l'institution, ou même les deux) qui est le but de l'innovation, mais l'argumentaire de celle-ci tend souvent à le cacher. L'arrivée depuis le début des années 1980 de l'informatique en éducation a été perçue comme un choc d'invention. L'institution scolaire, et tous les rapports, colloques et autres débats le montrent, s'est sentie questionnée sans jamais savoir dans quelle direction aller, aujourd'hui encore. La seule parade a été l'innovation, moyen pratique de faire preuve de modernité. Relayé par le monde marchand, ce mouvement est pourtant un écran aux réalités du monde scolaire. Certes il permet à certaines personnes ou institutions, d'avoir une "respiration" professionnelle. Mais au final, malgré une reprise récurrente du thème (parfois transformé en "bonnes pratiques"), l'innovation ne sert pas autant qu'on le pense à l'évolution du système éducatif face au numérique. C'est peut-être l'une des explications à l'écart entre les intentions déclarées et la réalité vécue en matière de numérique. On ne touche pas au coeur de métier, simplement à la périphérie, celle peuplée d'innovateurs qui du coup peuvent, sans le vouloir, devenir caution d'une certaine forme d'immobilisme.

 

Bruno Devauchelle

 

Retrouvez les chroniques de Bruno Devauchelle


Par fjarraud , le vendredi 14 février 2014.

Commentaires

  • Jean Agnes, le 14/02/2014 à 07:51

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