« Mon oncle » de Jacques Tati : Les habits neufs de Monsieur Hulot  

Réjouissons-nous ! Le grand rêveur dégingandé, l’inadapté chronique est de retour sur grand écran dans une version restaurée et inédite de «Mon oncle », troisième long métrage de Jacques Tati sorti en 1958. Plus d’un demi-siècle plus tard, Monsieur Hulot, l’hurluberlu décalé, imaginé et interprété par le cinéaste lui-même, n’a rien perdu de son charme burlesque, de son étrange capacité à déclencher l’émotion et le rire.

 

Déjà héros des « Vacances de Monsieur Hulot » en 1953, Il reviendra dans « Play Time » en 1970, et  « Trafic » en 1971. Ce personnage fétiche est chaque fois confronté aux transformations de la société française et le cinéaste en fait le pivot « instable » de sa mise en scène, le révélateur distrait du désordre établi. Dans « Mon oncle », ce sont les mutations de l’habitat fonctionnel et la mécanisation du travail qui alimentent la machine à déclencher des catastrophes et des gags en cascades. Cinéaste exigeant, inventeur de formes visuelles et sonores, Tati réussit avec « Mon oncle » une œuvre poétique et burlesque, une mise au jour subtile et drôle des effets sur les humains des « progrès technologiques ». Le public et la critique saluent alors l’originalité et la modernité de ce travail d’artiste : après le succès commercial des deux précédents (dont « Jour de fête » et son illustre facteur), le film fait un triomphe, remporte le Prix spécial du jury au festival de Cannes et l’Oscar du meilleur film étranger à Hollywood en 1959.

 

Hulot en déséquilibre entre deux  mondes

 

Gérard apprécie son oncle et les virées vagabondes en sa compagnie. Avec son galurin, sa pique au bec, son pantalon trop court découvrant des chaussettes à rayures, l’oncle mutique, habitant une bicoque à étages biscornue dans le village populaire et vivant de Saint-Maur, traverse à pied ou à mobylette ruelles et terrain vague pour rendre visite à son neveu, sa sœur et son mari industriel, la famille Arpel , demeurant dans une villa moderne « dernier cri » avec automatisme généralisé et jardin géométrique. Et évidemment Hulot, le complice fantaisiste de l’enfant, ne trouve pas vraiment grâce aux yeux des parents. Il serait bien venu de lui trouver emploi et femme à aimer. L’embauche d’Hulot dans l’entreprise de fabrication de tuyaux en plastique, favorisé par Monsieur Arpel  échoue lamentablement et  le rapprochement avec une invitée célibataire, favorisé par Madame Arpel, à l’occasion d’un cocktail organisé dans la propriété, ne se concrétise guère. Finalement, Hulot accepte la proposition de son beau-frère : un poste de représentant en province ; à l’aéroport, Arpel et son fils, constatent littéralement la disparition de Hulot…

 

Cette fois, Jacques Tati paraît radicaliser son propos : d’un côté, l’univers mécanisé, la froideur des formes et les codes aseptisés, de l’autre, la chaleur des relations dans un territoire à taille humaine…et entre les deux, dans l’oscillation de ces grandes enjambées, Hulot, « héros » inadapté, presque anachronique, sans travail ni sexualité, inapte au changement et à la modernité.

 

 Pas si simple. D’abord Hulot n’est pas si seul, d’autres petits personnages attachants sont là pour mettre en pièces la dite modernité et ses mirages. Et Hulot lui-même, nonchalant, plein de sang froid, résiste aux « catastrophes » engendrées par les nouveautés techniques, exerce même sa curiosité et son goût de l’aventure face aux innovations découvertes dans la villa ou l’usine Arpel. Il rejoint en cela implicitement l’auteur-réalisateur dans sa démarche d’ouverture : « Il n’y a pas de message dans mon film. Cependant je peux dire que je suis frappé par l’indifférence du monde moderne ». Comme Hulot, régi par le principe d’incertitude, Tati laisse au spectateur la liberté d’imaginer l’avenir.

 

Tati en cinéaste novateur

 

« Mon oncle » prouve de multiples façons  à quel point Tati fait confiance aux puissances créatrices du cinéma. Entouré d’artistes (Jacques Lagrange, pour le décor et le scénario, Pierre Etaix, pour les dessins, Jean Lhôte pour le script, notamment) et de techniciens fidèles, il mêle comédiens et non professionnels, lieux naturels (Saint Maur, le terrain vague) et construction de la villa Arpel aux studios de la Victorine à Nice.  Un énorme travail en amontau service de la précision des gestes, des situations et des décors.

 

Ainsi pour son premier film en couleurs (« Jour de fête » tourné conjointement en noir & blanc et en couleurs grâce à un nouveau procédé ne retrouvera que partiellement sa version couleur d’origine), Tati compose les contrastes entre le village de Saint Maur aux tons pastel et doux et les couleurs fondamentales et tranchées dans le vif de la villa Arpel aux angles nets ; les détails de son architecture participent de la constitution du ressort comique : le poisson dressé dans le jardin cracheur d’eau à la seule venue de visiteurs de marque, les fenêtres hublots du premier étage transformés en yeux qui louchent par la seule présence de la tête de M et Mme Arpel dans l’encadrement, la queue du chien déclenchant par son passage devant le champ magnétique la fermeture automatique du garage et l’enfermement des propriétaires à l’intérieur…

 

Dans cet univers, à la fois criant de vérité et déclencheur d’hilarité, le travail de recomposition concerne également les voix et l’ensemble sonore : les paroles sont rares, réduites « à la plus simple expression », au sens strict du terme, de l’émotion, de la colère… (« J’en ai assez ! Non, non et non ! » clame  Arpel pestant contre son fils). Parfois elles sont même déconnectées des bouches supposées les prononcer, comme un échange de phrases toutes faites sans enjeu d’échanges réels.

 

Tati précise d’ailleurs qu’il a « mis les dialogues à l’intérieur du son », soulignant ainsi l’importance des sons dans la construction de l’ensemble : cliquetis des talons de Mme Arpel sur les dalles du jardin, gargouillis du poisson métallique, ronflement d’un moteur de voiture ou gazouillis d’oiseaux résonnent dans un silence peuplé d’humains mais dénué de paroles.

 

Un talent stimulant d’anticipateur

 

Entre pantomime et association inédite de couleurs etde sons , du geste au silence, « Mon oncle » fabrique un burlesque, tantôt calme, presque doux, tantôt frénétique et  empreintde cruauté,d’une originalité et d’une modernité en avance sur son temps, formidable machine à penser notre époque.  En évoquant une nouvelle sortie sur les écrans français de « Un roi à New-York » (qui date de 1957), le critique Serge Daney comparait Tati à Chaplin en ce qu’ « il s’inquiète d’une possible déshumanisation du mondemais c’est plus fort que lui il a envie de goûter à ce monde changé qui va continuer sans lui ».  Pour nous, la nouvelle vie de « Mon oncle » commence.

 

Samra Bonvoisin

 

Notes

« Mon oncle » est actuellement à l’affiche en version restaurée

Tous les films de Tati, coffret Blu-ray et DVD, février 2014, éditeur : StudioCanal

 

Par fjarraud , le vendredi 27 décembre 2013.

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