Enseignant(e), une profession levier féministe ? 

Comment penser le genre à l’école ? La question est posée par Sophie Devineau lors de l'université d'automne du Snuipp. Maitresse de conférences à l’Université de Rouen, elle mène depuis 10 ans des recherches sur les inégalités sexuées au sein de l’école.  Dans son dernier ouvrage, "Le genre à l’école des enseignantes : embûches de la mixité, leviers de la parité", elle montre que la profession enseignante est une profession très féminisée, qui certes reproduit des schémas stéréotypés, mais qui est aussi un lieu d'émancipation. Aussi pose-t-elle la question du genre à l’école. Pour y répondre, elle pose d’abord le constat des obstacles à la parité et à l’égalité, tels qu'ils existent dans la profession, pour ensuite attirer également l’attention sur la place particulière de la profession enseignante qui demeure toujours un levier féministe.

 

Quelles inégalités sexuées chez les enseignants ?

 

Sophie Devineau adopte un angle de vue peu habituel, celui de la profession, en effet si de nombreuses recherches portent sur les élèves trop peu de travaux s’intéressent aux acteurs que sont les enseignants. D’emblée, elle signale que le système éducatif n'échappe pas plus que les autres secteurs professionnels à la ségrégation. Elle décrit deux types de ségrégation dans le monde enseignant, une ségrégation horizontale – une profession qui attire un maximum de jeunes filles – et une ségrégation verticale – l’affectation des hommes à des postes de responsabilités, la raréfaction des femmes au long des degrés scolaires : encore 90% des enseignants de maternelle sont des femmes alors qu'elles ne représentent en moyenne que 30 % des enseignants-chercheurs à l'université.

 

L'Ecole obstacle à la parité ?

 

Lorsqu’on étudie un groupe de filles et un groupe de garçons sélectionnés sur des caractéristiques identiques, on s’aperçoit que les femmes ont trois fois plus de chances de préparer des concours du premier degré. Quant aux représentations des étudiants rentrant à l’IUFM, elles sont également révélatrices de ce que ces jeunes générations d'hommes et de femmes ont intégré comme étant la norme sexuée attendue dans leurs réponses à l'entrée dans l'institution scolaire : les femmes mettent en avant un intérêt pour une formation à la connaissance psychologique et motivent leur choix par l’intérêt des enfants, alors que les hommes exposent les avantages matériels de ce choix de métier.

 

Egalement, les enquêtes dans les masters d'enseignement montrent que la maternelle n’offre pas encore assez de postes pour satisfaire la demande des jeunes femmes qui veulent  très majoritairement enseigner auprès des jeunes enfants, alors que les hommes privilégient les niveaux de classes où l'âge des élèves est plus élevé. Les femmes ont l’intime conviction de se sentir plus à l’aise avec les jeunes enfants, et inversement elles ne se sentent pas à leur place.

Ainsi la question de la légitimité professionnelle est-elle un véritable obstacle à la parité enseignante. A l’échelle de la société, les femmes sont « victimes » d’éducations sexuées à des rôles sociaux qui se trouvent reproduits à l’échelle de l’organisation professionnelle elle-même (la maternelle, c’est le rôle de la mère, aimante et éducatrice, certaines jeunes femmes sont moins respectées par les parents d’élèves car elles n’ont pas d’enfants elles-mêmes).

 

Lors de cette étude, d’autres obstacles ont pu être identifiés. Il s'agit par exemple de la faible conscience de l'inégalité des sexes dans la profession, particulièrement des femmes qui se révèlent moins vigilantes et moins critiques que les hommes à l’égard des représentations véhiculées par les manuels scolaires ou encore qui pensent que les jeux traditionnels (billes, cordes à sauter, élastiques,…) ne sont pas sexués). Il s'agit aussi dans la pratique du métier des activités de tri sexués. Par exemple, dans les classes maternelles, des élèves sont encore amenés à trier les jouets de filles et les jouets de garçons en utilisant les catalogues de Noël des grandes enseignes qui justement reproduisent des stéréotypes dans leur présentation.

Malgré tout, il reste crucial d’observer l’autre versant de la profession, ce qui en fait un levier féministe.

 

La profession enseignante : un levier féministe ?

 

De fait, la profession enseignante a permis très tôt une émancipation par le travail, d’une part parce que cette profession a bien accueillies les femmes, d’autres part parce qu'elles y ont bénéficié très tôt de l’égalité de traitement. En Europe, la profession enseignante reste encore le premier employeur pour les femmes diplômées. Les femmes qui choisissent cette profession opèrent un féminisme en acte : l’acte de choisir d’enseigner, dans l’histoire, n’est pas sans conséquence ni signification ; la femme choisit de se former volontairement, ce qui suppose un effort pour passer du schéma de la femme au foyer à celui de la femme active et indépendante. D'une certaine manière, la profession a promu dans le monde du travail un modèle de la femme salariée qui a obtenu des droits au travail qui sont encore aujourd'hui à conquérir dans bien d'autres secteurs de l'emploi. De même, c’est une profession où le militantisme des femmes a permis de porter leur voix dans les syndicats.

 

Au final, des enseignantes engagées et des militantes syndicales œuvrent toujours pour une plus grande égalité. La revendication paritaire  tant dans la pratique pédagogique que dans la gestion des carrières professionnelles constitue une question vive des débats contemporains. Ces enseignantes sont des actrices au sens plein du terme, à la fois « agies » par l'héritage de la domination masculine et « agissantes » pour produire un monde nouveau. Mais, si les choses ont avancé – à travail égal, salaire égal, ce qui n’existe pas partout — il reste encore de nombreux chantiers en cours comme on pu s'en rendre compte à travers les obstacles répertoriés dans l'institution éducative. Des solutions concrètes peuvent être mises en place : Sophie Devineau rappelle le caractère performateur du langage et pense qu’il faudrait déjà changer les mots, remplacer l’expression « école maternelle » par celle d’ « école première » car on ne peut prétendre à la mixité si on ne réfléchit pas aux étiquettes que l’on conserve. De même, il convient de travailler sur la féminisation des mots (« maîtresse de conférences » plutôt que « maître de conférences », à l’oral, ça continue de choquer) et contrôler les tics de langage en situation pédagogique.

 

 

Questions à Sophie Devineau

 

Pourquoi venir à l’Université d’Automne du SNUIPP pour présenter ses travaux ?

J’ai été contactée par le SNUIPP, et je me serais vraiment excusée de ne pas pouvoir venir. C’est essentiellement un travail de restitution des résultats, de présentation, après dix ans de recherche : d’une façon logique, j’en suis arrivée à enquêter auprès de militants dans la FSU. Pour partie, mon travail de recherche concerne des statistiques (chiffres, grandes enquêtes), mais pour un autre volet de mes enquêtes j'ai été conduite à rencontrer de nombreux-ses militants-tes. Dès lors, je ne me sentais pas la possibilité de ne pas venir et de ne pas discuter du travail que j’avais réalisé avec leur aide et qui parle d'eux de surcroît. 

En tant que chercheur, il est important de soumettre ses recherches à différentes formes de critique. Ici, à l'université du SNUIPP, il s'agit de confronter son travail aux praticiens de l'éducation. Mon rôle est modeste puisqu'il s'agit de recueillir des données et les traiter le plus consciencieusement possible selon un angle problématique précis. Ensuite les acteurs du système doivent se réapproprier les données et les conclusions, je n’ai pas à m’en mêler. En revanche, il est très important pour moi de noter toutes leurs remarques. 

 

Que vous apportent les retours du public pour vos travaux ?

 

Pour moi, c’est toujours l'exercice du doute. C’est le principe de ce travail : douter pour pouvoir continuer à approfondir. Ecouter, observer les praticiens, toute enquête commence toujours par là, ensuite il y a plein de questions qui émergent de ce type rencontre. Il peut s'agir de nouvelles pistes de recherche, comme d'aspects relevant de l'explication des résultats qui selon le public plus ou moins averti demande des modes d'exposition particuliers. En cela, ma principale inquiétude est toujours de savoir si j'ai pu apporter les éléments d'une réflexion qui ne portent pas le public à des conclusions lapidaires et trop simplistes sur le monde éducatif. 

 

Vous avez interrogé Cécile, une militante, qui a aidé à l’organisation de l’Université d’Automne. Cette manifestation vous est-elle aussi utile pour continuer vos travaux de recherche ?

 

J’ai été amenée à enquêter sur le travail des militantes. Ici, j’utilise l’Université d’Automne pour avancer mes travaux : je réalise des entretiens qui ont la forme de récits de vie, comme avec Cécile. C’est une militante, je cherche à connaître sa trajectoire de vie ainsi que les obstacles qu’elle rencontre dans sa pratique et la défense de ses valeurs. Mes enquêtes de terrain se sont arrêtées en 2010 donc là je les reprends, à la fois pour une raison classique de poursuite d’un terrain de recherche, mais aussi parce que le débat sur la retraite marque une conjoncture spécifique qui touche particulièrement les femmes . Ce débat va être en partie infléchi par ce que les femmes enseignantes vont défendre dans les années à venir avec inévitablement une forte résonance dans les autres catégories professionnelles. L’égalité des retraites entre hommes et femmes renvoie évidemment à la question non encore résolue de l’égalité des salaires et du déroulement des carrières. Les femmes étant majoritaires dans l’enseignement, ce n'est que très logiquement que la retraite se pose dans des termes féministes.

 

Dans la continuité de votre intervention, quels conseils concrets pouvez-vous donner aux enseignants dont nous sommes le relais pour lutter contre les stéréotypes à l’école ?

 

Sur le versant de la pratique quotidienne auprès des élèves, on peut lister toutes les actions qui visent à changer les éducations sexuées des jeunes :

-           Ne pas trier les jouets, ne pas se laisser mener par le matériel gratuit des grandes enseignes, comme par exemple les catalogues de Noël, j’en ai parlé lors de la conférence.

-           Aller voir l’ouvrage intitulé Le dictionnaire de la virilité. Il a une iconographie formidable, il faut travailler avec cet ouvrage qu’on trouve en bibliothèque. Montrer aux élèves des images d’hommes en dentelles, avec des escarpins, casser les images de la stéréotypie dans les objets, les métiers, les codes de couleurs,…

-           Faire attention aux jeux de rôle proposés en classe (pompiers, rôle du maman et de la papa) : c’est conforté par les journaux auxquels l’enfant peut avoir connaissance dans sa famille, faire attention aux codes, notamment vestimentaires, et proposer des contre modèles. Relativiser le regard : montrer que tout est relatif. Il convient d’éviter une inscription définitive pour les uns et les autres dans une norme extrêmement étroite et fermé.

-           Eviter de faire faire le rangement de la classe par les filles.

-           Eviter les étiquettes et tableaux de présence où l’on trouve du rose pour les filles et du bleu pour les garçons.

-           Travailler sur l’occupation des espaces à l’école, y compris pendant la récréation : la récré fait partir du temps scolaire, il est donc hors de question que les filles soient cantonnées sur les rebords d’un terrain et qu’elles n’aient pas accès à certaines parties de la cours.

-           A l'occasion d'une conférence invitée dans un département de maths, je n’ai pas vu une étudiante fille ! Cela, ça se prépare très en avance, bien avant le moment de l’inscription en fac. Il faut donc aider les filles à construire une légitimité dans les domaines de science et de la technique.

 

Sur le versant des relations professionnelles et du rapport au travail, il faut appliquer toutes les actions menées par les militantes féministes auprès de leurs collègues, des inspecteurs et au sein de leur syndicat :

-           compter systématiquement le nombre d'hommes et de femmes

-           appliquer le principe de la fermeture éclair (un homme/une femme) dans les prises de paroles.

-           Évitez d'attendre que la discipline à l'école soit exercée par un homme

-           Lutter contre les représentations sexistes des activités du travail enseignant en maternelle

-           Proposer que l'école maternelle change de nom et s'affiche comme l'école première

-           Inciter les femmes à prendre la direction d'une école

-           Soutenir les mandats syndicaux des femmes en organisant la garde de leurs enfants les jours de réunions par exemple

-           Féminiser les noms de métiers ; féminiser le langage quotidien

 

Devenir prof, aujourd'hui, dans la vie d'une femme, c'est être unE hussardE noirE de la République, ou c'est simplement arriver à conjuguer sa vie familiale et sa vie professionnelle ?

 

Ce que je montre dans mes enquêtes, c’est que ce métier est un des rares à proposer une égalité salariale et des conditions respectueuses relativement de la vie familiale. Cette réalité pousse les jeunes femmes à ne pas avoir d’autres choix. Il faut donc faire attention à ne pas interpréter un non choix par son contraire, ou pire à travers l'image de femmes qui chercheraient à se conformer à un rôle uniquement féminin. C’est à la fois  simpliste et mensonger puisque l'on propose de raisonner comme si la société n'existait pas, comme si elle n'assignait pas les femmes à un rôle social de sexe bien balisé, celui du Care (soin à autrui). En réalité, elles n’ont que peu de choix. Une partie des femmes diplômées embrassent la carrière d’enseignante car elle n’a pas d’autre choix ! Les cas de réorientations en donnent une bonne illustration et manifestent clairement les difficultés que peuvent rencontrer les femmes ingénieures. C’est une contrainte structurelle très forte. Si elles avaient pu, elles auraient fait autre chose, et on trouverait davantage d’hommes dans les classes. La preuve : dans l’histoire, les métiers changent de sexe. Le secrétariat d'abord masculin puis féminin en est un exemple, mais dans l'enseignement aussi l'instituteur était majoritairement un homme avant que la tendance ne s'inverse.

 

Propos recueillis par Alexandra Mazzilli

 

 

Par fjarraud , le jeudi 24 octobre 2013.

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