La question du sort des circonscriptions de premier degré mérite aujourd’hui d’être lucidement posée. En effet, la mise en place de conseils écoles/collèges, et l’instauration d’un cycle associant CM1, CM2 et 6ème, semblent annoncer le rattachement des écoles primaires au collège de secteur, parachevant une évolution institutionnelle vers laquelle on s’oriente sur le terrain depuis des années, à petits pas, mais obstinément. Les directeurs d’école deviendraient dans les faits des adjoints pédagogiques du Principal. Quant aux IEN, dessaisis d’équipe, de bureau, de secrétaire et de circonscription – ils deviendraient bien des inspecteurs pédagogiques, à l’instar des IA-IPR mais de rang inférieur toutefois car, confinés dans le cadre départemental, ils deviendraient de simples exécutants du DASEN.
L’école communale verrait ainsi disparaître ses inspecteurs de proximité, héritiers des inspecteurs primaires, que l’inspecteur général Jean FERRIER qualifiait de vrais hussards noirs de la République, et auxquels plus récemment le rapport BOTTIN de 2004 reconnaissait une légitimité construite par l’exercice conjoint de responsabilités pédagogiques et administratives dans le territoire de la circonscription, allant même jusqu’ à écrire : « La légitimité incontestée des IEN du 1er degré dans leur circonscription ne peut que gagner à une extension de leur champ de compétence aux collèges». On peut mesurer ici à quel point la situation morale et matérielle des inspecteurs du primaire s’est dégradée. Ils furent au nom même de leur loyauté, instrumentalisés et contraints de jouer leur crédibilité dans les réformes nocives qui se sont succédé, de Robien à Châtel en passant par Darcos.
Faut-il pour autant sacrifier la circonscription de premier degré, seule porteuse de la polyvalence pédagogique qui fait sa spécificité et sa richesse ? Qu’on y réfléchisse : En ces temps de mutation et de remise en cause, la circonscription de premier degré, quand elle a pu être préservée, reste un lieu stable, une secrétaire attitrée, une équipe soudée de professionnels aguerris, conseillers pédagogiques, psychologues, membres des RASED, animateurs en informatique, enseignants référents pour l’inclusion scolaire. L’action de cette équipe est en principe définie et harmonisée sur un territoire, dans un projet de circonscription prenant en compte les besoins identifiés des maîtres et des élèves dans un plan d’animation et de formation adapté.
En circonscription, chacun se connaît et s’apprécie, le sens de l'éthique des personnels est stimulé dans la proximité bienveillante d’une sorte d’opinion publique de la profession. L’absolue priorité donnée à l'action pédagogique n’empêche pas la prise en compte de l’humain dans les relations professionnelles. Et combien de problèmes sociaux, combien de conflits graves avec les élus ou les parents sont-ils évités par la réponse rapide et appropriée de l’IEN, à la fois présent sur le terrain et dégagé de l’école, à bonne distance ? L’IEN connaît son monde et sait jauger les multiples relations qui sous-tendent l’équilibre d’une communauté, au bénéfice d’une paix scolaire profitable aux enfants. La circonscription de premier degré ouvre ainsi la possibilité d’une coopération professionnelle horizontale sur un territoire, elle peut permettre la mutualisation des problèmes et la solidarité dans la recherche des solutions dans un même contexte d’exercice, face aux mêmes interlocuteurs.
Rattachées demain au collège de secteur, les écoles verraient leur ouverture professionnelle et humaine se réduire dans une verticalité linéaire, dont une nouvelle « usine à cases » semblable au Livret de compétences constituerait le fil rouge et la seule préoccupation. Dans les classes, toute marge d’initiative pédagogique risquerait de s’amenuiser encore, au profit de l’injonction, du manuel et de l’exercice répétitif d’application, lesquels hélas tendent déjà après 10 ans de négation de la pédagogie à devenir la triste norme. Et dans la gestion souvent épineuse de l’intendance et du quotidien, les écoles seraient laissées sans recours et sans appui de proximité. Quelle serait alors la marge d’un Directeur d’école communale face aux sollicitations insistantes, voire aux pressions, de puissants élus locaux ?
Quant au collège, qu’on y réfléchisse à deux fois : Est-il en mesure aujourd’hui d’étendre son champ de compétence au primaire ? Si le collège n'est certes pas le «maillon faible» du système scolaire, c’est plus sûrement l’endroit où le métier d'enseignant est le plus difficile face à l'hétérogénéité des effectifs. C'est là que les problèmes sociaux sont les plus envahissants, exacerbés par le fait que dans la culture du secondaire, les professeurs s’adressent à des élèves et non à des adolescents. Dans ce contexte spécifique, ne risque-t-on pas de voir se faire jour la tentation de conformer très tôt les enfants aux contraintes institutionnelles du second degré, comme hier la Grande Section fut instrumentalisée par les exigences précoces de « performances » dignes du CP ? Quel serait l’effet d’attentes disciplinaires trop précoces sur des enfants de 6 à 10 ans ? Ne se feraient-elles pas au détriment de leur développement socio-affectif ?
A l’école primaire, l’élève est encore un enfant, qui mérite d’être respecté et protégé dans la globalité de son développement. Là où elle sut faire de la résistance un devoir, comme y appelait Philippe Meirieu, la circonscription de premier degré, bastion de la pédagogie, permet encore d’y veiller, alliant un regard sur la pratique de la classe et l’accompagnement pédagogique.
Au-delà du sort de la circonscription, c’est le statut de l’enfance dans l’institution scolaire qui est remis en cause. Sacrifier la pédagogie du premier degré au nom d’une rationalisation des organisations - masquant l’idéologie libérale de réduction des coûts, ce serait abandonner l’ambition de placer l’enfant au coeur du système éducatif. Sacrifier la circonscription, ce serait démanteler l’organisation historique de l’école primaire de façon hasardeuse, car l’on verrait alors immanquablement se disperser le vivier des formateurs de terrain, et se perdre un dévouement et une culture professionnelle précieuse qui firent leurs preuves.
Ne nous y trompons pas : ce n’est pas à la circonscription qu’il faut imputer des résultats jugés défaillants, entravée qu’elle est depuis plus d’une décennie par les injonctions du conservatisme politique dont le ministre Robien mérite sans doute la palme, étouffant toute velléité d’innovation par un contrôle toujours plus suspicieux et bureaucratique, allant jusqu’à censurer des méthodes de lecture.
Aujourd’hui, il serait grave que les concepts généreux comme « école du socle » ou « culture commune » soient dévoyés en ce qu’Olivier Reboul appelait des slogans : un prêt-à-penser idéologique à effet de rouleau compresseur, niant la spécificité de l’école primaire pour appliquer partout, du sortir de la maternelle au lycée, un même modèle indifférencié de transmission, au détriment des plus fragiles. A l’heure où le référentiel professionnel mentionne de nouveau la psychologie de l’enfant, l’importance de la place du jeu, la polyvalence, la coopération, la pédagogie de projet, faut-il rappeler qu’on n’enseigne pas au CE1 comme en 4ème ?
Dans l’intérêt des élèves, il faut renouer avec la pédagogie de l’enfant, défendre et restaurer la circonscription du premier degré, lui restituer ses moyens et conforter sa marge d’autonomie. Seul ce cadre maîtrisé et spécifique à l’école primaire lui permettrait d’inverser la baisse de ses résultats, par la mise en place de véritables contrats d’objectifs avec l’autorité académique, en relation avec les partenaires éducatifs et les responsables du second degré, dans le cadre défini d’un projet pluriannuel rendu évaluable.
Christian Cardon,
inspecteur de l’Education nationale
Responsable académique SIEN UNSA