Rémi Brissiaud : Il est urgent de modifier les programmes de l’école maternelle 

Dans le Café pédagogique du 11 octobre 2013, Bruno Suchaut défend l’idée qu’il ne serait pas urgent de modifier les programmes de l’école maternelle. Le plus souvent, j’apprécie les travaux et les analyses de ce collègue chercheur. Il est d’autant plus important aujourd’hui d’alerter les lecteurs du Café Pédagogique : concernant les apprentissages numériques à l’école, son analyse est erronée. Il est urgent de modifier les programmes de maternelle ; beaucoup de retard a même déjà été pris.

 

Bruno Suchaut s’appuie sur deux études de la DEPP. La première (Rocher, 2008) présente une comparaison des performances en calcul des élèves de CM2 en 1987, 1999 et 2007. Les épreuves proposées étaient une suite de calculs des 4 opérations posées ou à poser, avec des nombres à plusieurs chiffres, entiers ou décimaux. Bruno Suchaut commet une première erreur : dans le domaine des apprentissages numériques, la baisse des performances se produit entre 1987 et 1999 et non pendant la période qui suit (les performances sont ensuite stables au bas niveau de 1999). Par ailleurs, cette baisse est considérable, on peut même parler d’une sorte d’effondrement des performances et elle s’effectue dans les mêmes proportions chez les enfants de chômeurs, d’ouvriers agricoles… que chez ceux d’ingénieurs, de professions intellectuelles… Il est également important de noter que les élèves de 1987, ceux qui calculaient bien mieux qu’aujourd’hui, n’avaient eu aucun apprentissage numérique avant novembre au CP : ni à l’école maternelle, ni au début du CP. En effet, ces élèves avaient fréquenté une école maternelle très influencée par les travaux de Jean Piaget. Celui-ci avait montré qu’avant 6-7 ans, les enfants confondent la longueur d’une rangée de jetons avec le nombre de ces jetons et les pédagogues d’alors pensaient qu’enseigner les nombres à l’école maternelle ne pouvait conduire qu’à une sorte de dressage. Avec cette première étude de la DEPP, on est donc face à un phénomène peu banal : en commençant leurs apprentissages numériques bien plus tardivement qu’aujourd’hui, les élèves de 1987 calculaient bien mieux qu’aujourd’hui.

 

Bruno Suchaut utilise une deuxième étude qui, elle, a été publiée en septembre dernier (Le Cam, Rocher & Verlet, 2013) : diverses épreuves numériques qui avaient été proposées à l’entrée au CP en 1997, l’ont été à nouveau en 2011. L’analyse des résultats met en évidence un progrès dans toutes les épreuves proposées. Malheureusement, Bruno Suchaut semble ne pas s’intéresser au contenu des épreuves utilisées afin d’en apprécier la pertinence. Or, ces épreuves ont été élaborées en 1997 par des collègues chercheurs  en psychologie qui, à l’époque, pensaient que les enfants comprennent précocement le comptage tel qu’il est enseigné par les familles. Leur point de vue, donc, était à l’opposé de celui de Jean Piaget. Aujourd’hui, la communauté scientifique est unanime à penser qu’un tel enseignement du comptage, dans un premier temps au moins, fait entrer les enfants dans une mécanique sans signification. Il est presque certain que les mêmes collègues, sollicités en 2011, n’auraient pas construit les mêmes épreuves : on imagine mal un chercheur en psychologie qui, sollicité aujourd’hui pour élaborer un tel protocole, n’utiliserait pas une épreuve permettant d’apprécier si les enfants comprennent les premiers nombres autrement que de manière superficielle. Or, il n’y a rien de tel dans les épreuves utilisées.

 

Pour faire des comparaisons entre générations d’élèves, la DEPP a besoin de stabilité dans les épreuves utilisées. Malheureusement, dans le cas de l’étude qui vient d’être publiée, les épreuves qui avaient été utilisées en 1997 étaient devenues obsolètes en 2011. Pire : ces épreuves évaluent seulement le résultat d’un entraînement à une forme de comptage dont tout laisse penser qu’il est responsable de l’effondrement des performances en calcul entre 1987 et 1999. En effet (Brissiaud, 2013) : 1°) D’un point de vue chronologique, cet effondrement se produit immédiatement après que l’école maternelle passe d’une culture piagétienne à une culture états-unienne dans laquelle les enfants apprennent à compter le plus tôt possible le plus loin possible. 2°) Des arguments issus de l’histoire des pratiques pédagogiques, de la psychologie des apprentissages numériques, de la psychologie interculturelle et enfin de la psychologie clinique, permettent de comprendre pourquoi un tel basculement de culture a eu cet effet. 3°) Enfin, lorsqu’on cherche d’autre causes possibles à l’effondrement des performances en calcul des élèves français, aucune n’émerge. Cette analyse a été présentée début 2013 au séminaire des archives Piaget à Genève, puis au séminaire national de didactique des mathématiques à Paris et enfin au séminaire annuel de didactique des mathématiques de l’IFÉ de Lyon, sans qu’aucune objection majeure ne soit avancée. On peut donc penser qu’elle a beaucoup de consistance.

 

Pour bien faire comprendre la situation, risquons une métaphore et imaginons un pays dont les habitants pensent que pour apprendre à nager, il faut d’abord s’entraîner longuement à simuler les mouvements de la brasse hors de l’eau, sur un tabouret (dans l’analogie : à compter le plus tôt possible le plus loin possible). Depuis 1986, les décideurs de ce pays ont d’ailleurs choisi d’en faire le contenu du programme de l’école maternelle. En 1997, pour apprécier le niveau des élèves entrant au CP, il leur a été proposé une épreuve de brasse sur tabouret. Un peu après, les enfants de ce pays ne nageant pas aussi bien qu’espéré, il a été décidé d’abord en 2002, puis en 2008, de consacrer encore plus de temps à l’apprentissage des mouvements sur tabouret à l’école maternelle. L’épreuve de 1997, celle de brasse sur tabouret, a enfin été proposée aux élèves rentrant au CP en 2011 et, bien évidemment, ils avaient progressé EN BRASSE SUR TABOURET. Malheureusement, les résultats ont été annoncés sous la forme : « Grâce aux programmes récents de l’école maternelle, les élèves ont progressé EN NATATION ». Si la brasse sur tabouret éloigne les enfants de la natation plutôt que de les en rapprocher, on se rend compte de l’énormité de l’erreur commise !

 

Rémi Brissiaud

Chercheur au Laboratoire Paragraphe, EA 349 (Université Paris 8)

Membre du conseil scientifique de l’AGEEM

 

L'article de B Suchaut

 

Brissiaud, R. (2013) Apprendre à calculer à l’école – Les pièges à éviter en contexte francophone. Paris : Retz

Le Cam,M., Rocher, T. & Verlet, I. (2013) Forte augmentation des acquis des élèves à l’entrée au CP entre 1997 et 2007. Note 13.19 de la DEPP ; septembre 2013.

Rocher, T. (2008) Lire, écrire, compter : les performances des élèves de CM2 à vingt ans d'intervalle 1987-2007. Note 08.38 de la DEPP ; décembre 2008.


Par fjarraud , le lundi 14 octobre 2013.

Commentaires

  • Sophie M, le 16/10/2013 à 12:12
    Bravo Monsieur Brissiaud!
    Votre démonstration des effets de l'apprentissage précoce de la natation est édifiante; je souhaite vivement qu'elle puisse convaincre les lecteurs du Café que l'entrainement intensif que subissent les élèves de maternelle depuis 25 ans est contre productif.
  • Rebous34, le 14/10/2013 à 16:42
    Il faut rappeler aussi que dans les années 65/70 des têtes pensantes du ministère de l'EN n'avaient rien trouvé de mieux que d'initier les enfants de GS aux mathématiques modernes. Une des causes de la catastrophe qui a suivi. Fort heureusement on a rapidement abandonné cette erreur pédagogique.
    Quant à la lecture, on peut démarrer l'apprentissage dès la MS (voire en PS) en faisant mémoriser progressivement des mots isolés déjà chargés de sens affectif pour les enfants (voir http://www.lebonheurdelire.org )
  • delacour, le 14/10/2013 à 18:25
    Si on voulait démontrer avec quelle prudence il faut s'inspirer des travaux des chercheurs on ne ferait pas mieux. Et cela me satisfait pleinement.

    En maternelle c'est un temps de mûrissement où des connaissances non scolaires se mettent en place. La langue d'abord : comprendre l'oral, savoir prendre part à une conversation, savoir raconter, etc. Cet outil qui comporte quasiment toutes les structures que l'enfant pourra réutiliser dans d'autres domaines. Et il ne pourra avoir l'idée du  nombre qu'en parvenant à conceptualiser : aux maîtres d'en trouver les moyens. mais des pédagogues comme Montessori, Gattegno, Cuisenaire avec les nombres en couleurs, offrent des matériels sur lesquels on peut s'appuyer pour pénétrer les maths sans forcément utiliser au départ 1, 2, 3, etc. Ces chiffres coderont finalement une réalité comprise : le nombre. Les chiffres ne peuvent précéder une bonne conceptualisation puisqu'ils ne sont qu'un code.
    Et arrêtons effectivement de confondre la mémorisation d'une litanie sonore avec les nombres. Travaillons plutôt à faire naître le concept avec lequel ensuite tout devient possible et compréhensible. On se trouve ici dans le même cas  de figure de chercheurs qui pensent que connaître le nom des lettres permet d'apprendre à lire. Connaître le nom des lettres ou des chiffres ne fait pas beaucoup avancer la compréhension. On les aurait appris dans une autre langue qu'on ne serait pas plus avancé ou défavorisé !
    Si cela vous intéresse, je propose une pédagogie maternelle puis primaire avec les nombres en couleurs de Cuisenaire. (delacour.jarobasewanadoo.fr)
    Pour la lecture taper "ecrilu" sur un moteur de recherche.

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