France 2 et l'apprentissage de la lecture 

Professeur des Ecoles Maitre-Formateur, enseignant à l'Espe de La Réunion, Antoine Fetet est un spécialiste reconnue de l'apprentissage du français à l'école primaire. Il réagit à un reportage de France 2 vantant une recette pour apprendre à lire. Comment la télévision transforme une séquence pédagogique en méthode miracle...

 

« Le dossier de cette édition …»  Cette formule d’introduction chère aux présentateurs de JT nous fait sentir d’emblée l’importance du segment qui va suivre. Ce mercredi 9 octobre, il s’agit d’une méthode révolutionnaire pour apprendre la lecture au CP, rien de moins ! Et pour faire bonne mesure, le reportage qui va suivre est d’emblée mis en perspective avec la refonte des programmes que le ministre Peillon doit engager dès le lendemain, et même avec les 140 000 élèves qui sortent du système éducatif sans diplôme chaque année…  Comme pour réactiver des circuits neuronaux trop longtemps endormis, une rapide mention aux méthodes syllabiques et globales, propre à réveiller le téléspectateur assoupi en cette fin de 20 heures, est lancée par David Pujadas…

 

Le décor est planté, les enjeux sont considérables, il est temps de dévoiler la « méthode d’une institutrice de Drancy, qui connait un vrai succès ». Or, que voit-on ? Une maîtresse « pas plus inquiète que ça » pour la réussite de ses élèves de CP, car elle a une  « botte secrète » : « au tableau, à la place des lettres, des dessins » (sic). En réalité, cette collègue a choisi, pour chaque son étudié, une image servant de référent aux élèves : le « u » de « usine, le « i » de « igloo », etc. Ce faisant, elle s’inscrit dans une tradition pédagogique utilisée dans toutes les classes de CP ou presque… On voit ensuite la classe segmenter des mots en syllabes, technique là encore utilisée par tous les enseignants de CP. L’enseignante, sans doute troublée par la caméra, évoque ensuite le son « ou », qu’elle qualifie de « compliqué » : ce son n’a rien de compliqué, c’est bien sûr sa transcription par deux lettres qui peut poser problème. Et le commentaire de la journaliste d’annoncer : « la clé de cette méthode, c’est de travailler par syllabes ». Or, les programmes actuels sont très clairs pour le CP : « Savoir qu’une syllabe est composée d’une ou plusieurs graphies, qu’un mot est composé d’une ou plusieurs syllabes ; être capable de repérer ces éléments (graphies, syllabes) dans un mot. » Le travail à partir de la syllabe en lecture comme en écriture, l’importance de savoir segmenter un mot en syllabes et d’isoler des phonèmes au sein de la syllabe font unanimité dans la profession. La voix off prétend pourtant que dans les « manuels traditionnels, les consonnes sont étudiées toutes seules, sans les voyelles, et des fois c’est très compliqué » (sic)… Oui, c’est vrai, j’oubliais, les concepteurs de manuels sont des esprits retors, compliquant à l’envi l’apprentissage de la lecture ! En réalité, les méthodes de lecture actuellement disponibles passent toutes, sans exception, par un travail d’entrainement à la fusion syllabique, régulier et systématique.

 

Cette méthode permettrait « aux enfants les plus en difficulté de ne pas être découragés par un déchiffrage laborieux ». Au même moment, à l’image, on voit la classe scander « la, le, li, lu, lo, lé, lou » On se gratte la tête en se demandant en quoi cet exercice est moins laborieux que celui des autres méthodes… Mais avec cette démarche, « l’enfant va vraiment rapidement pour lire les syllabes, donc  les mots, donc il ne perd pas le sens »… Hum, hum… J’aimerais un début d’argumentation ici… Mais qui suis-je pour mettre en doute les bienfaits de cette démarche ? Voici les preuves, voici les faits, voici les témoignages : Léa a surmonté sa « peur de la lecture ». « Un mois seulement après la rentrée, Mattéo lit tout, vraiment tout. » Et Mattéo de lire fièrement « bâton de colle » sur son … bâton de colle. Et, miracle suprême, après quelques mois, « ils n’auront même plus besoin de s’appuyer sur les images ». On a envie d’ajouter : encore heureux ! Et pour finir, la preuve ultime de l’efficacité de la méthode : une élève de CE1 déclare lire « sans les images et sans les dessins »… alors que, sans aucun doute, des centaines de milliers d’élèves de 7 ans se trimballent toujours avec de volumineux imagiers pour lire ! Encore un scandale qu’on nous cache !

 

Trêve d’ironie ; la fin du reportage laisse une impression de malaise : dans quel état cet amas de lieux communs, de platitudes, voire de désinformation, laisse-t-il certains téléspectateurs-parents d’élèves de CP, parfois éloignés de l’école et de ses codes ? A-t-il fait naître le soupçon, la méfiance envers l’enseignant(e) de leur enfant ? A-t-il semé de la confusion, de l’angoisse, là où elle n’est certes pas utile ? A-t-il renforcé l’idée si souvent remâchée que décidément l’éducation nationale est une empêcheuse d’enseigner en rond, et qu’en écoutant le « bon sens » de la base, tout irait mieux ? Je ne jette certes pas la pierre à la collègue qui témoigne dans ce reportage, qui fait sans aucun doute un excellent travail avec ses élèves. En revanche, je ne peux m’empêcher d’en vouloir aux journalistes responsables de ce soi-disant « dossier », bâclé, paresseux et indigne du service public.

 

Antoine Fetet

 

Reportage disponible en ligne

Les élèves et les problèmes orthographiques

 

Par fjarraud , le vendredi 11 octobre 2013.

Commentaires

  • Ashwin, le 28/06/2019 à 07:24
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  • emapi, le 11/10/2013 à 20:08
    Merci (sincèrement) Monsieur Fetet de si bien dire les choses... J'espère que votre message sera parvenu jusqu'à France2, chaîne de service public, comme vous le soulignez à juste titre.
  • delacour, le 10/04/2014 à 12:01
    Totalement d'accord, rien de nouveau sous le soleil.

    Les journalistes devraient pourtant se renseigner, il y a au moins une approche qui tranche avec les pédagogies actuelles basées sur le décodage. Ils la trouveront en tapant "écrilu" sur un moteur de recherche.

    De quoi s'agit-il ? Tout simplement d'arrêter d'affirmer qu'une lettre se décode de telle façon (c'est toujours aléatoire). C'est l'inverse qui est vrai, c'est un phonème qui se code et permet ainsi le décodage correct dans 100% des cas. 

    Voilà des années que j'essaie de faire comprendre ce changement radical de point de vue qui induit une pédagogie nouvelle. Pédagogie qui n'utilise aucune image à priori ! Mais qui se base sur le connu : on part du mot dont on connaît le sens (un mot dont l'enfant connait le sens) et on le code, il apparaît, alors et alors seulement on peut le lire avec certitude. Voyez mon site "ecrilu" pour plus d'informations.
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